Quand la navette se fait frivole

La navette, pour tout le monde aujourd’hui, c’est un train, un bateau ou un avion qui fait des trajets réguliers, aller-retour. Ou c’est moi qui conduit Eglantine chaque jour, maman navette. Qui sait encore que la navette est cet instrument de tissage en forme de petite barque ? D’où les biscuits oblongs du même nom que l’on trouve en Provence, pays de textiles colorés aux motifs fleuris. La navette est cette pièce en bois qui sert à faire passer le fil de trame entre les fils de chaîne, tendus sur la machine. De gauche à droite. De droite à gauche. Et ainsi de suite dans un va et vient hypnotique qui a donné son nom à l’idée actuelle de navette.

Non, je n’ai pas décidé d’installer un métier à tisser dans mon sous-sol pour y faire danser une navette frivole au rythme techno d’une boule-à-facette. Peut-être un concept à inventer dans une autre vie ? Mais une navette est bien entrée dans ma maison, format qui tient dans la main, en plastique rose, où l’on glisse une bobine de fil très fin pour faire de la dentelle nouée. La fameuse frivolité à la navette.

Vous ne connaissiez pas ? Normal, c’est un art plutôt oublié, nécessitant minutie et patience. Tout ce qu’affectionne Eglantine. Déambulez dans un marché de Noël artisanal avec une passionnée de zentangle et de crochet, tombez sur un stand de frivolité à la navette et vous verrez jaillir des étincelles alors qu’elle découvre les bracelets délicats et les boucles d’oreille éthérées. La conversation s’engage immédiatement autour de la technique. Le courant passe. Echange de coordonnées.

Quatre mois plus tard, à la faveur du premier jour des vacances, Eglantine se rend chez la dentelière pour apprendre cette technique oubliée qui n’a rien de frivole tant elle demande de la concentration. Mais voyons, me diront les plus cultivés d’entre vous, les frivolités ce sont ces fanfreluches, colifichets et autres petits articles de mode sans autre utilité que décorative.

La marchande de frivolités a disparu au cours du XXe siècle. Ma fille, être rare et précieux, a l’art de décorer sa vie de petites choses oubliées, invisibles ou rares. Elle aime manger les feuilles d’alliaire, chanter le requiem de Mozart, nommer les nuages et, désormais, frivoler à la navette (elle et moi savons que ce verbe n’existe pas mais nous l’aimons beaucoup).

En plus, elle est douée !

Accueillir le handicap, « je sais »

C’est la pleine saison pour parcoursup. Pour des millions d’ado, le temps est venu de lister ses vœux, choisir sa voie, son avenir, fermer des portes pour ouvrir les autres en grand. Eglantine a eu un peu de rab en passant ses épreuves de bac sur deux années. Maintenant, il faut passer à la vitesse supérieure, quitter le cocon bienveillant de son lycée pour continues ses études.

Eglantine a l’avantage de savoir ce qu’elle aime. Les sciences. Mais elle doit faire une croix sur les prepa et les grandes écoles au rythme et à l’esprit de compétition incompatibles avec sa fatigue chronique. Même les écoles moins prestigieuses avec prepa intégrée ne sont pas envisageables. D’un autre côté, à sa sortie de l’hôpital, les médecins lui déconseillaient l’université, ses grands amphis bondés, ses cours anonymes, ce grand bain dans lequel se jettent chaque année des milliers de jeunes adultes sans vraiment savoir nager. Alors, pour quelle formule opter quand on bourlingue sur les chemins de traverse depuis cinq ans ?

Il faut pourtant trancher. Les portes ouvertes de l’université Paris-Saclay ont fini de nous convaincre qu’Eglantine pourraient continuer ses études dans de bonnes conditions au sein de leurs formations. Une licence en particulier serait idéale. Tout petits effectifs, chambre d’étudiante sur le campus à cinquante mètres des salles de cours,  un apprentissage en mode projet pluridisciplinaire, pédagogie innovante, et des passerelles possibles vers les grandes écoles à la fin de la licence. Un nouveau cocon pour accueillir notre fleur hors normes.

