On a testé la nocturne gratuite du Louvre

Je vous en parlais hier, nouvelle formule au Louvre dès ce mois d’avoir, la nocturne gratuite du premier vendredi du mois. On a testé avec Hortense et sa copine Juliette. Eglantine était trop fatiguée, elle est restée à la maison.

Le strudel chez Stube

Pourquoi Juliette a-t-elle associé le Louvre à la dégustation d’un strudel ? Trop compliqué à expliquer. Je ne suis pas certaine d’en avoir bien saisi la raison. Le fait est qu’Hortense et elle se sont mises en tête de goûter du strudel ce soir là.

Espèce de strudel, c’est d’ailleurs leur insulte favorite. Elles ont leurs codes et leurs tics de langage d’adolescentes complices.

J’ai relevé le défi strudel et dégotté un petit restau-pâtisserie à quelques minutes à pied du Louve, le Stube. Ambiance pain noir et brioche traditionnelle de Pâques en forme d’agneau.

Les filles sont ravies. Elles dégustent leur premier strudel après un dîner composé de saucisses et de patates. De bonnes limonades pas trop sucrées, pomme, rhubarbe ou citron-gingembre, c’est parfait.

Réservation conseillée

Penser à réserver en ligne à l’avance. Sinon, c’est deux heures de queue pour entrer. Les créneaux sont répartis toutes les demie-heures. Nous, c’est 19h30. Le soleil rasant de fin de journée baigne les vieilles pierres et se reflète dans les innombrables vitres de la pyramide.

Devant nous, une dame découvre la fille d’attente pour les personnes sans billets. Dépitée, elle s’apprête à rebrousser chemin. Nous avons la place d’Eglantine, je lui propose de se joindre à nous.

Nous nous quittons sous la pyramide. Elle veut rendre visite aux peintres français du XIVè siècle. Nous nous dirigeons vers l’Egypte antique. Nous la croiserons à nouveau un peu plus tard, devant des tableaux de Leonard de Vinci.

Est-ce grâce à ce système de réservation ou parce que la formule n’est pas encore très connue ? La foule est au rendez-vous sans être compacte. L’ambiance est détendue.

Direction l’Egypte antique

Nous entrons par l’aile Sully. Hortense aime beaucoup les antiquités égyptiennes. Les couleurs, les dessins, les formes, les matières l’inspirent beaucoup plus que les marbres romains.

Les filles visitent à leur rythme. Très rapide. Trop pour moi. Je les perds rapidement parce que je traîne. Je suis sous le charme des dieux thérianthropes, des sarcophages qui s’emboîtent les uns dans les autres tels des poupées russes, de la richesses des représentations, sculptures ou dessins.

La démesure du Louvre

Je ne vois plus Hortense et Juliette. Je leur téléphone pour les retrouver. Hortense veut faire comme d’habitude quand nous allons au musée. Chacune à son rythme. On se retrouve à la sortie. Mais elle a oublié que le Louvre n’est pas n’importe quel musée. Il est immense. C’est trop compliqué de se retrouver si nous partons dans des directions opposées.

C’est seulement quand nous rejoignons l’aile Denon pour voir la Joconde qu’elle se rendent compte du nombre d’occasions de se perdre.

Découverte de la harpe égyptienne

Loin des incontournables du musée, je découvre avec émerveillement les harpes égyptiennes. Belles formes en trapèze, j’aimerais entendre cette musique qui ravit les dieux et les hommes de l’Egypte antique.

Je ne suis pas la seule à vouloir entendre cette période lointaine. Voici d’ailleurs une vidéo qui montre comment on a pu reconstituer une harpe égyptienne et en dévoiler toutes ses prouesses musicales.

Quelques œuvres majeures

Nous aurions pu nous contenter des antiquités égyptiennes. Mais Juliette visitait le Louvre pour la première fois. Difficile de faire l’impasse sur la Joconde. En chemin, nous croisons la Venus de Milo, à l’air un peu snob malgré l’absence de ses bras et la Victoire de Samothrace et son incroyable drapé.

Des dizaines de personnes se pressent pour faire un selfie avec la Joconde. Juliette se faufile pour apercevoir le si célèbre tableau.

Chacune ses goûts

Nous continuons ensuite avec la peinture française. C’est autre chose aussi de voir les œuvres en vrai, en grand. Même si elles sont parfois plus sombres que les impressions dans les livres de cours. Ainsi le Radeau de la Méduse de Géricault et la Liberté guidant le peuple de Delacroix.

