Accueillir le handicap, « je sais »

C’est la pleine saison pour parcoursup. Pour des millions d’ado, le temps est venu de lister ses vœux, choisir sa voie, son avenir, fermer des portes pour ouvrir les autres en grand. Eglantine a eu un peu de rab en passant ses épreuves de bac sur deux années. Maintenant, il faut passer à la vitesse supérieure, quitter le cocon bienveillant de son lycée pour continues ses études.

Eglantine a l’avantage de savoir ce qu’elle aime. Les sciences. Mais elle doit faire une croix sur les prepa et les grandes écoles au rythme et à l’esprit de compétition incompatibles avec sa fatigue chronique. Même les écoles moins prestigieuses avec prepa intégrée ne sont pas envisageables. D’un autre côté, à sa sortie de l’hôpital, les médecins lui déconseillaient l’université, ses grands amphis bondés, ses cours anonymes, ce grand bain dans lequel se jettent chaque année des milliers de jeunes adultes sans vraiment savoir nager. Alors, pour quelle formule opter quand on bourlingue sur les chemins de traverse depuis cinq ans ?

Il faut pourtant trancher. Les portes ouvertes de l’université Paris-Saclay ont fini de nous convaincre qu’Eglantine pourraient continuer ses études dans de bonnes conditions au sein de leurs formations. Une licence en particulier serait idéale. Tout petits effectifs, chambre d’étudiante sur le campus à cinquante mètres des salles de cours,  un apprentissage en mode projet pluridisciplinaire, pédagogie innovante, et des passerelles possibles vers les grandes écoles à la fin de la licence. Un nouveau cocon pour accueillir notre fleur hors normes.

Elle n’est pas la seule à sortir des sentier battus. Cette journée nous a aussi permis de rencontrer les référents handicap. Ils accueillent sans s’alarmer toute une série de handicaps invisibles, les plus nombreux en réalité. Aucun problème pour envisager de prendre deux ans pour faire une année. Les aménagements dont bénéficie Eglantine pourront être remis en place à l’université.

Au stand Etudes et Handicap, je précisais « Elle vous entend » à l’homme qui fixait le casque d’Eglantine.

« Je sais. »

Lui, il s’occupait justement de présenter le programme Aspie Friendly de l’université. Eglantine était ravie. Il est rare de rencontrer quelqu’un que son énorme casque n’interroge pas. Ici, pas de questions mais de nombreuses réponses sur tout ce qui existe pour les aspergers. Notamment le lien avec les professeurs. Car tous ne connaissent ou ne reconnaissent pas le handicap. Au stand de présentation de la licence BCST (Biologie Chimie Sciences de la Terre), la dame qui présentait les différents parcours était d’ailleurs beaucoup plus sceptique sur les possibilités d’Eglantine de suivre l’enseignement ardu d’une double licence. Heureusement que j’avais appelé le service Handicap en amont et que je savais que c’était possible. Il y aurait eu, sinon, de quoi se décourager.

Y a plus qu’à remplir parcoursup avec de belles lettres de motivation et faire confiance à l’algorithme.

Astrid avec son casque antibruit dans la série Astrid et Raphaëlle sur France TV. Celui d’Eglantine est encore plus gros.

Handicap invisible versus handicap visible

« Je trouve qu’elle a l’air plutôt bien. »

Mieux vaut ne pas compter le nombre de personnes qui prononcent cette phrase en nous parlant d’Eglantine. Le résultat atteindrait vite des sommets vertigineux. Des sommets de méconnaissance.

C’est d’ailleurs le problème récurrent de tous les handicaps dit invisibles. De prime abord, la personne semble normale. Voire, comme Eglantine, elle est carrément bien dans ses baskets. Parce que être handicapé, ce n’est pas forcément aller mal. C’est avant tout être différent. Bien sûr, nous sommes tous différents les uns des autres. Mais la singularité d’un.e handicapé.e se mesure surtout dans ce qu’elle l’empêche de réaliser. Une personne en fauteuil roulant ne peut pas marcher, un sourd ne peut pas entendre.