Elle n’est pas la seule à sortir des sentier battus. Cette journée nous a aussi permis de rencontrer les référents handicap. Ils accueillent sans s’alarmer toute une série de handicaps invisibles, les plus nombreux en réalité. Aucun problème pour envisager de prendre deux ans pour faire une année. Les aménagements dont bénéficie Eglantine pourront être remis en place à l’université.

Au stand Etudes et Handicap, je précisais « Elle vous entend » à l’homme qui fixait le casque d’Eglantine.

« Je sais. »

Lui, il s’occupait justement de présenter le programme Aspie Friendly de l’université. Eglantine était ravie. Il est rare de rencontrer quelqu’un que son énorme casque n’interroge pas. Ici, pas de questions mais de nombreuses réponses sur tout ce qui existe pour les aspergers. Notamment le lien avec les professeurs. Car tous ne connaissent ou ne reconnaissent pas le handicap. Au stand de présentation de la licence BCST (Biologie Chimie Sciences de la Terre), la dame qui présentait les différents parcours était d’ailleurs beaucoup plus sceptique sur les possibilités d’Eglantine de suivre l’enseignement ardu d’une double licence. Heureusement que j’avais appelé le service Handicap en amont et que je savais que c’était possible. Il y aurait eu, sinon, de quoi se décourager.

Y a plus qu’à remplir parcoursup avec de belles lettres de motivation et faire confiance à l’algorithme.

Astrid avec son casque antibruit dans la série Astrid et Raphaëlle sur France TV. Celui d’Eglantine est encore plus gros.

Nous avons mis au monde deux fleurs

« La normalité est une route pavée : on y marche aisément mais les fleurs n’y poussent pas. »

Je suis tombée récemment sur cette citation de Van Gogh. Elle résonne encore profondément en moi.

Nous, nous avons mis au monde deux fleurs. Et la normalité n’est effectivement pas notre quotidien.

De nos années à l’étranger, on nous parlait comme d’une parenthèse chimérique, qualifiant notre retour en France d’un retour à la vie réelle. Comme si, parce que nous avions vécu différemment pendant dix ans, passant du portugais au turc, puis au roumain, notre vie n’était pas réelle. Elle ne correspondait tout simplement pas à la norme de ceux qui n’étaient jamais partis. Mais qui correspond vraiment à la norme ?

Nous avons mis au monde deux fleurs. Et notre route a plus le goût des sentiers caillouteux de montagne ou des chemins terreux de campagne que de l’asphalte des autoroutes. Moi qui n’aime rien tant que la ville, je guette régulièrement les plantules qui verdissent les trottoirs en hiver, les sauvages aux fleurs discrètes qui colorent la moindre fissure au printemps, les graminées qui s’éventent dans les rues en été et toute cette flore spontanée qui colonise encore les villes à l’automne alors que la nuit effiloche déjà les jours. Cette nature discrète et tenace qui résiste à nos normes citadines, qui grandit entre les pavés, dans les fissures des chaussées, le long du moindre muret.

Est-ce si important d’être normal ? De suivre des allées bien tracées, des lignes blanches dessinées au cordeau ? J’ai beau tenter de suivre les règles, je ne me sens pas normale. Décalée, à contre-temps, désorientée, embarrassante, maladroite, oui.

Nous avons mis au monde deux fleurs. Et j’aime découvrir le monde avec elles. Chacune est très différente. Je les regarde grandir, tâtonner, découvrir leurs qualités, appréhender leurs singularités, apprendre à vivre avec leurs particularités. L’insatiable curiosité d’Eglantine. L’énigmatique sensibilité d’Hortense.

Je ne les trouve pas normales, dans le sens où elles me semblent hors du commun, loin de la facilité rassurante de la norme. Chacune a des raisons particulières et des façons d’être dissemblables. Les observer et les accompagner est un chamboulement permanent. Elles remettent en cause des conceptions considérées comme immuables. Elles bousculent mes certitudes et mes doutes. Surprennent mes habitudes. Égayent mes platitudes.

Nous avons mis au monde deux fleurs que j’arrose régulièrement et qui colorent nos vies.

Racines d’arbres de Vincent Van Gogh

La science de l’émerveillement

Ce matin, Hortense venait juste de partir au collège quand la sonnette a retenti dans la maison. J’ouvrais la porte, prête à chercher rapidement ce qu’elle avait pu oublier. Mais non, elle voulait simplement nous inviter à voir la beauté de la rue scintillante dans le gel hivernal. Des feuilles de la haie aux barreaux du portail, des trottoirs aux vitres des voitures, la rue toute entière brillait dans les premières lueurs glacées du jour et Hortense souhaitait partager son émerveillement avec nous.

