J’ai repris mes ateliers d’écriture

J’ai repris mes ateliers d’écriture. J’en ai deux. L’un, mensuel, à distance, qui m’a permis de me lancer dans l’écriture de nouvelles. Chaque premier vendredi du mois, l’animateur affiche sur son blog une nouvelle consigne. Derrière un ton léger et un humour vivifiant, les contraintes sont réelles et me poussent à bien réfléchir chaque histoire. Nous avons dix jours pour écrire puis les textes sont mis en ligne. Nous avons alors une semaine pour échanger des commentaires sur les textes. L’animateur n’intervient pas avant le troisième jour pour ne pas biaiser les premiers avis. Ses retours sont toujours très intéressants et constructifs. Ce cocon d’écriture mensuel m’a beaucoup apporté ces deux dernières années. Malheureusement, l’atelier s’arrêtera en mai prochain. L’animateur est arrivé au bout d’un cycle. Il a créé cet atelier voilà cinq ans. Il va passer à autre chose.

Il m’est arrivé de ne pas réussir à rendre de texte. Trop de soucis dans la tête. Impossible d’aligner des mots pour extraire le récit qui avait pris vie dans mon imagination. Parfois, aussi, aucune idée ne jaillissait.

Pour l’autre atelier, nous nous retrouvons dans un appartement du centre-ville, trois fois par mois. Une poignée de femmes de trente à soixante-dix ans. L’intérêt de cet atelier est la pratique de l’écriture sous contrainte. Amener à sortir des textes que nous n’aurions jamais écrits. Quinze minutes pour créer un personnage. Quarante minutes pour imaginer une histoire. Avec, là aussi, des contraintes qui nous tirent parfois de profonds soupirs de découragement. Un lieu d’écoute et de partage qui fait du bien à l’âme.

J’ai quitté cet atelier pendant trois mois. Incapable d’écrire en groupe, d’être dans la rencontre. Pas envie de partager, de croiser mes mots avec d’autres. Trop de désarroi et de mal-être.

J’ai enfoui mes problèmes sous le tapis le temps de me retrouver. J’ai bien fait de reprendre des forces. La poussière déborde par tous les coins du tapis. Les prochains mois s’annoncent terribles. Il faudra naviguer entre tristesse, colère, culpabilité, impuissance et renoncement. J’ai perdu ma mère alors qu’elle est toujours en vie. Le peu de liens qui restaient s’est envolé dans son insensée dénégation de la réalité. Personne ne peut plus la suivre dans son monde imaginaire. Mais il faut la protéger d’elle-même.

Heureusement, il reste les mots et les rencontres qu’ils provoquent. Rencontre avec soi et avec les autres. J’ai repris mes ateliers d’écriture juste à temps pour affronter la tempête.

Impression soleil levant, de Claude Monet,
illustre le processus d’écriture, les petites touches qui deviennent nettes, la lumière qui jaillit de la pénombre.

La nouvelle du mois – Eternelle pourriture

« Fuyez, tout est découvert. » Gabrielle pose le télégramme sur son bureau. Elle lève les yeux vers la mer qui s’étale sous les grandes baies vitrées. Elle sourit et passe la main dans le poil soyeux de son chat persan. Enfin, il se passe quelque chose.

Gabrielle n’a jamais fui. Elle s’est cachée, parfois. Elle a subi aussi. Mais elle a toujours rendu coup pour coup. Marthe est morte depuis plus de dix ans. Que pourrait-elle craindre ? Récemment, elle a ouvertement affiché son saphisme devant la caméra de cette jeune journaliste qui avait su retrouver sa trace. Si les murmures mauvais se taisent à son passage, ils se répandent inexorablement. Les gens parlent. La cinéaste avait eu vent de cette vieille lesbienne excentrique vivant à l’année dans une extravagante villa de cette station balnéaire huppée, un peu surannée, nichée au cœur de la côte bretonne.

« Dans ma vie, j’ai été entièrement et absolument lesbienne. »

Gabrielle articulait chaque mot, chaque syllabe. Accoudée à la grande table en fer forgé blanc de la terrasse ouest, la journaliste la questionnait à peine. Elle fumait une cigarette avec la désinvolture d’une jeunesse décomplexée. Gabrielle menait la conversation, digne et résolue.

« En effet, je suis une vieille lesbienne. J’ai trois-quarts de siècle sur les épaules. Mon inclinaison pour les femmes se place à peu près à l’âge de quatorze ou quinze ans. »

La jeune blonde avait exhalé une bouffée de fumée.

A l’écran, la voix grave de Gabrielle, à peine éraillée, occupait toute l’image. Elle était vêtue d’une robe longue ajustée, d’un blanc crème très doux, aux reflets moirés. Son chignon noir était impeccable. Elle se tenait droite. Seule sa tête s’inclinait au rythme des mots qu’elle séparait avec rigueur. Elle aimait être précise et ne souffrait aucune ambiguïté sur ses propos.

Quand le reportage était passé sur Antenne 2, le voisinage avait bruissé de commentaires offusqués. Personne n’était surpris, mais l’exprimer ainsi, à la télévision, quelle impudeur, quelle dépravation. « Tout de même, ce n’est pas normal » grommelait-on en sourdine. Gabrielle estime que les vieilles dames n’ont pas à être respectables. Elle avait traversé le village la tête haute, toisant les habitants. Son bonjour poli, insistant, ordonnait aux gens de la regarder dans les yeux. On raconte même l’avoir vu rire derrière son éternel éventail.

Alors ce télégramme aujourd’hui, un mystère, vraiment ? Une blague, plutôt.

Gabrielle sort de ses réflexions quand on toque trois coups secs à la porte.

« Madame, Monsieur Prigent demande à vous voir. »

Garder toute sa domesticité est sa manière de résister à ce nouveau président, ce Mitterrand, qui veut la spolier, la ruiner, l’anéantir. Cette fortune, sa famille l’a gagnée grâce à des générations de travail acharné. Où était la France quand, miné par sa faillite, son premier mari s’était jeté par la fenêtre du dernier étage de son imprimerie en 1931 ? Aucun fonctionnaire n’était venu éponger ses dettes. Aucun service administratif n’avait simplifié ses démarches. Aucune compensation ne lui avait été versée.

Elle n’avait dû son salut qu’à son père. Il lui avait offert cette magnifique villa, l’Hortensia Bleu, et une rente annuelle pour tenir son rang en attendant de se remarier. Il n’avait pas besoin de préciser que les bluettes de sa fille devaient disparaître derrière la figure respectable d’un mari.

Son premier mariage avait été épouvantable. René la terrorisait. Son corps massif et velu, l’odeur âcre de sa peau, les assauts de son sexe triomphant, la brutalité, l’humiliation. Tout en lui la révulsait.

Gabrielle frissonne en descendant dans le petit salon jaune où l’attend Yves Prigent.