Amusant de constater que nous ne sommes pas du tout attirées par les même peintures. Je me délecte de La grande odalisque d’Ingres alors que Hortense et son amie s’extasient devant la Vue intérieure de la Cathédrale de Milan de l’école de Sebron.

Les colonnes de Buren

Nous quittons le Louvre à l’heure un peu avant la fermeture des portes. Hortense emmène son amie jouer au milieu des colonnes de Buren. L’heure tardive a chassé les badauds. Nous sommes presque seules. Les filles grimpent de colonne en colonne. La nuit est douce. Un drapeau français flotte sur le bâtiment du Conseil d’Etat.

Un sifflet retentit. « Mesdames, messieurs, nous fermons. Veuillez vous diriger vers la sortie ! » Des lampes de poche fouillent la nuit à la recherche d’éventuels récalcitrants.

Nous contournons la Comédie Française et retournons paisiblement dans notre banlieue endormie.

Hortense et son amie ont passé une excellente soirée. Elles ont surtout aimé le strudel et les colonnes de Buren. Même si le Louvre, quand même, c’était bien.

Sacrée pause

Voilà le problème de casser la routine. S’autoriser à ne pas écrire une fois. Parce que gros coups de fatigue. Parce que petit moral. Parce que je ne sais plus trop pourquoi je le fais. Et hop, ce sont plusieurs jours de blanc, la pause qui s’allonge.

Alors je rattrape le rythme pour la photo du lundi. Même si ce lundi férié ressemble plutôt à un dimanche tranquille.

Vendredi soir, nous avons testé la nocturne gratuite du Louvre, formule lancée ce mois-ci. Désormais, chaque premier vendredi du mois, le Louvre propose une nocturne gratuite de 18h à 21h45.

Eglantine était trop fatiguée. J’y suis allée avec Hortense et sa copine Juliette. Elles sont restées longtemps devant le Sacre de Napoléon de David. Deux ados en sweat à capuche et aux épaules fatiguées. Plus que la peinture, je soupçonne qu’elles ont apprécié la banquette rembourrée. Il semble que nous ayons marché environ cinq kilomètres ce soir-là…

Quitte à faire une pause, autant qu’elle soit monumentale et historique.

Éclats de verdure

J’aime le printemps ; ses ciels gris sombres qui précèdent les orages et succèdent aux bleus éclatants ; la lumière qui s’accroche dans les premières feuilles des arbres ; les touches cotonneuses de vert tendre, de rose pastel et de blanc velouté suspendues aux branches tortueuses des grands arbres et des humbles buissons.

J’aime l’odeur de la terre après la pluie, la chaleur qui réchauffe les visages, la nuit qui tombe plus tard, les oiseaux qui chantent aux premières lueurs du jour.

En attendant Eglantine cette semaine, je me suis promenée dans le bois derrière son école. J’ai ressorti ma boîte d’aquarelles. Des années sans pratiquer, un long moment sans dessiner, j’ai besoin de temps pour être satisfaite de ce que je produis. Mais la couleur me manque, peinture ou aquarelle, pastels ou crayons de couleurs, j’ai envie besoin, de remettre de la matière sur le papier ou sur la toile. Je suis confiante, ça reviendra doucement.

En attendant, il me reste les photos. Je vous partage ce soir deux clichés pris au bois de Verrière alors que le printemps s’annonce doucement.

La carte postale

Le livre d’Anne Berest apparaissait régulièrement dans mes recommandations de lecture. Je restai pourtant à distance de La carte postale, ouvrage multi-primé, longuement commenté dans les media. J’ai souvent du mal à me détacher des histoires difficiles.

Je n’y ai pas échappé. L’émotion au fond de la gorge. Les larmes aux yeux devant la bêtise, la méchanceté, la cruauté qui ont amené des millions d’êtres humains à mourir dans des camps, dans des fours, sur le bord des routes.

Mais il reste cette carte postale reçue par les descendants de Myriam. Ou plutôt les descendantes. Car l’histoire se raconte à travers les femmes. De Moscou à Paris, elles parcourent le monde. Images de juives errantes. Ce sont elles aussi qui transmettent la judéité à leurs enfants.

Histoire de racines, de savoir d’où l’on vient. Boucles temporelles, mémoires gruyères. Chercher les archives, dénicher les derniers témoins, relier les indices pour comprendre l’histoire de sa famille et l’Histoire du monde.

