Nous avons mis au monde deux fleurs

« La normalité est une route pavée : on y marche aisément mais les fleurs n’y poussent pas. »

Je suis tombée récemment sur cette citation de Van Gogh. Elle résonne encore profondément en moi.

Nous, nous avons mis au monde deux fleurs. Et la normalité n’est effectivement pas notre quotidien.

De nos années à l’étranger, on nous parlait comme d’une parenthèse chimérique, qualifiant notre retour en France d’un retour à la vie réelle. Comme si, parce que nous avions vécu différemment pendant dix ans, passant du portugais au turc, puis au roumain, notre vie n’était pas réelle. Elle ne correspondait tout simplement pas à la norme de ceux qui n’étaient jamais partis. Mais qui correspond vraiment à la norme ?

Nous avons mis au monde deux fleurs. Et notre route a plus le goût des sentiers caillouteux de montagne ou des chemins terreux de campagne que de l’asphalte des autoroutes. Moi qui n’aime rien tant que la ville, je guette régulièrement les plantules qui verdissent les trottoirs en hiver, les sauvages aux fleurs discrètes qui colorent la moindre fissure au printemps, les graminées qui s’éventent dans les rues en été et toute cette flore spontanée qui colonise encore les villes à l’automne alors que la nuit effiloche déjà les jours. Cette nature discrète et tenace qui résiste à nos normes citadines, qui grandit entre les pavés, dans les fissures des chaussées, le long du moindre muret.

Est-ce si important d’être normal ? De suivre des allées bien tracées, des lignes blanches dessinées au cordeau ? J’ai beau tenter de suivre les règles, je ne me sens pas normale. Décalée, à contre-temps, désorientée, embarrassante, maladroite, oui.

Nous avons mis au monde deux fleurs. Et j’aime découvrir le monde avec elles. Chacune est très différente. Je les regarde grandir, tâtonner, découvrir leurs qualités, appréhender leurs singularités, apprendre à vivre avec leurs particularités. L’insatiable curiosité d’Eglantine. L’énigmatique sensibilité d’Hortense.

Je ne les trouve pas normales, dans le sens où elles me semblent hors du commun, loin de la facilité rassurante de la norme. Chacune a des raisons particulières et des façons d’être dissemblables. Les observer et les accompagner est un chamboulement permanent. Elles remettent en cause des conceptions considérées comme immuables. Elles bousculent mes certitudes et mes doutes. Surprennent mes habitudes. Égayent mes platitudes.

Nous avons mis au monde deux fleurs que j’arrose régulièrement et qui colorent nos vies.

Racines d’arbres de Vincent Van Gogh

Des histoires et des fleurs

Entrer chez un fleuriste, c’est être ébloui par une végétation luxuriante. Des odeurs, des couleurs et des textures qui assaillent tous nos sens. Dans le béton des villes, les fleuristes sont des oasis de verdure qui me fascinent. Il m’arrive assez souvent de les photographier, sans trop savoir pourquoi.

L’attirance de la couleur, peut-être. Mais quand je reprends mes clichés ce soir, les couleurs sont trop vives, trop artificielles. Le noir et blanc y apporte de la douceur et recentre le propos sur la texture des pétales, l’accumulation par petites touches des superpositions de fleurs, les jeux de matière entre la végétation, les grands pots en vannerie et les larges pavés d’un trottoir parisien.

Cette semaine, j’ai acheté un jasmin pour une amie. La fleuriste était bavarde. Elle m’a raconté ses sauvetages de plantes. Elle en parlait comme de ses amies. Les amputées pour les bouquets, les jetées dans le fossé, les maltraitées. Elle les récupérait, trouvait le bon endroit pour les soigner et s’en occupait avec délicatesse.

Elle m’a parlé de ce jasmin qui s’accrochait à tout ce qui était à proximité et que son père appréciait tant. Elle avait la voix qui tremblait quand elle m’a confié que cette plante lui permettait de maintenir vivant le souvenir de son père. Il l’avait gardée un été et s’était attaché à ce jasmin délicieusement liant. Le revoyait-elle, vivant et riant, dans la douce odeur délicate des petites fleurs blanches ?

J’aime les petites histoires que les gens racontent ainsi en passant. Elles nourrissent mon imaginaire et colorent le quotidien encore mieux que les fleurs flamboyantes des fleuristes.

Amitié, amour, affection, partager la Saint Valentin

Mon imprimeur a beaucoup d’humour. Plutôt que de multiplier les cœurs dans sa vitrine à l’occasion de la Saint-Valentin, il a mis à disposition des cartes postales à l’énergie du couple franco-allemand. Ainsi, j’ai trouvé à la caisse du Sac de Graines, un magasin de vrac juste en face de L’Imprimoir, une carte postale de François Mitterrand et Helmut Kohl se tenant par la main ; et une autre de Jacques Chirac et Gerhard Schröder se serrant dans les bras. Peut-être en ai-je raté une autre de Charles de Gaulle et Konrad Adenauer s’élançant l’un vers l’autre en 1963 pour la signature du Traité de l’Elysée.

Une bien belle façon de célébrer les 60 ans du Traité de coopération et d’amitié franco-allemand et de rappeler l’importance de la construction européenne pour une paix durable.