L’homme, debout près de la fenêtre, a le regard perdu sur l’horizon. Il s’agite dès qu’elle pousse la porte. Il transpire. Son énorme ventre met à rude épreuve les boutons de sa chemise. Ses larges joues tombantes et son triple menton tremblent de colère. Il bout derrière ses grosses lunettes noires. Yves Prigent est le maire de cette petite commune balnéaire où les bourgeois viennent chercher calme, luxe et discrétion. Après la guerre, alors que la reconstruction de la France exigeait sacrifices et courage et que les tickets de rationnement n’avaient pas encore disparu, il avait acheté la villa voisine de l’Hortensia Bleu. Marthe et Gabrielle en avaient pleuré de rage.

Yves Prigent pointe un doigt plein de hargne vers Gabrielle.

« Ça vous amuse, vieille gouine ?! »

Gabrielle est déstabilisée. Depuis la mort de Marthe, elle a renoncé à empoisonner la vie de son voisin. Pour se rasséréner, elle l’invite à s’assoir et lui offre une tasse de thé. La voix grave et impérieuse de Gabrielle a toujours impressionné l’ancien épicier. Malgré sa fortune désormais colossale, il se retrouve à obéir comme à l’époque où cette belle clientèle venait se faire servir dans la petite épicerie tellement charmante. « Tu verras, c’est très authentique » se glissaient les rupins à l’oreille. Puis ils repartaient en riant dans leurs voitures décapotables. La guerre approchait et eux festoyaient dans les maisons exubérantes le long de la grande plage. Le petit épicier était une attraction amusante dans leurs folles virées en bord de mer.

Face à la tranquille politesse de la vieille dame, le maire se calme un peu. Il se méfie d’elle mais n’a jamais pu prouver qu’elle et sa dame de compagnie étaient à l’origine des incessants tracas de sa maison. Une invasion de taupes. Une fuite dans sa piscine. Des bruits étranges la nuit dans le parc. Des animaux morts déposés devant les portes. Des marches sabotées. Un seau de poissons pourris placé sous la terrasse. La liste des méfaits était interminable. Cela avait duré des années. Il lui semblait que tout avait cessé après le décès de Mademoiselle Marthe.

De biscuits à thé – l’homme n’a jamais su maîtriser sa gloutonnerie – en questions anodines, Gabrielle comprend que l’ancien épicier frémit moins de colère que de peur. Une menace pèse sur lui. Quelqu’un a-t-il trouvé la preuve de ses activités au marché noir, si longtemps après la guerre ? Est-il possible que ses dénonciations monnayées auprès des Allemands soient finalement punies ? Pourtant, Yves Prigent avait été rapide et malin. Il avait rejoint les maquis bretons juste avant le débarquement.

Peu après la fin de la guerre, les compagnons d’Alfonse avaient rendu visite à Gabrielle. Ils lui avaient donné un petit paquet contenant les derniers effets de son mari. Ils avaient été formels. L’épicier avait dénoncé Alfonse. Un prisonnier allemand le leur avait avoué. Malheureusement, on ne retrouva jamais aucune trace dans les archives de l’occupant. Une partie avait brûlé. Yves Prigent appartenait à la troupe qui avait justement attaqué le siège de l’administration allemande dans la région. Gabrielle ne croyait pas aux coïncidences mais sa seule parole n’avait pas suffi. L’épicier n’avait pas été inquiété. Il était devenu son voisin.

Alors que le petit homme replet prend congé d’elle, Gabrielle se rappelle le télégramme. Aurait-il reçu le même ? Elle appelle un vieil ami qui vit un peu plus loin. Il est en train de tout mettre en ordre pour s’installer quelques temps en Suisse après avoir reçu le télégramme.

Quand la nuit tombe sur le grondement des vagues, Gabrielle s’installe en haut d’une des tourelles de sa villa. Elle tourne le télescope vers la demeure de son voisin, comme Marthe l’avait fait tous les soirs pendant des années. Sa douce compagne avait espéré percer un des secrets de l’homme responsable de la mort de son frère préféré. Marthe et Alfonse étaient inséparables, deux moutons noirs dans une famille traditionnelle de la haute aristocratie bretonne. Elle aimait les filles. Lui les garçons. Gabrielle était tombée amoureuse de Marthe et avait épousé Alfonse. Les apparences étaient sauves. L’Hortensia Bleu devint leur refuge.

La guerre éclata et Alfonse fût mobilisé. Il passa un an sans bouger dans une tranchée alsacienne, réussit à sauver sa peau lors de la défaite, fût transporté en Allemagne avec les autres prisonniers puis s’évada. Il était très affaibli quand il rejoignit finalement l’Hortensia Bleu. Le temps de reprendre quelques forces, il avait organisé son départ vers l’Angleterre pour intégrer les troupes de De Gaulle. Il fût arrêté la veille d’embarquer et fusillé le lendemain. L’épicier l’avait vendu. Marthe perdit son frère adoré. Gabrielle fût veuve pour la deuxième fois. Elle ne se remaria jamais.

Ce soir, dans sa chambre, le maire est agité. Il a défait les boutons de sa chemise et tourne en rond. Il réfléchit à voix haute, agitant ses mains tantôt menaçantes, tantôt implorantes. Il s’éponge le front puis retire un tableau du mur. Un coffre apparaît. A l’intérieur, des liasses de papiers que le petit homme passe en revue. Il s’apaise enfin, repose les documents, referme le coffre et passe dans la salle-de-bain.

Gabrielle ne respire plus. L’agitation d’Yves Prigent est un aveu. Les preuves de sa culpabilité, quelle qu’elle soit – son indécente réussite ne peut venir seulement du marché noir et de délations vieilles de quarante ans – sont dans ce coffre. Elle se lève brusquement, réveillant la chatte assoupie sur ses genoux. Elle traverse la maison en courant et farfouille dans le tiroir de son bureau. Elle trouve immédiatement la carte de la journaliste. Elle a chaud, ses pensées se bousculent. Vite. Trouver le contact d’un homme de main pour cambrioler la maison de ce salaud. Il est temps qu’il paye.

Passée l’excitation de la découverte, Gabrielle se sent faible. Une vieille douleur dans l’épaule se réveille. Sa vue se brouille. Elle se sent terriblement nerveuse. Elle se lève pour se servir un verre d’eau mais s’écroule immédiatement au sol.

Le lendemain, la bonne trouvera le corps et appellera la police. Elle parlera du télégramme. De la visite du maire, de son attitude agressive. La police fera une enquête mais conclura à une simple crise cardiaque.

Le 8 mai 1995, pour les cinquante ans de l’armistice, l’ancien maire posera solennellement au pied du monument aux morts, avec une poignée d’anciens combattants. Regard fier, menton en avant, canne tremblotante. Derrière lui, gravé dans la pierre grise, le nom d’Alfonse, bâillonné au fil doré. Aux braves, la patrie reconnaissante.

