Jouer, c’est rendre la vie plus belle

Paris. Place de la République. Le roulement trainant des skates. Les groupes d’hommes, jeunes, affalés sur les bancs. Les passants pressés. Les vélos qui filent sans laisser les piétons traverser . Devant nous, les rayons du soleil accrochent des tables en fer forgé rouge vif, mobilier de jardin en plein centre urbain, avec chaises et bancs assortis.

Ici, un garçon d’une dizaine d’année s’applique sur son puzzle sous le regard bienveillant de sa maman. Là, deux hommes s’affrontent autour d’un jeu de dames. Plus loin, des enfants qui savent tout juste lire tentent de résoudre des casse-têtes. Les portes d’un container transformé en cabane à jeux sont grand ouvertes. Des dizaines de boîtes colorées attendent contre les parois.

Je suis avec Hortense et son amie Camille. Nous avons rendez-vous pour récupérer une guitare achetée sur le Bon Coin. « Vous avez combien de temps ? » demande l’animateur qui nous accueille avec le sourire. Nous sommes un peu en avance. On s’installe à une table et il nous explique le jeu auquel il a pensé pour nous. Plouf Party. Rapide, coloré, sans réelle stratégie, il faut renverser les pions dans la piscine. Se reposer, rire, papoter.

Les pions ronds et lisses d’un jeu de go oublié sur notre table attirent notre attention. L’ambiance détendue incite à découvrir des jeux qu’on ne connaît pas. Mais déjà les animateurs en gilet rouge s’activent pour ranger. Il est 19h, l’R de jeux ferme ses portes. Du côté des tout-petits, on ramasse les jeux de constructions éparpillés sur de nombreux tapis. Concentrés sur les parties en cours, les joueurs d’échec prennent racine. Le public commente, admire, critique. On sent les habitués.

Notre vendeur de guitare arrive enfin. Bois blond et ambré, doux, chaud au creux de la housse noire. Hortense est ravie. Encore quelques cordes à changer et elle pourra s’entraîner tant qu’elle voudra. La guitare posée sur sa cuisse, la tête penchée sur l’instrument, à l’abri de ses longs cheveux, elle tâtonnera sur les cordes.

Elle a hâte de jouer autre chose que Santiano et de faire courir ses doigts sur les frettes. Pour le moment, elle porte fièrement sa guitare sur le dos dans les couloirs du métro. La vie est belle.

  • L’R de jeux, place de la République, les mercredis, samedis, dimanches et vacances scolaires.

Quand la navette se fait frivole

La navette, pour tout le monde aujourd’hui, c’est un train, un bateau ou un avion qui fait des trajets réguliers, aller-retour. Ou c’est moi qui conduit Eglantine chaque jour, maman navette. Qui sait encore que la navette est cet instrument de tissage en forme de petite barque ? D’où les biscuits oblongs du même nom que l’on trouve en Provence, pays de textiles colorés aux motifs fleuris. La navette est cette pièce en bois qui sert à faire passer le fil de trame entre les fils de chaîne, tendus sur la machine. De gauche à droite. De droite à gauche. Et ainsi de suite dans un va et vient hypnotique qui a donné son nom à l’idée actuelle de navette.

Non, je n’ai pas décidé d’installer un métier à tisser dans mon sous-sol pour y faire danser une navette frivole au rythme techno d’une boule-à-facette. Peut-être un concept à inventer dans une autre vie ? Mais une navette est bien entrée dans ma maison, format qui tient dans la main, en plastique rose, où l’on glisse une bobine de fil très fin pour faire de la dentelle nouée. La fameuse frivolité à la navette.

Vous ne connaissiez pas ? Normal, c’est un art plutôt oublié, nécessitant minutie et patience. Tout ce qu’affectionne Eglantine. Déambulez dans un marché de Noël artisanal avec une passionnée de zentangle et de crochet, tombez sur un stand de frivolité à la navette et vous verrez jaillir des étincelles alors qu’elle découvre les bracelets délicats et les boucles d’oreille éthérées. La conversation s’engage immédiatement autour de la technique. Le courant passe. Echange de coordonnées.

Quatre mois plus tard, à la faveur du premier jour des vacances, Eglantine se rend chez la dentelière pour apprendre cette technique oubliée qui n’a rien de frivole tant elle demande de la concentration. Mais voyons, me diront les plus cultivés d’entre vous, les frivolités ce sont ces fanfreluches, colifichets et autres petits articles de mode sans autre utilité que décorative.