Hortense, elle, avait cuisiné de délicieux moelleux à la noix de coco pour son bel italien. Comme c’était trop bon, elle en a refait ce soir pour toute la famille. Avec des petits cœurs en sucre blanc pour rester dans le thème.

Moi, je vous offre une hellébore en noir et blanc, dont j’aime particulièrement le velouté léger baigné par la douce lumière de l’hiver où viennent s’ébattre les pistils sagement désordonnés.

Parce que l’amour, c’est avant tout un sentiment généreux, un attachement désintéressé, un goût de l’autre qui invite à donner et à partager, la Saint-Valentin peut simplement se vivre comme l’occasion de faire attention aux gens que l’on aime, d’une façon générale.

Hortense l’a bien compris, elle qui a offert à sa sœur un énorme donut gourmand pour la Saint Valentin. Pour qu’Eglantine aussi ait quelqu’un qui pense spécialement à elle. Amour de sœurs.

Ca change des cœurs en chocolat et des roses rouges.

De leur côté, les Français et les Allemands s’affrontent sur les terrains de foot. PSG-Bayern, une autre sorte de couple qui fait de l’œil à l’initiative de mon imprimeur. Ça match pour eux ce soir.

Changements d’éclairage

Il en est de l’écriture comme de la photographie ou une peinture de Monnet, la lumière est fugace, l’impression évanescente. Un instant, la lumière filtre à travers les pétales d’une rose et le célèbre poème de Ronsard résonne à mes oreilles. Mignonne, allons voir si la rose...

La minute suivante, un gris maussade écrase les cœurs, éteint les élans, étouffe l’émerveillement.

Si j’écris en regardant la rose dans les raies du soleil, mes mots seront aussi sucrés qu’un loukoum.

Pourtant, si je choisis ce moment où je viens de lire une offre d’emploi qui me fait vibrer alors que je sais que je ne peux pas y répondre, mes mots seront du lait noir.

Travailler n’est pas synonyme d’avoir un emploi. J’ai un emploi. Quelques heures par mois au théâtre de la ville où je suis chargée d’accueillir les artistes. C’est une activité certes rémunérée, mais sans grande envergure. C’est d’ailleurs pour cette raison que cet emploi me convient actuellement très bien. Pas de pression, une très grande souplesse, la rencontre de nouveaux horizons, ceux du théâtre, et l’opportunité de découvrir de nombreux spectacles. La chance, aussi, d’ouvrir le monde des arts vivants à mes filles que j’emmène régulièrement au théâtre.

Mon travail principal, cependant, n’est pas rémunéré. C’est du bénévolat. Un engagement gratuit et volontaire. Je suis co-porteuse de projet des Petites Cantines Antony. Donner, c’est aussi recevoir. Un poncif qui garde pourtant toute sa force pour qui s’embarque dans ce genre d’aventure. Notre objectif est d’ouvrir un lieu où créer des liens de proximité et de qualité entre les habitants grâce à la cuisine participative et aux repas partagés. Mobilisation de communauté. Recherche de financement. Et prospection immobilière pour trouver un local. Passionnant, prenant, désespérant, galvanisant, questionnant, épuisant, énergisant. Beaucoup d’émotions diverses, voire contraires, dans ce projet collectif. Et toujours ce critère indispensable, beaucoup de souplesse.

La souplesse, qualité nécessaire pour accompagner au mieux les progrès d’Eglantine dans l’expérience des limites de son corps qui se fatigue tellement vite. La souplesse, impératif permanent des aidants, cette armée de l’ombre qui soutient celles et ceux qui ont besoin d’un appui pour vivre.

Or, la souplesse n’est pas la caractéristique première d’une grande entreprise qui cherche un/une responsable éditorial-e à temps plein. Ni de celle qui emploie mon ingénieur de mari.

J’ai refermé la fenêtre de l’annonce. Trop tôt.

Heureusement, j’ai la chance d’avoir des amies avec qui parler de cette frustration passagère. Surtout, le sujet n’est pas tabou au sein de cette famille qui me prend tant de temps mais qui m’apporte aussi tant de ravissement. Ce que nous construisons ensemble, tous les quatre, est puissant. Malgré les disputes, les incompréhensions et les dissensions. Malgré, donc, toutes les nuances du désaccord, nous réussissons à nous écouter, nous respecter, nous stimuler, nous protéger, nous encourager, sans nous oublier.

Hortense s’épanouit sereinement. Eglantine se stabilise tranquillement. J’écris tous les jours dans ce blog. Et Olivier trouve le temps de prendre soin de lui en dehors du stress de son boulot.

Alors que je termine ce texte, la nuit est tombée. Mes mots ont la douceur d’un feu de cheminée et Kolinga chante Petit homme. Encore un nouvel éclairage…

Raconte-moi l’amour
Je veux le vivre peu importe le coût
De tes calculs je me fous en somme
C’est l’infini le rendez-vous
Arrête-toi, petit homme
Arrête-toi, petit homme
Arrête ta course folle
Tu ne doubleras personne

Et la lumière fut

J’ouvre un oeil. Sommeil d’après-midi. Soleil d’hiver qui vient transpercer les feuilles d’une clématite dans le salon.

La lumière fuse, redessinant les feuilles d’un vert translucide, plongeant les fleurs dans l’ombre du contre-jour.

Moment fugace avant que le soleil ne disparaisse derrière les premiers nuages. Grâce éphémère du quotidien.