La nouvelle du mois : La fourmi

Des jambes interminables et un carré plongeant autour d’un regard de velours.

La porte venait juste de se refermer sur les policiers envoyés par les voisins pour tapage nocturne quand Baptiste avait aperçu Chloé pour la première fois. Elle buvait un verre de vin en écoutant distraitement un jeune homme à la chemise blanche impeccable remontée sur des bras déjà bronzés alors qu’avril découvrait à peine ses premiers rayons de soleil. Baptiste, lui, avait encore son teint cachet d’aspirine. Ils ne sortait jamais sans sa parka ou sa veste de pluie.

Aux premières notes de Bande organisée, Chloé s’était dirigée vers la piste de danse, retrouvant ses copines dans des effusions joyeuses et bruyantes. Les jeunes femmes dansaient ensemble, jouant des hanches et des épaules, chantant les paroles qu’elles accompagnaient de gestes de la main à la manière des rappeurs marseillais. Baptiste avait saisi son carnet et croqué ce groupe de filles qui concentrait tous les regards.

Quand elles furent trop fatiguées pour danser, elles vinrent regarder les dessins de ce drôle de type dont personne n’avait remarqué l’arrivée. Maintenant qu’elles s’étaient regroupées autour de lui, elles découvraient le charme de ses cheveux roux en bataille, de sa mâchoire carrée hollywoodienne et de ses yeux bleus à la clarté troublante.

Chloé, elle, était subjuguée par les longs doigts fins qui maniaient le crayon avec virtuosité. La peau extrêmement blanche, presque diaphane, contrastait avec la précision des gestes et la nervosité des traits où s’exprimait toute l’énergie de leur danse. Elle eût immédiatement envie de ces mains. Elle garda un œil sur Baptiste tout le reste de la soirée, s’assurant d’être régulièrement dans son champ de vision, de sorte qu’il multiplia les esquisses fébriles de la jeune femme.

Baptiste quitta la soirée vers trois heures du matin. Il n’avait pas trouvé le courage de demander son numéro de téléphone à Chloé. L’occasion s’était pourtant présentée quand ils s’étaient retrouvés tous les deux, seuls, dans la cuisine. Mais un groupe de garçons les avaient rejoints au moment où il allait se jeter à l’eau.

***

Il avait revu Chloé quelques jours plus tard. Il buvait un verre en terrasse avec Manon, sa meilleure amie. Chloé avait traversé le carrefour d’un pas pressé. Manon l’avait reconnue la première et l’avait interpelée. Chloé avait commandé un Martini blanc, avec une olive. Baptiste n’avait jamais vu que ses parents boire du Martini. Décidément, cette fille le déconcertait avec bonheur. Au moins avait-il enfin vraiment pu faire sa connaissance.

Elle l’avait imaginé aux Beaux-Arts, elle le découvrait botaniste, spécialiste de la dépollution des sols par les plantes. Elle s’était enthousiasmée pour le sujet, elle dont le ficus dans son studio n’avait pas fière allure. Revigoré par l’intérêt de la jeune femme, Baptiste s’était embarqué dans des explications détaillées sur la phytoremédiation, de l’intérêt d’utiliser des plantes et des champignons pour retirer les radioéléments tels que le césium et le strontium, retrouvés en masse dans la terre après l’incident de Tchernobyl ou les métaux lourds comme le cadmium, qui ont tendance à s’accumuler ensuite dans le corps humain.

« Tu vois, si on arrive à identifier les bonnes plantes, ou à les créer, on peut aussi imaginer dépolluer des sites tels que les anciens chemins de fer. On y trouve plein de plantes sauvages qui sont normalement comestibles. Mais avec la pollution par les métaux des rails et des trains, je te déconseille d’essayer de t’en faire une salade ! »

Le jeune homme, souvent un peu voûté, comme peuvent l’être ceux qui ont été grands plus tôt que les autres, se redressait quand il parlait de son sujet de recherche. Ses mains mimaient ses paroles. Ses gestes étaient de plus en plus amples. Manon lui tapota délicatement le bras en lui murmurant : « Baptiste, attention, tu t’emballes. » Il eut un petit rire nerveux, inspira profondément, balayant l’air de la main comme pour chasser le flot de ses paroles. Il s’excusa puis plongea le nez dans sa pinte pour se donner une contenance. Son dos s’était de nouveau légèrement arrondi.

Chloé était fascinée par cet homme qui n’avait visiblement aucune conscience de sa beauté. Quand Baptiste parla des balades qu’il organisait sur la Petite Ceinture pour sensibiliser les citadins à la présence bienfaisante des plantes sauvages, Chloé s’engouffra dans l’ouverture. Elle l’accompagnerait. Il n’en revenait pas que cette fille à la beauté éclatante embarque ainsi dans une de ses passions.

***

Ils firent l’amour le samedi suivant, en revenant de la Petite Ceinture, dans l’appartement de Baptiste, un petit deux-pièces encombré de boutures dans des bocaux en verre disparates, de plantes séchant au plafond, de feuilles de dessin volant aux quatre coins de l’appartement et d’épais dossiers de recherche. Elle aima sentir ses mains sur sa peau, sa fougue, sa tendresse. Elle se sentit sereine dans toute l’attention qu’il lui portait.

***

Au mois de mai, Baptiste lui cuisina des beignets de fleurs de sureau. Elle posta sur instagram ses salades assaisonnées de feuilles de lierre terrestre ou de tiges de berce coupées en morceaux. En juin, elle s’amusa de le voir grimper dans les tilleuls pour en cueillir les fleurs qu’il mit à sécher en prévision des infusions d’hiver. En juillet, il profita des quelques semaines de vacances de Chloé pour l’emmener dans le chalet de ses grand-parents sur les hauteurs de Saint-Gervais.

Ils partaient randonner au petit matin. Ils emportaient des sacs en papier pour cueillir quelques plantes. Les ruisseaux qui dévalaient les pentes arborées était propices à la Reine des prés. Chloé collectionna les selfies au milieu des touffes de fleurs cotonneuses à la douce odeur d’amande.

Elle affichait un sourire radieux qui donnait des ailes à Baptiste. La vie du jeune homme semblait d’ailleurs prendre un nouveau tournant. Ses recherches avançaient à grands pas. Il préparait un voyage en Albanie à l’automne. Une plante particulièrement intéressante venait d’y être identifiée par l’équipe du professeur Dallais et il avait été invité à les rejoindre.