La marchande de frivolités a disparu au cours du XXe siècle. Ma fille, être rare et précieux, a l’art de décorer sa vie de petites choses oubliées, invisibles ou rares. Elle aime manger les feuilles d’alliaire, chanter le requiem de Mozart, nommer les nuages et, désormais, frivoler à la navette (elle et moi savons que ce verbe n’existe pas mais nous l’aimons beaucoup).

En plus, elle est douée !

Tu as fait quoi hier ?

Porte d’Orléans. Nous nous asseyons à l’arrière du bus en attendant l’arrivée du chauffeur. Les sièges se remplissent lentement. Elle monte dans le bus à petits pas. Peau parcheminée, cheveux parfaitement blancs, couvrant généreusement ses épaules, la frange un peu hirsute. Emmitouflée dans un épais manteau d’hiver, elle se ratatine sur un siège près de la porte.

Quelques minutes plus tard, une autre mamie avance péniblement dans l’année. Manteau aubergine et béret assorti. Elles s’interpellent avec l’énergie de celles qui n’entendent plus très bien.

« Tu as fait quoi hier soir ? – Oh moi, tu sais, je suis restée à la maison. »

Elles parlent des petits-enfants, de la sœur morte depuis plusieurs années déjà, des courses à faire au Casino avant de rentrer. Quand son téléphone sonne, manteau-aubergine met le haut-parleur. A l’autre bout du fil, une autre voix chevrotante : « Tu as fait quoi hier soir ? »

Amusant, la vie nocturne animée de ces mamies parisiennes.

Pourtant, elles sont toutes restées à la maison. Elles ont regardé ça à la télé. Elles n’avaient pas envie d’attendre des heures dans la pluie et le froid.

Je comprends alors qu’elles parlent de la panthéonisation de Mélinée et Missak Manouchian.

Il y a du regret dans leurs voix de n’avoir pas pu y assister. Mais c’était vraiment très beau, très émouvant, disent-elles. On croirait que la République les avait invitées personnellement. Après tout… elles étaient certainement des gamines hautes comme trois pommes à l’époque où on fusillait les partisans, mais pour elles, c’était hier.

Qui connaît leurs histoires, leurs vies qui croisent les nôtres dans ce bus anonyme ? La guerre a pour moi le goût poussiéreux des livres d’Histoire ou la couleur saturée des images venues de pays suffisamment lointains pour ne pas trop nous inquiéter.

L’émotion dans leurs voix, ce besoin de souder leurs souvenirs dans le partage d’un présent fugace a donné plus de force à l’évènement que toutes les unes des journaux ce matin. Il y a comme ça des rencontres anonymes qui n’ont finalement rien d’anodin.

Poésie de l’instant capturé

Le soleil a rempli les longues allées du parc de Sceaux. Les graviers crissent sous les roues des vélos. Les tout-petits se dandinent sur les pelouses, genoux boueux, sourires fiers des grands explorateurs. On a installé un filet de volley en haut d’une prairie. Un couple de canard brise les vaguelettes du Grand Canal. Les couvertures de pique-nique fleurissent dans l’herbe baignée de lumière, écrasant les premières pâquerettes.

Les pulls sont noués autour de la taille. Les manteaux sous le bras. Les conversations sucrées des jeunes amoureux s’évaporent dans le moelleux de leurs pas tranquilles. Les tee-shirts fluos des coureurs tranchent la nonchalance bienheureuse des promeneurs insouciants. Assis sur son tabouret, un pêcheur lance sa ligne. Les bancs de pierre se réchauffent dans le bouillonnement des bavardages. Le pas mal assuré sur le bois noueux de sa canne, la casquette protégeant ses rares cheveux, le ventre rond sous un pull bordeaux, pantalon de velours impeccable et parka bleu marine, un vieux monsieur termine sa promenade solitaire.

Corneilles noires, perruches vertes, mésanges furtives et autres passereaux égayent les frondaisons dénudées. Un âne au poil épais se prélasse dans les derniers rayons de soleil. Une poignée de moutons chargés de grosse laine broute paisiblement sous l’œil contemplatif des promeneurs.