Il est fréquent qu’au cours d’une balade ou lors d’un trajet quelconque, je m’enthousiasme devant un jeu de lumière, un éclat de couleur ou la douceur d’un point de vue. Je dois même être parfois un peu pénible car je m’arrête souvent pour prendre une photo dont je ne fais généralement rien, mais qui me laisse croire que je peux garder en moi un peu de ce moment suspendu, de cette beauté éphémère.

Églantine développe la même émotion que moi face aux humbles splendeurs du quotidien. Nous étions ravies de constater qu’Hortense avait elle aussi adopté cette sensibilité. Elle rend la vie plus belle.

Lors de nos nombreux déplacements en voiture, Églantine a pris l’habitude d’étudier le ciel, relevant les traces alanguies de quelques cirrus dans l’azur, les camaïeux de rose d’un troupeau d’altocumulus moutonnants dans le soleil levant ou l’énergie captivante d’un cumulonimbus s’élevant dans le ciel. Elle a commencé à reconnaître les nuages lors de ses stages de parapente. Leurs formes et leurs directions sont des indicateurs précieux pour réussir son vol.

« Tu crois que je peux faire un sujet du grand oral sur les nuages ? » me demandait Eglantine l’autre jour. Sa prof de physique-chimie le lui a confirmé. L’émerveillement fait très bon ménage avec la science. La poésie du quotidien ouvre des voies insoupçonnées.

Poésie nivéenne au coeur de la ville

Le goût de la montagne

Qui ne connaît pas cette envie d’aller voir de l’autre côté ? En cette dernière semaine d’octobre, alors que le soleil réchauffe doucement la baie de Fethiye, Yeşim, Eglantine et moi prenons le bateau pour nous rendre au marché. Conduite par un vieux capitaine à la peau burinée, la navette quitte l’hôtel toutes les heures. En arrivant vers le port, nous croisons quelques-uns de ces bateaux pirates qui hantent les baies et les criques de la région, musique à fond, pour des excursions festives à la journée. Mais aussi de beaux voiliers appelant au voyage et les fameuses gület (goélette), synonymes de croisières luxueuses, loin des foules.

Sans musique, juste un avant-goût d’Halloween

Visiter le marché, c’est se plonger au cœur de la Turquie. Retrouver les sons, les odeurs et les saveurs que nous avons tant aimées lors de nos années dans ce pays. Mais se rendre au marché de Fethiye, c’est surtout partir à la découverte des montagnes environnantes, imaginer les chemins pierreux, deviner les arbustes aux baies parfumées dans la chaleur sèche de l’été. Dans les allées du marché de Fethiye se succèdent les petits étals des paysans des environs. Ils viennent vendre leur production.

Paysanne en costume traditionnel

Chez eux, pas de pyramides de courgettes au vert éclatant, d’aubergines luisantes, de chou-fleurs d’un blanc parfait. Les femmes portent leurs vêtements traditionnels. Des foulards vaporeux et colorés noués sur la tête, des pantalons larges, confortables, resserrés aux chevilles, aux motifs fleuris. Leurs mains sont larges, abîmées par le travail. Leurs visages sont marqués par le soleil et l’air de la montagne. Les hommes portent des pantalons en flanelle dans lesquels leur chemise est soigneusement rentrée. Surtout les vieux. Les plus jeunes préfèrent généralement la facilité d’un polo ou d’un tee-shirt.

Marchande de plantes séchées

Au milieu des fruits et légumes communs à tous les marchés de Turquie, nous en remarquons d’autres, plus petits, aussi discrets sur les étals que dans les montagnes d’où ils viennent. Grâce à Yeşim, nous nous obtenons des noms, des détails sur leur provenance, la façon dont ils se mangent. Nous goûtons tout. Les saveurs sont surprenantes, inhabituelles. Elles ont le goût des plantes sauvages, l’âpreté des arbustes de montagne, quand la douceur vient à la fin, subtile récompense.