« Rends-toi compte, dit-il à Chloé, l’Alysson des murs est une hyperaccumulatrice. Elle extrait le nickel du sol par ses racines. Les paysans du coin la cultive désormais intensément. Nous allons pouvoir collecter des données précieuses sur une base de travail conséquente. C’est révolutionnaire ! »

Ils venaient de s’assoir sur les hauteurs de la Tête Noire. Le Mont Blanc se devinait derrière les hauts mélèzes. Le sol était couvert de myrtilles qu’ils avaient prévu de ramasser après leur pique-nique. Chloé ouvrit la boîte contenant les morceaux de carotte crue que Baptiste avait découpés pour eux. Il emportait toujours des crudités pour accompagner les sandwichs qu’il préparait le matin même avec d’épaisses tranches de pain de campagne, du jambon de pays et un excellent reblochon fermier. Chloé avait obtenu de haute lutte le droit d’y ajouter un paquet de chips. Elle glissait aussi du rosé dans sa gourde isotherme. Elle voulait profiter de ses vacances même si elle avait troqué Ibiza pour les Alpes.

***

Soudain, Baptiste se mit à hurler. Il venait de trouver une fourmi dans les carottes. Baptiste était mirmicophobe. Pas facile pour un botaniste de terrain de ne pas supporter la présence des fourmis. Mais en suivant quelques règles simples, il arrivait à ne pas trop en souffrir. Toute nourriture était notamment soigneusement emballée dans des boîte étanches. Et ils observaient attentivement le sol avant de s’installer pour déjeuner.  Il avait déjà eu plusieurs discussions à ce sujet avec Chloé. Suivre des règles n’était pas la plus grande qualité de la jeune femme. Elle aimait surtout lâcher prise et se laisser porter par la vie.

Or Chloé avait posé la boîte de carottes ouverte au milieu des myrtilles. Décidément, elle était incapable de respecter les règles de bases que Baptiste lui avait pourtant répétées mille fois. D’autant qu’une fourmi reste rarement seule. Déjà, de nouvelles petites têtes noires apparaissaient entre les pierres, certainement attirées par les miettes des sandwichs et, là, par ces morceaux de chips échappés de leur sachet.

Baptiste suait à grosses gouttes. Il était rouge de fureur mais incapable de bouger, statufié par sa peur viscérale de ces insectes. Chloé fit usage de tout son charme pour le calmer tout en écartant une à une les petites bêtes indésirables. Elle était vraiment désolée mais sentait bien que l’incident avait pris des proportions extraordinaires pour Baptiste. Il ne mangea rien et ils redescendirent à toute allure sans cueillir une seule fleur de Reine des prés.

Le soir, Baptiste ne déposa même pas un baiser sur les lèvres de Chloé. Il lui tourna le dos.

Le lendemain, leurs discussions restèrent tendues. Désormais, chaque action de Chloé irritait Baptiste. Son dédain des gestes élémentaires de recyclage. Sa manie de boire du coca. Son habitude de mettre ses pieds sales sur le canapé. Sa façon de laisser la vaisselle tremper au lieu de la laver rapidement pour éviter d’attirer les bestioles. Sa joie à partager sa vie sur les réseaux sociaux au lieu d’en profiter simplement.

***

Dans le train du retour, Baptiste craqua complètement quand une fourmi sortit tranquillement du sac où Chloé avait rangé un paquet de biscuits entamé. Il quitta le wagon sans un mot et alla s’installer à l’autre bout du train, dans la même voiture qu’une troupe de scouts. Il préférait le brouhaha des ados à la simple idée d’une fourmi.

Il retrouva Chloé au bout du quai, Gare de Lyon. Il avait préparé ses mots pendant le voyage. Il tenta d’être doux, expliqua que, vraiment, ça ne pouvait pas marcher entre eux même si, bien sûr, il avait passé des mois merveilleux avec elle. Et puis, il ne savait pas combien de temps il resterait en Albanie. Non vraiment, ça n’avait pas de sens de continuer leur relation.

Il fut sincèrement triste de voir des larmes couler silencieusement sur la peau douce des joues de Chloé. Mal à l’aise, il partit sans se retourner, le dos voûté, pressé de prendre le métro qui le ramènerait dans son appartement où, enfin, il était certain de ne trouver aucune fourmi.

***

Une fois qu’il eut disparu dans les entrailles de la gare, Chloé sortit son téléphone pour demander à Marco de venir la chercher en scooter. Elle avait rencontré ce jeune italien à un vernissage à la fin du mois de juin. Il était déjà fou d’elle mais Chloé avait prolongé au maximum cette phase de séduction qui était sa préférée. Quand les hommes faisaient preuve d’une imagination débridée pour la charmer.

Marco arriva quinze minutes plus tard. Il sentait bon. Il avait dû prendre une douche rapide avant de venir. Elle renifla délicatement son cou en lui faisant la bise et plongea un regard intense dans ses yeux sombres et gourmands.

***

Avant de monter sur le scooter, elle sortit une boîte de son sac et libéra une vingtaine de fourmis affolées sur le bitume parisien.

L’obscure grandeur de Rome

La grande salle de spectacle du collège d’Hortense bruisse des murmures de sa classe de quatrième. Assis aux deux premiers rangs, les élèves se sont habillés pour l’occasion. Jolies robes pour les filles. Chemises blanches, veste ou veston pour les garçons. Ils découvrent ce soir le livre sur lequel ils ont travaillé toute l’année avec leur professeure de français et de latin.

Dans cette classe Si l’antiquité m’était contée, les élèves écrivent des nouvelles par groupe de deux, trois au quatre. Les contraintes sont simples : l’histoire doit se placer dans la villa de Titus, près du Colisée romain. Chaque nouvelle respecte impérativement le contexte historique du IIè siècle après J.C et les auteurs doivent introduire dans leurs textes des phrases en latin.

Défi relevé pour Hortense avec ses amies Marie et Lucie. Une histoire à six mains et trois cerveaux, sombre, réaliste et stylée autour de deux jeunes esclaves dans la domus de Titus pour construire avec les autres le recueil de nouvelles L’obscure grandeur de Rome.

Chaque élève vient chercher son livre sur scène. Petite photo souvenir avec l’ouvrage dans les mains, entouré.e de la prof de français et de celle d’arts plastique – pour les illustrations.

Ambiance détendue mais sérieuse. Dans la salle, les parents sont tous venus clôturer cette belle année d’écriture aux côtés de leurs enfants.

Pour nous aussi, pas question de manquer l’évènement.

Il nous reste maintenant à lire l’ouvrage, en commençant par la nouvelle d’Hortense, Condamnés.

La nouvelle du mois – Au bord de la route

Nous pouvons accélérer et renforcer notre assise financière afin d’accroître nos performances.

Alain suit le discours du CEO qui parcourt la scène. Les chiffres apparaissent sur l’écran géant. L’homme est  grand, fin, dynamique derrière ses élégantes lunettes noires, vêtu d’un costume noir, de chaussures de cuir noir, impeccables, d’une cravate noire et d’une chemise blanche aux poignets amidonnés, fermés par des boutons de manchettes. A cette distance de l’estrade, Alain n’en distingue pas le motif.