Une pie s’envole devant moi, traverse en rase-motte l’alignement des platanes avant de se poser sous les larges branches d’un cèdre immense. Pas le temps de régler l’appareil, je vise l’oiseau et déclenche une rafale. Le flou de ma capture a des airs de peinture, donnant de la douceur au mouvement et de la poésie à l’instant.

J’ai ressorti mon gros reflex et retrouvé le plaisir léger de la photo.

Un coiffeur sachant couper

Mon coiffeur est parti à la retraite. Il me manque. Il trouvait toujours la bonne coupe en fonction de mes envies. Quand je décidais de laisser pousser mes cheveux, il s’arrangeait pour qu’ils gardent du ressort. Quand je voulais retrouver de l’énergie dans ma coupe, il n’hésitait pas à couper court sur la nuque. La seule contrainte étant de ne pas raccourcir les mèches qui entourent mon visage jusqu’à la mâchoire inférieure. Elles ne doivent jamais remonter au-dessus de la ligne basse de la mandibule.

Mon coiffeur avait accompagné mon passage aux cheveux gris par des coupes dynamiques qui estompaient la ligne de démarcation et évitaient l’effet glace vanille-chocolat. Rapidement, il ne resta plus qu’un point de couleur au bout des mèches autour du visage. Aujourd’hui, je profite d’un gris éclatant qui m’autorise à repousser longtemps une visite chez le coiffeur. Aucun problème de racine.

J’ai d’abord essayé la coiffeuse qui travaille dans le même salon. Moins sympathique. Moins à l’écoute. Et une coupe moins réussie. J’ai laissé pousser pendant des mois. Je me suis tournée vers un nouveau petit salon à la déco alléchante. La coiffeuse qui s’est occupée de moi n’a pas su voir court. Je suis ressortie à chaque fois avec un carré peu plongeant et beaucoup trop long. La première fois, j’ai pensé que je n’avais pas été assez claire. La deuxième fois, j’ai été vigilante. J’ai demandé très clairement une coupe courte sur la nuque et mes mèches devant.

Je n’y suis plus retournée et mes cheveux ont suffisamment poussé pour que je puisse les remonter en torsade avec une pince crocodile. Mes mèches grisent descendaient largement jusqu’aux épaules.

Alors quand je suis entrée chez cet autre coiffeur, j’ai été très claire. Non, on ne coupe pas un peu. Je ne suis pas venue pour les pointes. J’étais tout heureuse quand il m’a demandé l’autorisation d’utiliser la tondeuse.

Et il en a passé du temps avec sa tondeuse. A couper presque mèche par mèche, millimètre par millimètre, un pauvre carré plongeant trop long, sans volume et sans énergie…

Bien sûr, j’aurais pu ne pas accepter la coupe. Demander qu’il recommence. Mais je suis à la recherche d’un coiffeur qui m’écoute et me comprenne. Qui n’entend pas mi-long quand je dis court. Qui n’hésite pas à me faire des propositions. Bref, je cherche un coiffeur avec une personnalité, pas juste un agitateur de ciseaux, un égaliseur de pointes.

Je regrette tellement que mon coiffeur soit pari à la retraite.

Vacances cocooning

Ils sont partis. Samedi matin, peu avant 7h, la voiture a pris la route des Alpes. Sans moi. Pour la première fois en dix-huit ans, Olivier voyage seul avec nos filles.

J’ai aidé à préparer les valises. S’assurer que chacune et chacun a les vêtements qu’il désire. Mettre de quoi grignoter et boire dans un panier pour la route. Retrouver le sac-à-dos disparu. Sortir les bottes de neige du capharnaüm du sous-sol. Je me suis levée à 5h du matin pour accompagner les derniers préparatifs.

Au chargement de la voiture, j’ai commencé à réaliser que, vraiment, ces vacances seraient différentes. Déjà, la veille, les filles étaient surprises de me voir aussi détendue alors que les valises ouvertes avaient envahi le salon. D’habitude, à l’approche d’un départ, je suis en mode « valises ». Mon esprit est concentré sur des listes de choses à prendre et à faire avant de partir. Le fil de mes pensées se casse à la moindre interruption. Je cours partout dans la maison. Une fois que leurs affaires sont prêtes, les filles disparaissent dans leurs chambres, laissant le champ libre pour la guerrière du départ, moi.