Car on oublie l’horreur avec la vie qui reprend son cours, avec les vies nouvelles qui sédimentarisent les anciennes, avec les avis de décès.

Je n’ai réalisé qu’au cours de ma lecture que le livre était une histoire vraie. Quand Anne Berest parle de sa sœur Claire et de son livre sur Frida Kahlo, Rien n’est noir. Je l’avais lu il y a quelques années. De l’autrice, je n’avais retenu que le nom. En commençant La carte postale, j’ai pensé qu’il s’agissait de la même écrivaine.

Elles sont deux sœurs, Claire et Anne. Deux érudites. Une mère chercheuse. Une famille qui compte dans ses aïeux le peintre et poète Picabia. Retour à la peinture. Encore. A croire que je choisis mes lectures sur ce critère.

Cette fois-ci, la peinture et ses acteurs ne sont qu’un arrière-plan d’une aventure humaine forte et belle parce que les liens se resserrent, les cœurs s’écoutent et la paix vient dans les esprits.

Le genre de livre que l’on dévore mais qu’on est triste de terminer. Souhait d’y rester plus longtemps, qu’Anne Berest ajoute encore des mots, des sentiments et du soleil dans la grisaille des âmes tristes.

Les croches des carpes koï

Devant ce joli pavillon propret, des carpes koï, jaunes, oranges et rouges nagent en rond dans un petit bassin. Les enfants aiment s’arrêter pour les regarder. Les couleurs chaudes qui ondulent sous la surface de l’eau subjuguent les regards, attisent la contemplation et apaisent les esprits.

Il n’est d’ailleurs pas rare qu’un adulte s’arrête aussi un instant pour admirer ces animaux pacifiques qui semblent se contenter d’une eau propre et d’un peu de soleil.

En hiver, quand les températures descendent, on perçoit à peine quelques reflets au fond du bassin. Les carpes, immobiles, hibernent le temps que les beaux jours reviennent.

En rentrant à la maison cet après-midi, j’ai aperçu cette famille de petites croches juchées sur la portée de la balustrade. Leurs voix délicates sautillaient dans le vent frais. La partition s’es achevée sur quelques soupirs quand leur maman leur a enjoint de repartir.

La pause du lapin

Le crochet a tournoyé dès ce matin. Il ne restait plus qu’un bras crochète et un peu de couture pour assembler tous les membres. Le lapin est terminé.

Technique défrichée mardi, résultat époustouflant ce dimanche. Eglantine assure !

Crocheter le temps

Que faire quand on a du temps libre mais trop de fatigue ? Lasse d’enchaîner les vidéos sur YouTube, peu désireuse de se remettre au dessin ou à la lecture, Eglantine cherchait une  activité qui la détende, la détresse et lui apporte du plaisir.

Il y a bien le tir à l’arc, mais impossible de commencer cette activité en cours d’année. L’écart de niveau serait trop important avec ceux qui ont débuté en septembre. Jouer à Cupidon ou Robin de Bois, ce sera donc à la rentrée prochaine.

Enthousiasmée par une part de galette crochetée qui traîne à la maison depuis le mois de janvier, encouragée par une de ses profs, Eglantine a investi dans un crochet, des pelotes de coton et un livre pour débuter. Depuis quatre jours, elle tournicote son fil, maîtrise le cercle magique, compte ses mailles, améliore sa technique et s’étonne elle-même devant son habilité et la rapidité de son apprentissage.

Petit à petit, elle donne naissance à un lapin coloré, découvrant à chaque étape de nouvelles techniques qui la galvanisent. Il devrait être terminé demain.

Hier, elle a choisi un nouveau livre avec plein de modèles kawai de ces petits personnages japonais tellement à la mode en ce moment, les amigurimi. Terme qui signifie simplement « jouet rembourré crocheté ». Mais c’est tout de suite beaucoup moins exotique quand on traduit le mot japonais.

Les épreuves de spé passées, on la sent soulagée, apaisée, avide de nouvelles expériences.

Le doigt, la main, le bras et tout le reste

L’associatif est un milieu enthousiasmant. Faire bouger les lignes, doucement, pas après pas, geste après geste, petite victoire après petite défaite. Sortir de sa zone de confiront. Découvrir de nouvelles compétences. Se confronter aux autres. Mettre en regard différentes façon de penser. Battre en brèche les idées reçues. Apprendre à faire confiance. Accepter ses limites.