Nos produits n’ont jamais été d’aussi bonne qualité.

Alain sourit. Cette phrase ne veut rien dire. Leur groupe est le leader européen des produits d’entretien. Il y a belle lurette que leur gel WC détartre, désinfecte et fait briller ; que leurs éponges ont montré leur efficacité et leur durabilité ;  et que les couleurs de leurs gants ont conquis les ménagères. Sûr qu’il est difficile de faire mieux.

Alain aime travailler pour un leader. Quand il déjeune chez sa mère le dimanche, il gare son Audi Q5 ostensiblement dans l’allée. Son poste lui permet d’avoir un véhicule de fonction. Quand il roule dans sa voiture grise métallisée, il est l’entreprise. Elle est lui. Il s’enfonce au plus profond de son siège en cuir, lance sa playlist Renaud de la pulpe du doigt sur l’écran central et appuie avec délectation sur l’accélérateur. Il sent le moteur monter rapidement en puissance. Il est grisé par la vitesse. Cette voiture symbolise le pouvoir de ses responsabilités et la valeur de son investissement chez Radcliff Benchriser.

Le CEO, discret micro serre-tête sur son épaisse chevelure, enchaine les slides. Alain connaît ces chiffres par cœur. C’est son travail qui défile devant tous les cadres du groupe. Pas question qu’Imbert en récupère les lauriers. Alain resserre le nœud de sa cravate rouge. Il plisse les yeux. Sa stratégie était la bonne. Mettre Darget en copie de son dernier mail devrait éviter de se faire doubler par Imbert. Mais bordel, où c’est qu’j’ai mis mon flingue, résonne en rythme dans la tête d’Alain.

Dans l’open space, personne ne sait qu’Alain préfère Renaud à Michel Sardou. A vrai dire, personne ne sait ce qu’aime Alain. La musique n’a pas sa place dans les tableaux de reporting, la gestion de l’activité, le contrôle de la rentabilité des investissements. Exactement ce que présente leur CEO en cette matinée de séminaire pour les cadres dirigeants du groupe.

Les applaudissements fusent. La prez s’est bien passée. Alors que tout le monde se lève pour la pause déjeuner, Alain se dirige vers son n+1. Son téléphone vibre dans sa poche. Un message de son assistante pour savoir si tout s’est bien passé. Quand il relève la tête de son écran, Alain aperçoit Imbert entamer la conversation avec leur chef. Les sourires sont satisfaits et complices. Quand Alain arrive enfin à leur hauteur, son n+1 a terminé les félicitations. Il doit les quitter. Imbert lui a coupé l’herbe sous le pied. Encore. Alain sent des gouttes de sueur perler dans son dos. Mais bordel, où c’est qu’j’ai mis mon flingue.

Il passe le reste de la journée à se remémorer toutes les petites vexations des derniers mois. Imbert est en train de lui piquer sa place, il en est sûr. Comment le groupe peut-il être aveugle à ce point ? Imbert, c’est de la poudre aux yeux. Tout est dans la forme, rien dans le fond. En creusant un peu, on constate rapidement qu’il ne connaît rien à ses sujets. Mais les chefs n’ont pas le temps de creuser. Ils aiment le bagou du jeune quarantenaire qui a calqué son look sur celui du CEO. Pour la première fois, Alain sent le poids de son âge. Cinquante-six ans, pourtant, ce n’est pourtant pas si vieux.

Dans le miroir des toilettes, Alain observe l’homme en face de lui. Les cheveux poivre et sel, plutôt sel que poivre d’ailleurs. Depuis quand ? Le front déjà bien dégarni, la peau un peu flasque, les poches sous les yeux. Déjà qu’il a un regard de fouine avec ses petits yeux resserrés sur son gros nez, ses cernes gonflés lui sautent aux yeux. Il se sent laid. Il se passe de l’eau froide sur le visage et rejoint la grande salle de conférence pour une dernière table ronde sur les enjeux environnementaux.

Alain profite du relâchement général pour poster un commentaire bien senti sur LinkedIn. Difficile de montrer son implication sans laisser entendre qu’il tire la couverture à lui. Chantal, son assistante, est la première à liker sa publication. Cette femme l’angoisse. Elle semble le suivre comme son ombre. Elle est une des rares à être encore plus âgée que lui. Il aurait bien aimé avoir la petite Chloé. « Vous, vous avez déjà la crème de la crème avec notre Chantal » avait rétorqué son chef quand il avait demandé à ce que la nouvelle assistante lui soit attribuée. Il voit régulièrement Imbert reluquer le cul de son assistante quand lui se contente des chandails ternes de Chantal.

Ce week-end là, Alain dort mal. Ce séminaire l’a éteint. Il n’a envie de rien. Il est épuisé, pourtant il ne ferme pas l’œil de la nuit. Lundi matin, il lutte pour sortir de son lit, quitter le confort de son pyjama et enfiler son costume bleu marine. Il reste un moment assis derrière son volant avant de mettre en route le moteur de son Audi. Sur l’autoroute, son pied refuse d’appuyer sur l’accélérateur. Il se fait doubler par un camion peint en camaïeux de roses estampillé Lucia trotter et plein de pictos de réseaux sociaux qu’il ne fréquente pas.

Il regarde le camion quitter l’autoroute à la sortie suivante. Il se concentre sur son volant et tente encore une fois d’accélérer. Son corps refuse de lui obéir. Soudain, il réalise que, lui aussi, il devait sortir de l’autoroute. Pris de panique, Alain ralentit encore plus. Il réfléchit à la meilleure manière de faire demi-tour. Mais on ne rebrousse pas chemin sur une autoroute. Excédé par sa lenteur, trois voitures et un semi-remorque klaxonnent rageusement le Q5.

Trente minutes plus tard, Alain est enfin revenu à la sortie 35. Il ne comprend toujours pas pourquoi il n’a pas suivi la route habituelle. Il l’emprunte du lundi au vendredi, toutes les semaines, hors jours fériés, week-ends et quelques vacances qu’il passe invariablement avec sa maman. Aujourd’hui, son corps ne lui répond plus. A la sortie du bois de Dorancy, Alain aperçoit le camion rose sur le bord de la route. Emmitouflée dans une épaisse parka jaune, un bonnet bleu turquoise enfoncé sur la tête, une femme brave les premières gouttes de pluie et examine une roue.

Alain se gare devant le camion et rejoint la parka jaune.

– Un problème ?

– J’ai crevé.

Elle a un léger accent espagnol et un petit anneau dans le nez. Elle tapote sur son téléphone alors que la pluie devient plus forte.

– Viens, on se met à l’abri !

Et elle contourne son camion, ouvre la porte latérale et grimpe à l’intérieur d’un bon athlétique.

– Attends, je te sors l’escalier, ce sera plus simple !

Elle ne semble ni surprise, ni apeurée par Alain. Sa présence paraît évidente, naturelle, presque attendue.