C’est que je sais que je retrouverai la maison dans l’état exact dans lequel je la laisse. Pour moi, il ne s’agit donc pas simplement de préparer notre départ mais, aussi, d’anticiper le retour. Ne pas seulement remplir les valises mais ranger les chambres. Emmener un pique-nique mais trier le frigo, vider le lave-vaisselle. Mettre quatre litières pour les chats mais poser des draps sur les fauteuils et le canapé pour recueillir les poils qui vont s’accumuler en notre absence.

Samedi matin, je suis restée en pyjama, au chaud, alors qu’ils déposaient leurs bagages dans la voiture. Mes vacances ont commencé à ce moment-là. Je n’ai tellement pas l’habitude que j’ai suivi leur trajet toute la journée avec la géolocalisation de leurs téléphones. Incapable, dans un premier temps, de faire face à ce vide nouveau, cette vacance inconnue. Besoin, également, de tout relâcher après les dernières semaines compliquées. J’ai éteint toutes les alarmes et les notifications. Je me suis couchée tôt, bercée par les mots de Wilfried N’Sondé et son Afrique mystique.

Lire, écrire, peindre (si si, je vais m’y remettre), me balader mais aussi profiter de leur absence pour ranger, sans me presser. Mes vacances ont commencé en douceur, sans tambour, ni trompette. Elles ne sont pas instagramables, n’ont rien d’original, sont délicieusement banales. Simplement, pendant une semaine, je n’ai qu’à m’occuper de moi. Pas d’horaire à part quelques rendez-vous. Personne à qui parler. Une solitude choisie que je n’ai jamais connue depuis la naissance d’Églantine.

Alors oui, je kiffe mes vacances cocooning.

Après tout, c’est d’un cocon que l’on tire la soie, fibre précieuse, délicate et résistante.

Accueillir le handicap, « je sais »

C’est la pleine saison pour parcoursup. Pour des millions d’ado, le temps est venu de lister ses vœux, choisir sa voie, son avenir, fermer des portes pour ouvrir les autres en grand. Eglantine a eu un peu de rab en passant ses épreuves de bac sur deux années. Maintenant, il faut passer à la vitesse supérieure, quitter le cocon bienveillant de son lycée pour continues ses études.

Eglantine a l’avantage de savoir ce qu’elle aime. Les sciences. Mais elle doit faire une croix sur les prepa et les grandes écoles au rythme et à l’esprit de compétition incompatibles avec sa fatigue chronique. Même les écoles moins prestigieuses avec prepa intégrée ne sont pas envisageables. D’un autre côté, à sa sortie de l’hôpital, les médecins lui déconseillaient l’université, ses grands amphis bondés, ses cours anonymes, ce grand bain dans lequel se jettent chaque année des milliers de jeunes adultes sans vraiment savoir nager. Alors, pour quelle formule opter quand on bourlingue sur les chemins de traverse depuis cinq ans ?

Il faut pourtant trancher. Les portes ouvertes de l’université Paris-Saclay ont fini de nous convaincre qu’Eglantine pourraient continuer ses études dans de bonnes conditions au sein de leurs formations. Une licence en particulier serait idéale. Tout petits effectifs, chambre d’étudiante sur le campus à cinquante mètres des salles de cours,  un apprentissage en mode projet pluridisciplinaire, pédagogie innovante, et des passerelles possibles vers les grandes écoles à la fin de la licence. Un nouveau cocon pour accueillir notre fleur hors normes.

Elle n’est pas la seule à sortir des sentier battus. Cette journée nous a aussi permis de rencontrer les référents handicap. Ils accueillent sans s’alarmer toute une série de handicaps invisibles, les plus nombreux en réalité. Aucun problème pour envisager de prendre deux ans pour faire une année. Les aménagements dont bénéficie Eglantine pourront être remis en place à l’université.

Au stand Etudes et Handicap, je précisais « Elle vous entend » à l’homme qui fixait le casque d’Eglantine.

« Je sais. »

Lui, il s’occupait justement de présenter le programme Aspie Friendly de l’université. Eglantine était ravie. Il est rare de rencontrer quelqu’un que son énorme casque n’interroge pas. Ici, pas de questions mais de nombreuses réponses sur tout ce qui existe pour les aspergers. Notamment le lien avec les professeurs. Car tous ne connaissent ou ne reconnaissent pas le handicap. Au stand de présentation de la licence BCST (Biologie Chimie Sciences de la Terre), la dame qui présentait les différents parcours était d’ailleurs beaucoup plus sceptique sur les possibilités d’Eglantine de suivre l’enseignement ardu d’une double licence. Heureusement que j’avais appelé le service Handicap en amont et que je savais que c’était possible. Il y aurait eu, sinon, de quoi se décourager.