Je note les noms turcs. Il sera toujours temps ensuite de trouver l’équivalent français.

La tâche s’avère finalement compliquée. Je commence par Google traduction, je tape les noms turcs et les possibilités en français dans mon moteur de recherche, j’explore les correspondances avec les photos que j’ai prises, je furète dans les vidéos YouTube en français et en turc…

Enfin, je peux vous raconter ce que nous avons goûté.

D’abord, le fruit inconnu. Sa couleur évoque une olive mais sa forme le rapproche d’un tout petit coing. En turc, il s’appelle mersin. Mais je n’ai pas réussi à trouver son nom français.

Mersin

Nous n’avons eu aucun mal à reconnaître le cynorhodon. Quand on a une fille qui s’appelle Eglantine, il y a longtemps que l’on connaît le nom du fruit de cet arbuste. Par contre, j’ai goûté pour la première fois le fruit de l’aubépine, la cenelle, alıç en turc (se prononce aleutch).

Alıç

Le goût du jujube, lui, évoque celui d’une petite pomme. En turc, il s’appelle hünnap.

Un peu partout, nous trouvions des étals de plantes séchées pour des infusions. Si nous en reconnaissions la plupart, une espèce en particulier nous intriguait. Des tiges très longues, rigides, sur lesquelles on semblait avoir enfilé comme des perles des petites corolles serrées de fleurs jaunes. Les petites pancartes en carton annonçaient ada çayı, la sauge. Mais je ne retrouvais pas dans cette plante les longues feuilles veloutées vert amande de la sauge classique. Une vendeuse expliqua à Yeşim qu’il s’agissait d’une espèce sauvage typique des montagnes voisines. Après quelques recherches, j’en ai conclu qu’il s’agit de la crapaudine de Crête ou Sideritis syriaca.

Ada çayı

Enfin, intriguées par de petites graines aux reflets bleutés, nous avons goûté le çitemik. Visuellement, il ressemble à du poivre mais son goût se rapproche plus de sésame. La graine n’est pas très agréable à croquer car elle est dure et laisse plein de petits éclats dans les dents. Il faut en prendre plusieurs à la fois pour que ça ait un réel intérêt gustatif. Je suis une des rares à avoir aimé. Mes recherches me font penser qu’il s’agit des baies de térébinthe séchées, le fruit du pistachier térébinthe.

çitemik

Quand nous arrivons à l’hôtel après le marché, nous avons l’impression de rentrer d’un voyage dans un pays inconnu, la tête pleine de sensations nouvelles, du plaisir de la découverte et de la rencontre. Et l’envie de partir visiter la montagne après l’avoir goûtée avec autant d’ardeur.

La presqu’île du bonheur

Une côte découpée comme de la dentelle, roches aux nuances de gris, d’ocre et de rouille, eaux turquoises virant sur le marine ou le vert en fonction de la lumière, la baie de Fethiye est encore douce alors que l’automne pleut sur Paris. Notre hôtel occupe une vaste presque-île qui s’enfonce dans la mer Méditerranée. Le soir, au loin, les lumières de la ville scintillent derrière celles des mats des bateaux qui mouillent pour la nuit.

Cabotage le long des côtes

Bonheur paisible de la baignade et du farniente. L’hôtel propose une quantité improbable d’activités. De grands toboggans accueillent les rires tourbillonnants des enfants avant d’être submergés dans l’eau encore très chaude. Un peu plus loin, les paddles, kayaks et optimists sont en libre accès. De l’autre côté de l’hôtel, on croisera un père et son fils en train de pêcher. En grimpant sur les hauteurs, on s’aventure au tir à l’arc. Le sommet d’une autre petite colline héberge un mini-golf et un terrain de badminton. On peut s’essayer à l’ebru (papier marbré) ou à la poterie. On retrouve aussi l’incontournable aquagym, les leçons de danse et de Zumba et les cours de Yoga. Mais la liste est encore longue. Impossible de tout expérimenter…

Vue sur la plage aux toboggans

Dans la douceur des fleurs de bougainvilliers, nous profitons de vacances en famille sans autre contrainte logistique que celle de choisir sur quelle plage se retrouver. Les cousines partagent des moments précieux, elles qui ne se voient que rarement. Même Eglantine, une fois passée la fatigue du voyage, s’épanouit au soleil.