Alain comprend pourquoi en découvrant six museaux se tourner vers lui quand il entre dans le camion. Aucun ne grogne. On n’entend que la pluie qui tambourine désormais sur la taule. Le camion est bien plus grand qu’un camping-car mais beaucoup plus petit que ceux de Radcliff Benchriser qui sillonnent l’Europe, reliant leurs sites de production aux différents points de vente.

L’intérieur du camion ressemble à une serre. Des dizaines de plantes sont accrochées dans tous les coins d’un capharnaüm de bois de récupération et d’objets hétéroclites et colorés. La femme lève le nez de son téléphone et lui sourit.

– C’est sympa de t’être arrêté. Moi c’est Lucia, et toi ?

Dans son costume sévère, Alain se sent complètement décalé. Lui qui mène ses équipes à la baguette se découvre gauche et maladroit dans l’univers parallèle de ce camion. Pourquoi est-il monté ? Il s’assoit avec Lucia sur les banquettes colorées à l’arrière du camion.

– Je ne peux pas te proposer un café, je débranche le gaz quand je roule. Tu peux m’emmener ?

Elle a trouvé un ami qui peut l’aider à changer son pneu. Il s’est mis en route, mais il n’est pas à côté. Il arrivera cet après-midi, voire ce soir.

– Tu sais, sur la route, on ne sait jamais vraiment combien de temps on va mettre.

Il ne sait pas mais il hoche la tête d’un air entendu.

En attendant, elle a besoin d’aller dans un garage pour acheter un pneu. Elle cherche sur son téléphone l’endroit le plus proche. Elle a finalement branché le gaz et mis de l’eau à chauffer pour le café.

Le téléphone d’Alain se met à vibrer. Un appel de Chantal. Pour la première fois de sa carrière, il ne décroche pas. Il regarde le téléphone, hébété, tétanisé.

– Ca va pas fort toi, déclare Lucia en déposant un café fumant à côté d’Alain.

Un jeune chien vient le renifler. Il laisse un filet de bave sur son pantalon.

Alain relève la tête et croise le regard de Lucia. Elle est plus jeune que lui, mais pas tant que ça non plus. Elle doit avoir le même âge qu’Imbert. Imbert… C’est lui maintenant qui l’appelle.

Lucia prend le téléphone, le dépose sur la banquette et frotte les mains d’Alain.

– Ola ! Va falloir te réparer toi aussi. Mashallah ! s’exclame-t-elle en lui pinçant la joue.

Alain est surpris, mais il se laisse faire, envoûté par le sourire et la douceur de Lucia. Elle lui dénoue sa cravate et lui tend le café.

– Allez, bois, tu en as encore plus besoin que moi.

En quelques minutes, Lucia a trouvé un garage où acheter le type de pneus adapté pour Freddy. C’est le nom de son camion.

– Douze ans ensemble sur les routes du monde entier. Tu comprends, c’est mon meilleur ami.

Elle tapote la banquette, pensive. Son regard pétille des milliers de souvenirs accumulés avec Freddy.

Assise sur le siège en cuir du Q5, Lucia semble ratatinée. Comme un coquelicot qu’on aurait mis dans un vase. Face au tableau de bord rutilant, elle a perdu son éclat. Alain suit le GPS jusqu’au garage. Il n’a pas fallu dix minutes pour que Lucia change la playlist sur Spotify. Mistral gagnant, c’est sympa, mais avec cette pluie, il faut nous mettre du soleil dans les oreilles ! Et elle choisit une musique mixant des airs orientaux à un jazz classique.

Elle attrape son gros sac sur le siège arrière, en sors une caméra et commence à se filmer. Elle raconte sa galère et présente Alain comme son sauveur. Elle retrouve ses couleurs face à l’objectif.

Au garage, Lucia négocie âprement. Puis elle paye en liquide et charge l’énorme pneu dans le coffre d’Alain. Elle a confié la caméra à Alain et elle commente tout ce qui se passe. Sur le chemin du retour, elle a repris sa caméra et filme Alain, la route et la pluie qui a recommencé à tomber.

Au détour d’un virage, le ciel se pare d’un arc-en-ciel. Un rayon de soleil vient illuminer les verts printaniers et les fleurs des arbres. Lucia demande à Alain de s’arrêter.

– On va s’occuper de toi maintenant.

Sur l’écran du téléphone d’Alain, les notifications se succèdent. Pourtant, il suit Lucia. Elle s’enfonce sur un chemin de terre. Avec ses chaussures de ville, Alain dérape souvent. Il est obligé de regarder où il pose les pieds pour ne pas perdre l’équilibre. Il entend un ruisseau couler de l’autre côté des arbres. Lucia semble chercher quelque chose.

– Là ! s’écrie-t-elle soudaine, folle de joie. Regarde ! J’étais certaine qu’on en trouverait.

Et elle se met à cueillir des feuilles dans les sous-bois. Longues, oblongues, elles sont penser à du muguet. Lucia frotte une feuille entre ses doigts et approche sa main du visage d’Alain.

– Tu sens ?

– Ça sent l’ail ! répond Alain, surpris.

– C’est ça ! C’est de l’ail de ours. Avec quelques œufs, ça va nous faire une très bonne omelette. Allez, aide-moi à en cueillir. Ça réduit beaucoup à la cuisson. Un peu comme les épinards.

Alain s’accroupit et cueille les feuilles tendres. Lucia filme et commente la cueillette. Elle est enthousiaste. Il y a longtemps qu’elle n’avait pas trouvé un tel spot d’ail des ours. Elle promet de revenir dès qu’elle aura réparé Freddy et de leur donner alors sa super recette de pesto à l’ail des ours. Elle parle à sa commu. Alain la regarde faire, subjugué.

Lucia range leur récolte dans un sac plastique qui a servi plus d’une fois. Elle le noue sur son sac-à-dos et continue de suivre le chemin. Un peu plus loin, elle semble enfin avoir trouvé ce qu’elle cherchait. Au bout d’une pente herbeuse, un saule étire ses branches couvertes de bourgeons au bord d’un ruisseau.

– Enlève tes chaussures, ordonne Lucia avec son accent espagnol.

Alain ne bouge pas.

– Allez, enlève tes chaussures, vas-y ! reprend-elle en riant derrière sa caméra.

Elle ne se moque pas de lui. Sa voix est chaude comme un soleil d’été. Elle pose sa caméra et retire ses chaussures. Elle agite ses orteils devant l’objectif.

Alors Alain dénoue ses lacets et retire ses chaussettes en laine d’Ecosse. Il frissonne en posant ses pieds nus dans l’herbe humide. Lucia le prend par la main et l’emmène vers le ruisseau. Alain n’aime pas sentir la boue sous ses pieds. Il évite de justesse d’écraser une limace et perd l’équilibre. Lucia le retient. Son rire est communicatif. Alain se détend. Petit à petit il accepte de poser toute la plante de son pied au sol, faisant confiance aux brins d’herbe pour ne pas glisser.