Le problème de l’associatif, c’est que c’est un milieu enthousiasmant. L’enthousiasme est un moteur puissant. Mais il ne peut pas étirer le temps. Seulement créer plus d’envies. Envie de construire, envie de partager, envie de développer, envie d’assurer, envie de faire plus. Encore. Toujours.

Et les journées s’allongent. Les heures s’additionnent au fil des opportunités de faire vivre un projet qui tient à cœur.

Mettre le doigt dans l’associatif, c’est y plonger sa main, son bras et, enfin, tout le corps.

Parfois, on a besoin de rejoindre une plage au sec.

En ce moment, je nage en apnée pour Les Petites Cantines Antony. Je ne suis pas la seule. Heureusement, nous avons déjà trouvé quelques planches pour construire un radeau qui pourra porter notre projet en gardant la tête hors de l’eau. Et qui sait, rejoindre la plage de rêve d’où contempler l’étendue de ce que nous avons accompli.

La nouvelle du mois – Tourné vers l’avenir

Firmin aperçoit l’ancienne cabane de cantonnier sous le grand chêne. Elle est envahie par les ronces. Il caresse machinalement le bracelet en ficelle d’ortie qu’il porte à son poignet gauche, tout contre le cuir sombre de sa Patek Philippe World Time. A la radio, Jacques Vendroux se désespère des poteaux carrés qui ont sonné le glas de Saint-Etienne en finale de la Coupe d’Europe la veille au soir. Firmin actionne le clignotant de sa DS à injection électronique, finition Pallas, peinture bordeaux. Quand il revient dans la ville de son enfance, Firmin libère son chauffeur. Certaines affaires se traitent en tête-à-tête. Cette culture du secret est le fondement de sa prospérité. Dans son Auvergne natale, Firmin cultive une réussite discrète, visible sans être ostentatoire, suffisante pour ne pas être importuné, silencieuse pour ne pas susciter de questions.

Cette départementale, il la connaît par cœur. Chaque virage, chaque borne kilométrique, chaque panneau indicateur. Il a souvent aidé son père à pelleter les boues, curer les fossés, faucher les accotements, combler les nids de poule et déblayer la neige au cœur de l’hiver. Très tôt, Firmin a remplacé son père à la maison cantonnière lorsque celui-ci était malade ou quand, ayant trop bu, il cuvait son vin dans une de ces cabanes de pierre où il rangeait ses outils.

L’été 1952, le jour de la Rencontre, Firmin était justement occupé à nettoyer les parapets d’un pont quand il avait entendu une voiture klaxonner frénétiquement en amont. Il avait immédiatement caché sa tournée, sa pelle en fer et son râteau dans un fourré et avait marché en direction de l’appel à l’aide. Le capot d’un coupé Ford Vedette était relevé. Derrière son volant, un homme tentait vainement de démarrer. Il avait accueilli Firmin comme son sauveur. L’homme était ingénieur chez Rhône-Poulenc. Il était en vacances dans la région. Une fois sa voiture au garage, il avait offert à boire à Firmin. Ils avaient discuté longtemps. L’homme avait beaucoup parlé. Firmin l’avait écouté attentivement. Il avait eu une idée, une fulgurance géniale qui, il en était persuadé, traçait son destin.

Firmin enchaine les virages à l’ombre de la forêt printanière. La lumière transperce encore largement les frondaisons de jeunes feuilles et joue sur le tableau de bord. Il aime la conduite douce et fluide de sa DS sur l’asphalte refait à neuf. Le maire met les bouchées doubles pour soutenir le développement économique de sa ville. Après la guerre, pourtant, les notables locaux, grands industriels des rubans, foulards de soie et autres écharpes de laine, avaient craint ne pas se relever de la crise qui avait durablement frappé le textile dans la région. Aujourd’hui, les extrudeuses ont remplacé les métiers à tisser, le sac plastique s’est substitué à la passementerie. Et les camions se succèdent sur la départementale pour livrer la production locale par-delà les frontières.