Y a plus qu’à remplir parcoursup avec de belles lettres de motivation et faire confiance à l’algorithme.

Astrid avec son casque antibruit dans la série Astrid et Raphaëlle sur France TV. Celui d’Eglantine est encore plus gros.

Le bonheur ordinaire de la tarte aux pommes

Elle est si ordinaire, la tarte aux pommes, que je l’avais oubliée au profit des crumbles, des crêpes ou du riz au lait. Desserts de l’hiver dont la rondeur des odeurs réconforte, parfumant l’enfance de souvenirs gourmands. En achetant ma baguette, elles sont pourtant là, les tartes aux pommes, alignées dans la vitrine, rondes et brillantes dans l’éclat des lumières artificielles.

Les minces lamelles de fruits déposées en rosaces élégantes sur des cercles de pâte fine et croustillante. Elles sont si délicates, ces jolies tartes, qu’on a de le peine de les dévorer en seulement quelques minutes. Ma brochette de gourmands n’en ferait qu’une bouchée.

De retour à la maison, je choisis donc la version famille nombreuse, plus rustique et copieuse. Je prépare une grosse boule de pâte brisée. Une pâte simple et rapide qui accueille aussi bien du sucré que du salé. Je l’étale sur le lèche-frite du four en remontant un peu sur les bords. Puis je recouvre toute la surface de pommes coupées finement. Enfin plus ou moins. Je n’ai pas la patience et le savoir-faire du pâtissier.

Puis je mélange des œufs, de la crème, du lait, du sucre et de la vanille. Les proportions sont approximatives. La tarte aux pommes, c’est comme le vélo. Une fois qu’on a appris, on n’oublie pas. Je coule la garniture entre les rangées de fruit et enfourne le grand plateau pour quarante minutes.

La maison embaume rapidement. Églantine passe une tête dans la cuisine, découvre le temps de cuisson restant et décide de redescendre de sa sieste quand ce sera prêt. Hortense rentre plus tôt du collège. La prof de latin est absente. Ainsi, nous sommes réunies à l’heure du goûter. Les parts sont généreuses, la tarte moelleuse et les papilles joyeuses.

Elle est si ordinaire, la tarte aux pommes, qu’on oublie parfois le plaisir élémentaire d’en déguster une. S’assoir ensemble autour de la table, se raconter les anecdotes de la journée, les joies familières et les petits tracas. Elle invite à sourire, la tarte aux pommes. Elle détend les cœurs serrés et assouplit les esprits tortueux. Avec elle, la vie semble plus douce. Un très bon remède à l’hiver morne et monotone.

La version XXL du lèche-frite étire la gourmandise jusqu’au petit-déjeuner. Volupté ensoleillée d’un début de journée grisâtre. Quel bonheur cette tarte aux pommes !

J’ai repris mes ateliers d’écriture

J’ai repris mes ateliers d’écriture. J’en ai deux. L’un, mensuel, à distance, qui m’a permis de me lancer dans l’écriture de nouvelles. Chaque premier vendredi du mois, l’animateur affiche sur son blog une nouvelle consigne. Derrière un ton léger et un humour vivifiant, les contraintes sont réelles et me poussent à bien réfléchir chaque histoire. Nous avons dix jours pour écrire puis les textes sont mis en ligne. Nous avons alors une semaine pour échanger des commentaires sur les textes. L’animateur n’intervient pas avant le troisième jour pour ne pas biaiser les premiers avis. Ses retours sont toujours très intéressants et constructifs. Ce cocon d’écriture mensuel m’a beaucoup apporté ces deux dernières années. Malheureusement, l’atelier s’arrêtera en mai prochain. L’animateur est arrivé au bout d’un cycle. Il a créé cet atelier voilà cinq ans. Il va passer à autre chose.

Il m’est arrivé de ne pas réussir à rendre de texte. Trop de soucis dans la tête. Impossible d’aligner des mots pour extraire le récit qui avait pris vie dans mon imagination. Parfois, aussi, aucune idée ne jaillissait.