Au bord du ruisseau, une poule d’eau s’enfuie à leur arrivée. Ils s’assoient sur la berge, les pieds dans l’eau glacée. L’arc-en-ciel a disparu. Désormais, le ciel est clair et le soleil chauffe leurs nuques. Alain ferme les yeux et penche sa tête en arrière pour profiter de la chaleur sur son visage.

De retour au camion, Lucia fait sortir les chiens et se met en cuisine. Alain se demande comment un si petit espace peut contenir autant de choses. Le camion est organisé en strates dont chacune à son utilité. Une trappe dans le sol et on trouve des réserves de nourritures. Des bocaux collés au plafond contiennent épices et autres aliments nécessaires pour cuisiner. Lucia a aménagé un grand espace pour ses chiens en-dessous de son lit. Et elle a même un petit atelier pour fabriquer des bijoux.

Jack, l’ami de Lucia, les rejoint au milieu de l’après-midi. Changer la roue de Freddy n’est pas une mince affaire. Il voyage avec Caro dans un van bien plus petit que Freddy. Ils ont rencontré Lucia en Turquie, une plage où chacun avait sa place sans être les uns sur les autres. Tu vois, la van life, c’est sympa, on partage de ouf, explique Jack, mais on a besoin d’être chacun chez soi. C’est aussi un mode vie hyper solitaire.

Alain les trouve très soudés et connectés pour des solitaires. Il se sent bien plus seul. Ses seuls contacts sont des relations professionnelles. Et sa maman. Le soir, il rentre tard dans un un appartement sans âme où il y a bien longtemps qu’il n’a même pas essayé de ramener une femme.

Quand la nuit tombe, Freddy est réparé. Lucia s’installe derrière son volant. Il lui faut trouver un endroit pour la nuit. Freddy n’est pas partout le bienvenu. Jack et Caro ont un plan à deux heures de route. Il est temps de repartir.

Assis au volant de son Q5, Alain rallume son téléphone. Au milieu des trois cent quarante-sept notifications de mails et autres messages, personne à qui raconter sa folle journée dans cette bulle hors normes. De retour chez lui, il retire ses chaussures et ses chaussettes. Il a les pieds noirs. Son costume est bon pour le pressing et sa chemise sent l’ail, le chien mouillé et la transpiration. Pour la première fois de sa vie, Alain va se coucher sans savoir de quoi demain sera fait. Une seule certitude, le groupe Radcliff Benchriser n’est plus le centre absolu de sa vie. Il laisse ça aux longues dents des Imbert et compagnie.

Le flou de son avenir ne l’angoisse pas. L’arc-en-ciel des possibles le rassure. Il pense à Lucia, Jack et Caro et s’endort paisiblement pour la première fois depuis des années.

Pluton en Verseau, je prends de la vitesse

Il paraît que c’est rarissime. Le 23 mars, Pluton est entrée dans la constellation du Verseau. La dernière fois, c’était pendant la Révolution française. Mais c’est bien sûr !

J’ai du mal à tenir la cadence des Tasses de Thé ces dernières semaines. Les deadlines s’enchaînent. Le temps se contracte sans que je ne le vois passer. Puis j’ai besoin de pauses pour récupérer. Finalement, le résultat est le même. Je n’écris pas pour le blog.

Cependant, cette vie en accordéon n’est pas synonyme de bras baissés ou de petit moral. Avec le printemps qui explose dans les arbres et les parterres fleuris, le soleil qui se glisse dans les cœurs et Pluton en Verseau, ma vie se peuple de petits exploits ordinaires.

Mon projet des Petites Cantines est en train de prendre une nouvelle dimension. C’est épuisant mais tellement enthousiasmant. Je continue d’écrire et j’espère que vous aimerez la nouvelle de ce mois-ci. Encore l’histoire d’une rencontre, de la recherche d’un équilibre personnel, de bienveillance et d’écoute de soi et des autres. Et peut-être une piste de boulot en freelance de rédactrice web. J’attends les premiers retours. Pas de pression. Même si pour une question d’estime de moi, j’aimerais que ça colle.

Ça se bouscule.

Et les deux semaines de vacances qui débutent ce soir vont, je l’espère, permettre d’apaiser un peu tout cela.

D’autant qu’il me reste un dossier de reconnaissance de handicap à terminer.

Au boulot !

Comme le chante Izïa, je prends de la vitesse.

Grosse différence avec la chanson, je suis ravie d’avoir mon homme à mes côtés, qui croit en moi et soutient tous mes projets.

Les grumeaux

De cette façon ou d’une autre,
Comme ça vient ou ne vient pas,
Ayant parfois le pouvoir de dire ce que je pense,
Et d’autres fois le disant mal et avec des grumeaux

Fernando Pessoa

Les grumeaux, c’est ma tête certains soirs. Quand je ne sais pas vraiment quoi écrire, quand mes pensées se collent les unes aux autres et que plus rien n’en sort.

Un soir, j’ai ouvert au hasard le gros volume des Oeuvres de Pessoa dans La Pléiade et je suis tombée sur ces mots. Écho à la bouillie qui m’envahit parfois. Mais avec des mots qui sonnent juste.

Alors mon esprit oscille entre admiration et désespoir.

Ce soir je broie du noir. N’est pas Pessoa qui veut. Je patauge dans la boue, incapable de me hisser dans le ciel pour faire virevolter le quotidien de ma Tasse de Thé.

Je relève tout de même mon défi et publie ces quelques mots. Souvenir d’un moment d’ombre en attendant le soleil.

Pourquoi la Tasse de Thé

Mais maman, pourquoi tu écris ton blog ?

Question d’Hortense hier soir alors que je prenais le temps de publier la nouvelle du mois de février et de changer – encore une fois – la mise en page de la Tasse de Thé.

Parce que ça me fait du bien.

Réponse acceptable bien qu’insatisfaisante. Cette question, je me la pose aussi parfois. Grâce à Hortense, à une insomnie et à Pessoa, j’ai entrepris de développer mon explication.

Écrire, c’est chercher les mots pour exprimer mes sentiments, retranscrire mes sensations, traduire la couleur de mes impressions. Une investigation qui exige de l’observation, de l’attention et de la réflexion. Bref, une mise en perspective de la somme de ces petits évènements qui constituent une existence.

Je remarque qu’effectivement, depuis que j’ai recommencé à alimenter ce blog, je pousse mes pensées plus profondément, curieuse et vigilante à ce que je perçois, à ce que je comprends, à ce que j’ai envie de partager. Loin du bouillonnement quotidien, la Tasse de Thé infuse le temps qui passe, exhalant ensuite des parfums cléments et généreux.