Rapidement, Firmin atteint la toute nouvelle zone industrielle. L’usine emploie aujourd’hui plus de six-cents personnes. On ne cesse d’embaucher. Il a fallu agrandir, sortir de la ville, convaincre le père Ribachou de vendre ses belles terres agricoles pour construire un bâtiment aveugle où les petites billes blanches de polyéthylène sont fondues et soufflées en tubes aériens, aplatis et découpés en pochons individuels. Le monde entier demande du plastique. Léger, souple, résistant, il est indéniablement le miracle de l’industrie du XXe siècle. Firmin l’a compris dès qu’il a entendu l’ingénieur parler de cette nouvelle matière prodigieuse. Il n’avait que vingt-deux ans, pas un sou en poche, juste son certif et une volonté sans faille de s’en sortir. Surtout, il voulait que Myriam le regarde, le remarque. 

Qu’elle ravale enfin cet air indulgent avec lequel elle avait accueilli la déclaration de Firmin deux ans plus tôt. Myriam était arrivée à l’arrière de la traction de son père, Simon Geller. Sa mère faisait tomber la cendre de sa cigarette par la fenêtre ouverte. Firmin avait été subjugué par les deux grands yeux noirs qui se détachaient sur ce beau visage à la peau pâle presque translucide. Myriam était venue consulter la Rosalie. La vieille femme à moitié aveugle était connue pour soigner les cas désespérés. Myriam souffrait d’une étrange mélancolie qui la clouait au lit. Son père l’avait amenée à Lyon et à Paris. Mais aucun des grands professeurs rencontrés n’avait réussi à la soigner.

En désespoir de cause, Simon Geller s’était résolu à écouter les conseils de son vieux partenaire commercial, Jean Servolin. Celui-là même qui l’avait fait venir d’Alsace, lui et sa famille, dès les premières heures de la guerre. Jean avait toute confiance en la Rosalie et Simon avait toute confiance en Jean. En descendant de la voiture devant la ferme de la Rosalie, Myriam avait délicatement épousseté sa robe rose pastel. Son charme simple avait fait frissonner Firmin. Il s’était caché derrière un châtaignier pour observer cette famille venue du Puy. Lui n’était jamais sorti du canton. Myriam était revenue souvent, même après sa guérison.

Firmin gare sa DS rutilante sur le grand parking nu de l’usine Servolin. Plus aucun arbre. Seulement les voitures des cols blancs et les bus qui attendent de ramener les ouvriers de l’équipe de nuit. Abel l’observe par la fenêtre de son bureau au premier étage.  A bientôt cinquante ans, l’homme ressemble terriblement à son père au même âge. Abel Servolin a déjà perdu beaucoup de cheveux, le poids des années boudine son costume, il couche avec sa secrétaire, arrose le maire et le député pour faciliter ses affaires, méprise ces pauvres paysans qui, les bottes dans la boue et le lisier, n’ont pas encore pris le chemin de la modernité. Pourtant, quand Abel se promène en ville, il émerveille les femmes avec son sourire charmeur et captive les hommes avec les chiffres de sa réussite et une bonne poignée de main.

Après la Rencontre, quand Firmin avait compris l’intérêt des confidences de l’ingénieur, c’est Abel qu’il était allé voir. Simple fils de cantonnier, Firmin ne pouvait réussir seul son projet. La famille Servolin était une vieille famille du textile. Et si la crise avait considérablement réduit leur train de vie – Abel avait dû se résoudre à être tailleur de pantalons – la famille possédait assez d’entregent pour permettre à Firmin de réaliser ses plans. Alléchés par l’idée de Firmin, les Servolin, père et fils, avaient contacté Simon Geller pour un soutien financier. Firmin jubilait à l’idée que le père de Myriam lui soit redevable.

Les Servolin-Geller avaient évidemment tenté d’écarter le jeune cantonnier. Ils apprirent à leurs dépens que, depuis le bord des routes et des chemins, les cantonniers voient et entendent de nombreux secrets. Fondus dans le paysage, ils se font facilement oublier. Firmin n’eut aucune honte à les faire chanter. Ainsi, c’est lui qui se rendit en Italie pour acquérir et ramener au pays sa toute première extrudeuse Bandera, la machine qui allait lui permettre de fabriquer du film plastique.

Abel s’était toujours méfié de Firmin. Adolescent, ce gamin taiseux et solitaire courait les bois toute la journée. Malgré son gabarit d’allumette, il n’avait jamais craint Abel. Il se battait comme un diable, et Abel avait régulièrement dû accepter l’aide d’un ou deux acolytes pour avoir le dessus. Abel avait longtemps imposé son autorité avec ses poings et ce morveux était un caillou dans sa chaussure. Il avait bien ri avec ses copains quand il avait appris le four de Firmin auprès de Myriam. On lui avait raconté comment le jeune homme dégingandé à la peau trop mate et au nez trop droit avait offert un bijou à la belle brune aux yeux de biche et à la peau laiteuse. 