Elle partage avec son père et sa sœur un vol incroyable depuis le sommet de Babağda, cette montagne qui domine la baie de ses 1975 mètres. Moment intense lorsque les voiles des parapentes se gonflent et filent dans l’azur. Ils partiront chacun à quelques minutes d’intervalle, bien arrimés aux parapentistes professionnels qui enchaînent les vols en duo. Alors que je redescends en voiture, je regarde le ciel constellé de voiles colorées qui pirouettent avec habilité. J’arrive bien après eux sur la plage d’Ölüdenız où ils ont atterri.

Pour Hortense, nous avons tous embarqué sur un bateau de plongée. Portants chargés de combinaisons Néoprène, palmes rangées dans des casiers sous le toit, bouteilles et détendeurs calés le long des parois. Olivier et Eglantine feront leur baptême. Plongée à 5 mètres le matin. 7 l’après-midi. Chantal, Elise, Estée, Yeşim et moi profiterons des petites baies où s’ancrera le bateau pour nager avec les poissons, simplement équipées de palmes, de masque et de tuba. Hortense, elle aura le droit de plonger à 18 mètres grâce à sa carte de plongeuse niveau 1. Malgré son mètre soixante-quinze, elle n’a encore que 13 ans et la Turquie interdit aux moins de 14 ans d’aller jusqu’à 20 mètres.

Première plongée d’Hortense en Turquie 🇹🇷

Grâce à leur cousine Estée, les filles découvriront aussi le ski nautique. Plaisir de glisser sur l’eau. Premiers slaloms. Et même, sortir du sillon, passer la vague, puis revenir dans l’axe du bateau. Sourires radieux.

Délice des papotages retrouvés avec mon amie Yeşim, tout en profitant du reste de la famille. Surtout Élise et Estée que la distance et les rythmes de vie ne permettent pas de voir très souvent.

Dernier matin avant le départ, attendre le lever du soleil.

Enfin, alors que la toute jeune république turque fête ses 100 ans, que les drapeaux rouges inondent les rues, les boutiques, les façades et les moindres recoins du pays, chacun.e repart dans sa direction. Eglantine et moi rentrons à Paris alors qu’Elise et Estée retrouvent Vienne. Olivier, Chantal et Hortense, eux, profitent encore un peu de la Turquie à Istanbul avec Yeşim.

L’archère joyeuse

A peine un mois après la rentrée, Eglantine est déjà épuisée. Difficile de laisser tomber les matières qu’elle a tant aimée l’année dernière. Elle s’est fait une raison pour la philo mais a bien du mal à ne pas aller en cours de sciences de la vie et de la terre, de physique-chimie et de maths expert. Quant aux cours d’anglais, il y a trop à perdre à ne pas pratiquer pendant toute une année. On y ajoute les incontournables rendez-vous médicaux, les cours de piano, un emploi du temps mal fichu et une belle rhino-pharyngite. La recette est complète pour le visage tiré, la fatigue qui écrase, le raplapla général.

On oublie toujours trop vite que la vie d’Eglantine reste une question de dosage permanent, d’anticipation continuelle, de renoncements récurrents.

Heureusement, Eglantine reste Eglantine. Joie de vivre, vision positive, projection optimiste.

Ce soir, visage reposé après une journée où l’on avait tout annulé, elle était radieuse à l’heure de rejoindre ses tout nouveaux cours de tir à l’arc. Se concentrer, viser, tirer, relâcher. Une métaphore de son quotidien ?

Lors des portes ouvertes en septembre 2022

Schopenhauer, la Bretonne et les embouteillages

En arrivant sur Paris, l’A6 se resserre et les voitures se tassent à l’entrée du périf. Nous, nous prenons la direction de la Porte d’Orléans. Le samedi matin, nous allons chez le médecin d’Eglantine. Devant moi une Bretonne, drapeau noir et blanc sur sa plaque affichant fièrement le département 22 et autocollant A l’aise Breizh, avance à tâtons. Trois voitures s’engouffrent dans l’espace qu’elle garde constamment devant elle. Un peu plus loin, alors que le feu est vert, elle n’avance pas, semblant attendre qu’il passe à rouge. Mes mains caressent le klaxon. J’ai une furieuse envie de pulvériser la Bretonne à coups d’avertisseur.