Pour l’autre atelier, nous nous retrouvons dans un appartement du centre-ville, trois fois par mois. Une poignée de femmes de trente à soixante-dix ans. L’intérêt de cet atelier est la pratique de l’écriture sous contrainte. Amener à sortir des textes que nous n’aurions jamais écrits. Quinze minutes pour créer un personnage. Quarante minutes pour imaginer une histoire. Avec, là aussi, des contraintes qui nous tirent parfois de profonds soupirs de découragement. Un lieu d’écoute et de partage qui fait du bien à l’âme.

J’ai quitté cet atelier pendant trois mois. Incapable d’écrire en groupe, d’être dans la rencontre. Pas envie de partager, de croiser mes mots avec d’autres. Trop de désarroi et de mal-être.

J’ai enfoui mes problèmes sous le tapis le temps de me retrouver. J’ai bien fait de reprendre des forces. La poussière déborde par tous les coins du tapis. Les prochains mois s’annoncent terribles. Il faudra naviguer entre tristesse, colère, culpabilité, impuissance et renoncement. J’ai perdu ma mère alors qu’elle est toujours en vie. Le peu de liens qui restaient s’est envolé dans son insensée dénégation de la réalité. Personne ne peut plus la suivre dans son monde imaginaire. Mais il faut la protéger d’elle-même.

Heureusement, il reste les mots et les rencontres qu’ils provoquent. Rencontre avec soi et avec les autres. J’ai repris mes ateliers d’écriture juste à temps pour affronter la tempête.

Impression soleil levant, de Claude Monet,
illustre le processus d’écriture, les petites touches qui deviennent nettes, la lumière qui jaillit de la pénombre.

Nous avons mis au monde deux fleurs

« La normalité est une route pavée : on y marche aisément mais les fleurs n’y poussent pas. »

Je suis tombée récemment sur cette citation de Van Gogh. Elle résonne encore profondément en moi.

Nous, nous avons mis au monde deux fleurs. Et la normalité n’est effectivement pas notre quotidien.

De nos années à l’étranger, on nous parlait comme d’une parenthèse chimérique, qualifiant notre retour en France d’un retour à la vie réelle. Comme si, parce que nous avions vécu différemment pendant dix ans, passant du portugais au turc, puis au roumain, notre vie n’était pas réelle. Elle ne correspondait tout simplement pas à la norme de ceux qui n’étaient jamais partis. Mais qui correspond vraiment à la norme ?

Nous avons mis au monde deux fleurs. Et notre route a plus le goût des sentiers caillouteux de montagne ou des chemins terreux de campagne que de l’asphalte des autoroutes. Moi qui n’aime rien tant que la ville, je guette régulièrement les plantules qui verdissent les trottoirs en hiver, les sauvages aux fleurs discrètes qui colorent la moindre fissure au printemps, les graminées qui s’éventent dans les rues en été et toute cette flore spontanée qui colonise encore les villes à l’automne alors que la nuit effiloche déjà les jours. Cette nature discrète et tenace qui résiste à nos normes citadines, qui grandit entre les pavés, dans les fissures des chaussées, le long du moindre muret.

Est-ce si important d’être normal ? De suivre des allées bien tracées, des lignes blanches dessinées au cordeau ? J’ai beau tenter de suivre les règles, je ne me sens pas normale. Décalée, à contre-temps, désorientée, embarrassante, maladroite, oui.

Nous avons mis au monde deux fleurs. Et j’aime découvrir le monde avec elles. Chacune est très différente. Je les regarde grandir, tâtonner, découvrir leurs qualités, appréhender leurs singularités, apprendre à vivre avec leurs particularités. L’insatiable curiosité d’Eglantine. L’énigmatique sensibilité d’Hortense.

Je ne les trouve pas normales, dans le sens où elles me semblent hors du commun, loin de la facilité rassurante de la norme. Chacune a des raisons particulières et des façons d’être dissemblables. Les observer et les accompagner est un chamboulement permanent. Elles remettent en cause des conceptions considérées comme immuables. Elles bousculent mes certitudes et mes doutes. Surprennent mes habitudes. Égayent mes platitudes.

Nous avons mis au monde deux fleurs que j’arrose régulièrement et qui colorent nos vies.

Racines d’arbres de Vincent Van Gogh