D’abord, Abel s’était demandé où Firmin s’était procuré le bijou. Puis il avait compris qu’il s’agissait d’une perle sculptée dans du noyer, accrochée sur un bracelet de ficelle d’ortie. Firmin avait passé des heures à concevoir ce cadeau. Qu’avait-il dans la tête ? Myriam était le genre de fille à qui on offrait des colliers en or et des diamants. En tout cas, c’est comme ça que lui, Abel, avait obtenu de déflorer la belle. Ça n‘avait pas été compliqué. D’autant que, comme toutes les filles, Myriam était raide de lui. Si elle n’avait pas été juive, il l’aurait certainement épousée. Mais il avait préféré se marier à l’église avec Charlotte Barbier.

Firmin connaissait bien Abel. Il connaissait bien les hommes en général. Il avait ce don de comprendre les méandres des esprits les plus tortueux. Abel se trompait. Myriam ne s’était pas donnée à lui pour quelques cadeaux scintillants. Elle avait profondément aimé Abel. Elle avait imaginé un avenir avec lui, piétinant au passage l’amour frugal et sincère du cantonnier. Firmin n’avait pas supporté cette pitié mielleuse dont elle avait enrobé sa voix pour refuser son cadeau, comme si elle s’adressait à un enfant. Mais il était encore plus furieux contre Abel qui n’avait pas su saisir la chance merveilleuse d’avoir Myriam à ses côtés.

Firmin descend de la DS, enfile son manteau en cachemire, passe la main dans sa crinière poivre et sel et salue Abel d’un mouvement du menton. Il traverse le parking d’un pas athlétique et pénètre dans le hall administratif du bâtiment. Gisèle l’accompagne de son plus beau sourire jusqu’au bureau de monsieur Servolin. « Vous avez l’air en pleine forme, monsieur Gabert ! » lui glisse-t-elle avant de frapper à la porte de son patron. Dans l’usine, tout le monde connaît cet homme qui vient une fois par an s’entretenir avec le PDG. Un enfant du pays, à ce qu’il paraît. Le père de Firmin était mort peu de temps après la mise en marche de l’extrudeuse italienne. Percuté par une voiture dans le virage des Chazelis. Un nouvel agent de travaux des Ponts et Chaussées avait été nommé. Tout le monde avait oublié l’ancien cantonnier. Firmin irait fleurir sa tombe avant de repartir à Paris.

Firmin examine les livres de compte, donne ses instructions pour l’année à venir, demande à Abel ce qu’il pense des nouveaux fax Xerox à impression laser. Rien. Abel n’en voit pas l’intérêt pour leur entreprise. C’est beaucoup trop cher. Firmin abandonne l’idée du fax, c’est trop tôt pour la France. Trop tôt pour Abel. Il y reviendra plus tard, quand Walker, son directeur USA, aura regardé ce que ça vaut. Abel s’impatiente. Les visites de Firmin lui rappellent douloureusement qu’il n’est pas le seul maître à bord. Il n’a toujours pas compris comment cette gueule de métèque a réussi à prendre le dessus sur la puissance industrielle et commerciale des Servolin-Geller. 

Certes, Abel avait aidé Firmin à se débarrasser de Simon Geller dès que possible, trop heureux de ne plus partager le gâteau avec lui. Mais Firmin avait ensuite pris le contrôle de l’entreprise. De prime abord, ça ne se voit pas. Les montages juridiques sont subtils. Pour tout le monde, c’est lui, Abel, le patron incontesté, celui qui tranche les conflits, qui coupe les rubans d’inauguration avec le maire, qui fait et défait les carrières. Firmin, lui, a quitté la région depuis longtemps. Abel croit savoir qu’il a accumulé une fortune colossale mais il n’en a aucune preuve. Firmin ne lui fait jamais aucune confidence. Il est resté ce taiseux, travailleur et solitaire qui récurait les fossés alors qu’Abel travaillait son revers sur les cours de tennis.