Le feu passe de nouveau au vert. Elle avance tout doucement. Suffisamment pour que je me faufile à droite et prenne les chemins de traverse. Elle, elle s’engouffre dans le nœud gordien de la Porte d’Orléans.

Enfin je respire.

Peu m’importe désormais les feux, les piétons, les bus, les taxis, les livraisons, les trottinettes, les scooters, les autres voitures ou les vélos. Au moins, j’avance.

Eglantine s’amuse de me voir si heureuse d’être débarrassée de cette voiture.

Je lui fais remarquer que, après avoir été bloquée derrière une conductrice qui semblait refuser d’avancer, tout me semble être désormais fabuleux. N’est-on pas encore plus heureux après avoir vécu un moment pénible ?

Verbe riche et pensée structurée, Eglantine me trouve des points communs avec la pensée de Schopenhauer qui définissait le bonheur par opposition au malheur. Comme M. Jourdain qui découvre qu’il pratique la prose depuis plus de quarante ans, je me réjouis d’avoir des accointances avec Schopenhauer.

Nous contournons le Lion de Belfort et alors que la voiture tremble sur les pavés de Denfert Rochereau, je me régale d’avoir une fille capable de faire de la philo dans les embouteillages.

Que sera, sera

Ultime soir de canicule. Je sors de mon troisième et dernier train. Dans quelques mètres je serai à la maison. Le ciel enflamme les nuages qui moutonnent paisiblement. Le doré vire à l’orange puis au rose. La lumière chaude lutte contre la pénombre qui avale déjà les rues.

Olivier, lui, vient d’arriver en Espagne. Les filles ont préparé leur dîner. Quand je pousse la porte, elles dansent ensemble devant le ventilateur. La chaleur est encore lourde. Leurs sourires m’accueillent.

La rentrée rétrécit le temps, bouscule les heures, consomme les minutes. Elles, elles dégustent la fin de l’été entre sœurs. Petits bonheurs sans les parents. Moment suspendu avant de replonger dans les cours.

Au milieu de la nuit, la pluie tambourine sur le toit. Grosses gouttes, lourdes comme ces années qui marquent la fin de deux cycles importants. Le collège pour l’une. Le lycée pour l’autre.

Que sera, sera…

Qu’il est bon de leur faire confiance et de les voir grandir, malgré les orages.

La photo de rentrée

Il est loin le temps où elles partaient côte-à-côte, leurs gros cartables sur le dos, la grande et la petite, oscillant entre l’excitation de retrouver les ami.es et la crainte de l’inconnu que recèle chaque nouvelle année scolaire. Je les prenais en photo devant la maison. Parfois, Olivier pouvait faire un bout de chemin avec nous. J’ai une très belle image de cet immense papa accompagnant notre petite Eglantine sur le chemin de sa rentrée en sixième.

Ce matin, Eglantine a coiffé son casque, sorti son vélo du garage et glissé son sac dans la sacoche. Pantalon fluide à motifs bleu et blanc, blouse bleu marine sans manche et grosse ceinture de paille, elle est désormais majeure et n’a plus besoin qu’on lui tienne la main.

Hortense, elle, commençait les cours cet après-midi seulement. Je partais aujourd’hui dans le sud-ouest, alors elle a déjeuné chez une amie. Elle a choisi ses vêtements avec soin. Un jean et une blouse bleue et blanche aux larges manches fluides fermées sur le dessus par une série de nœuds. Les mèches rouges qui encadrent son visage depuis le début des vacances se sont estompées dans de doux reflets cuivrés. Elle a rempli son sac du matériel de base. Le même chaque année. A peine si nous complétons la trousse avec un nouveau surligneur.

Je les ai prises en photo. Pourtant, je n’aime pas ces pauses forcées à un moment où elles ont hâte de partir retrouver leurs camarades de classe. L’envie de me souvenir de ces dernières rentrées ? La fin du bac pour Eglantine, la fin du collège pour Hortense. Moments de nostalgie devant ces deux grandes et belles jeunes filles qui construisent leur vie délicatement, artistiquement, scientifiquement, joyeusement, facétieusement, concrètement et avec une richesse d’esprit qui fait rêver.

Prendre son propre départ