Le fauteuil roulant entre dans la catégorie des handicaps visibles. La surdité dans celles des handicaps invisibles.

Pour Eglantine, c’est encore plus complexe. Organiquement, son corps fonctionne très bien. Tous ses membres et tous ses organes vont bien. Pourtant, elle ne supporte pas le bruit, la foule, la lumière et les émotions fortes. Entre autres… Car nous n’avons pas encore réussi à identifier toutes les causes de sa fatigue intense et chronique.

Quand j’écris qu’elle ne supporte pas tout cela, je ne parle pas d’une gêne inconfortable, mais réellement d’un état qui peut la clouer au lit plusieurs jours, voire plusieurs semaines. D’où le terme de handicap.

Bien sûr, ça ne se voit pas. Elle a l’air plutôt bien, comme nous le disions plus haut. Parce qu’elle va plutôt bien… du moment que l’on respecte le rythme et les besoins de son handicap. Une sortie à Paris à vélo ? Deux jours de repos. Grosse émotion après les résultats du bac ? Il était temps que les vacances arrivent. Impossible de prendre les transports en commun. Même la voiture l’épuise dès qu’il y a des embouteillages ou que le trajet est long. Au moins avec Janis, son vélo, elle a une bonne fatigue physique dont elle récupère plus facilement que de sa fatigue chronique.

Quand on parle de handicap, on pense plutôt à un fauteuil roulant. C’est parlant, simple, visible, conceptualisable. Pourtant, 80% des personnes handicapées ont un handicap invisible. Et seulement 2% des personnes en situation de handicap sont en fauteuil roulant.

Alors quand, lors d’une visite au musée d’Orsay, un homme nous bouscule pour avancer à toute vitesse avec son fauteuil roulant électrique, j’ai envie de lui crier qu’il n’était pas le seul handicapé dans les lieux. Que son fauteuil ne l’autorise pas à bousculer les gens pour aller plus vite. Et encore moins d’autres handicapé.es qui, elles et eux aussi, ont le droit de profiter de leur expo sans se faire agresser. Avec son casque anti-bruit, Eglantine ne pouvait pas l’entendre arriver derrière elle.

Handicap visible, handicap plus prioritaire ?

On est encore loin d’une bonne reconnaissance des handicaps invisibles. Malheureusement, je ne vois pas de solution. D’autant que ce n’est déjà pas simple pour les handicaps visibles…

Au-delà des épreuves

Les résultats des épreuves de bac sont tombés la semaine dernière. Eglantine a assuré brillamment. Comme elle assure depuis plus de quatre dans l’épreuve quotidienne de sa fatigue chronique et des douleurs qui l’ont accompagnée jusqu’à l’année dernière.

J’avoue. Je me suis longtemps demandé comment elle réussirait à poursuivre sa scolarité. Les absences se comptaient en jours, puis en semaines. Rapidement en mois entiers. Déjà, l’année dernière, j’ai été épatée par ses résultats très honorables en français, alors qu’elle n’avait quasiment pas pu suivre un cours depuis la classe de quatrième.

Avec ses aménagements pour la Terminale, elle abordait ses épreuves de maths et de physique-chimie avec plus de sérénité. Reste quand même cette fatigue qui la saisit rapidement dès qu’elle déploie de l’énergie dans quoi que soit. Que son engagement soit physique, intellectuel ou émotionnel, elle s’écroule ensuite invariablement.

Petit à petit, cependant, elle apprivoise son handicap et pilote son corps de façon à profiter de sa vie. Elle répartit dans le temps les sources de fatigue, s’isole pour récupérer, prend le temps de dormir, porte son casque contre le bruit et ses lunettes de soleil contre la lumière et n’oublie jamais son tangle pour apaiser son cerveau qui mouline en permanence.

L’année arrive à sa fin (oui déjà !) et elle aura suivi ses cours presque sans interruption. Le bac se présente bien même s’il ne sera complet que l’année prochaine. Des chemins se dessinent pour la suite. Encore des pointillés sur la carte mais ils existent.

Son bonheur est beau comme un arbre qui fleurit au printemps.