Soudain, Firmin fixe le cadre accroché derrière Abel. En vidant le vieux garage où ils avaient installé la Bandera, Abel avait retrouvé un exemplaire des tout premiers sacs qu’ils avaient produits. Il l’avait fait mettre sous verre, encadrer et accrocher derrière son immense bureau en acajou. Il était fier de ce qu’il avait accompli depuis ces premiers tâtonnements. Il sourit en expliquant l’histoire de ce sac à Firmin. « Tu te rends compte ? Quand même… quelle aventure ! » souffle-t-il. Firmin se rend compte. Il se lève, décroche le cadre, démet la vitre, prend le sac, le plie en quatre et le glisse dans la poche de sa veste. Ce sac, c’est son trophée. Il ne laissera jamais Abel oublier ce qu’il lui doit.

Il abandonne le cadre démonté sur le bureau d’un Abel abasourdi, range des documents dans sa mallette et enfile son manteau. Abel lui serre mollement la main. Décidément, la vie aurait été bien différente si c’était lui qui avait rencontré l’ingénieur.

« Tu n’aurais pas compris quoi faire » lui lance Firmin avant de passer la porte.

La DS quitte le parking dans l’animation de la relève des équipes. La route descend vers la ville qui se déploie entre les collines verdoyantes parsemées d’arbres en fleur. Le clocher néogothique pointe au milieu de la masse compacte des tuiles rouges. Firmin a toujours aimé regarder la petite cité depuis les hauteurs environnantes. La voiture pénètre dans la ville et passe devant la mairie. Le bâtiment affiche fièrement sa devise. Surgit ad futura. Tourné vers le futur. Le monument aux morts se dresse juste devant.  

Firmin regarde sa montre. Il est 23h30 à Hong-Kong. Dans quelques jours, il y rencontrera le gouverneur. Sir Murray MacLehose est un homme incontournable pour qui veut se développer en Asie. La DS se gare le long du cimetière. Les graviers crissent sous le cuir des chaussures de Firmin. Devant la tombe de ses parents, il sort le sac plastique de sa poche et le froisse entre ses doigts. Il a toujours aimé ce léger bruissement. Demain, il déposera le pochon dans son coffre à Paris, à côté de la pelote de ficelle d’ortie qu’il avait tissée pour le bracelet de Myriam. Ce coffre est le mausolée de ses rêves de jeunesse et de ses belles réussites. L’avenir ne s’enferme pas derrière une porte blindée.

Sur la route vers Paris, Il était une fois chante J’ai encore rêvé d’elle. Firmin éteint l’autoradio.

Coco, trognes et poésie

Quelle trogne cette noix de coco !

Elle est ma star de la photo du lundi.

Qui sait encore ce qu’est une trogne ? Ce n’est pas simplement un visage remarquable, c’est avant tout une façon de tailler les arbres. Le tronc, régulièrement étêté à hauteur d’homme, fait des petits rejets à chaque coupe. Au fil des années, le tronc s’épaissit alors que les branches sont d’une extrême finesse. Ça donnes des arbres trapus, épais, rendus difformes par l’âge, tordus, fendus avec une tignasse de branches échevelée sur la tête. On découvre souvent dans les boursoufflures de leur écorce, des visages grotesques, irréguliers, un peu monstrueux.

Ce matin justement, Eglantine découvrait un visage vieillissant dans une trogne devant son lycée.

Voir des visages humains dans notre environnement est un phénomène qui s’appelle pareidolie. C’est le principe qui est utilisé par les psy lors des tests de Rorschach. Ceux où il faut donner un sens à des tâches d’encre. Notre cerveau a besoin, pour gagner du temps, de se référer à des formes déjà connues, à des représentations mentales préexistantes.  

Ainsi les trognes à visage humain ou cette noix coco qui semble parfaitement surprise de se retrouver là.

Le maître incontesté de la paréidolie est sans nul doute le peinte italien Arcimboldo. Il donnait naissance à des visages humains en cumulant des fruits, des légumes et autres cadeaux de la nature.

Giuseppe Arcimboldo, Vertumne (portrait de Rodolphe II), 1590, huile sur bois, 70,5 x 57,5 cm, Stockholm, Skoklosters Slott

On peut retrouver des visages humains dans les fleurs des orchidées mais aussi à l’échelle de la planète. Comme ce projet qui consiste à déceler des visages humains à la surface de la terre à partir de Google Earth.

Si le phénomène a une explication scientifique, liée à la survie de l’humanité – identifier rapidement une présence dans son environnement proche – l’art de découvrir un miroir de l’humanité dans le monde qui nous entoure appelle, selon moi, une certaine poésie.

C’est elle qui m’interpelle quand je photographie ma noix de coco.