Partager ces réflexions, ces découvertes et ces enthousiasmes avec les lecteur·rice·s – peu nombreux·ses mais tellement fidèles – de la Tasse de Thé offre une dimension plus large que la simple tenue d’un cahier personnel, transformant un drôle de défi personnel – écrire tous les jours une Tasse de Thé – en une relation bienfaisante.

Je pense à la maman d’Olivier qui commence sa journée avec ma Tasse de Thé, à Églantine qui aime découvrir ce que je raconte de nous, et d’elle en particulier, à notre ami et voisin le Père Noël, qui a régulièrement demandé sa Tasse de Thé toutes ces années où elle est restée en jachère, et à ces quelques autres, connus ou inconnus, qui laissent parfois une trace.

Leur regard bienveillant porte mon écriture. L’écriture me structure. Échafaudage à l’armature fragile qui requiert un entretien quotidien mais qui me fait tant de bien. Pour répondre à la question d’Hortense.

Le bonus, ce sont les surprises qu’apportent le flot de mes pensées. Aujourd’hui, j’avais imaginé vous parler du Portugal, de Pessoa et de Mariza. Mais vous verrez demain, où après-demain – bientôt en tout cas – que ce n’est pas si loin du sujet d’aujourd’hui.

La nouvelle du mois – Au bruit rose de nos rencontres

Yacine pose son casque sur la table de mixage. Ses yeux piquent. Il éteint ses écrans et ouvre le store électrique de la baie vitrée. La lumière douce de la fin d’après-midi inonde le studio. Il ouvre la porte et inspire une grande bouffée d’air parfumé aux pins maritimes et aux genêts. Les journées de printemps s’étirent en soirées rougeoyantes. S’il part maintenant, il pourra regarder le soleil descendre lentement sur l’océan.

Il quitte sa petite maison basse du fond du bassin d’Arcachon au volant de l’antique Twingo bleue de sa grand-mère. Il rejoint rapidement la route forestière qui mène au Grand Crohot. L’autoradio crachote Feeling good de Nina Simone. A cette saison, il ne croise que les voitures des surfeurs venus tâter la vague après le boulot.

Ils les retrouve sur le parking, les combinaisons retroussées sur les reins, les pieds nus dans le sable et les aiguilles de pin, et les cheveux encore salés. La fraîcheur du vent du soir ne trouble pas leurs larges pectoraux alors qu’ils rangent leur matériel. Yacine se gare un peu à l’écart pour déployer son physique d’asperge anorexique loin de ces lions de mer. Il enfile sa vareuse jaune achetée à la coopérative maritime et monte le chemin de caillebotis de bois.

Arrivé en haut de la dune, il est saisi par le vent qui lui ébouriffe les cheveux. Il ouvre les bras et prend une grande inspiration, un large sourire sur le visage. Il retire ses converses bleu marine, les attache ensemble par les lacets, y glisse ses chaussettes, retrousse les bas de son jean et dévale la dune en courant. Il évite les bidons en plastique charriés par les dernières tempêtes, saute par-dessus les premières laisses d’algues, ne prête pas attention au mordant des coquillages et se précipite dans l’écume des vagues essoufflées qui viennent mourir sur le sable. Il reprend sa respiration alors qu’un rouleau plus fougueux éclabousse son pantalon.

Face à lui, le soleil rose orangé enflamme le ciel. L’océan prend cette couleur de zinc violet que Yacine aime particulièrement. Il remonte sur la plage et s’allonge dans le sable sec. Les bras et les jambes écartés, il fait l’ange en regardant les filets de nuages roses, jaunes et mauves au-dessus de lui.

Soudain, il sursaute. Une truffe froide est venue caresser son pied gauche. Il se redresse sur ses coudes et découvre, assis face à lui, un chien au pelage noir profond et aux yeux doux qui le fixe silencieusement.

« Bonjour toi » lui lance Yacine.

Alors le chien commence à émettre un gémissement à peine audible par-dessus le bruit des vagues qui déferlent continuellement, se cognant les unes aux autres. Yacine observe le chien avec curiosité. Il cherche quelqu’un sur la plage qui pourrait être son maître. Seule la silhouette lointaine d’un pêcheur solitaire se détache plus au nord. Le gémissement se transforme en une longue plainte puis en un hurlement désespéré.

Yacine s’approche du chien pour le rassurer. Celui-ci se met à tourner sur lui-même en remuant la queue et jappe frénétiquement en faisant des cercles de plus en plus grands autour de Yacine. Il semble lui demander de le suivre. Yacine quitte la lumière chaude du coucher de soleil et part à la recherche du propriétaire du chien.

L’animal traverse les dunes sans se préoccuper des panneaux qui demandent de ne pas marcher à cet endroit, pour préserver les herbes qui retiennent le sable. Yacine tente de ne pas écraser les fragiles touffes d’oyats. Le jeune homme et le chien pénètrent dans la forêt de pins. L’animal s’impatiente quand Yacine s’arrête remettre ses chaussures. Il n’a pas eu le temps de retirer tout le sable de ses pieds. Ça le démange mais il comprend une urgence dans l’attitude du chien.

Ils pénètrent dans l’enceinte d’un camping par la brèche d’un grillage et traversent un village de chalets et mobile homes désert. Le chien se dirige ensuite vers un camping-car capucine. Sous l’auvent orange délavé, une table et deux fauteuils pliants. La porte est entrouverte. Le chien n’arrête d’aboyer que lorsque Yacine pose la main sur la poignée. Il recommence à geindre au moment où Yacine découvre le corps d’une vieille dame sur le plancher.

Quand les pompiers repartent du camping, sirène hurlante, Yacine reste seul avec le chien. Ils ont trouvé les papiers de la vieille dame dans la boîte à gants du camping-car. Elle s’appelle Josette. Le gérant du camping, alerté par l’arrivée des secours, a confirmé le nom de la propriétaire du chien. Elle était arrivée la semaine dernière avec sa chienne, Bruit-Rose.

« Pourquoi ce nom ? » avait interrogé Yacine, intrigué par ce terme d’acoustique qu’il utilisait, lui, régulièrement. Le gérant avait haussé les épaules. Qu’est-ce qu’il y connaissait, lui, de pourquoi les gens appellent leurs animaux comme ça. « Vous savez, on voit passer de ces énergumènes parfois… » avait-il soufflé.

« Vous gardez le chien ? » avait-il ensuite demandé. Mais Yacine avait tout de suite compris que l’interrogation n’était qu’une politesse mal dégrossie. Il gardait le chien. Le gérant avait fermé le camping-car à clé avant de repartir. « Appelez-moi quand elle ira mieux, je lui garde son camion en attendant. De toute façon, y a personne à cette saison. » et il était reparti dans sa maison à l’entrée du camping, laissant Yacine avec Bruit-Rose.

Heureusement, la chienne ne fait aucune difficulté pour le suivre. Après tout, n’est-ce pas lui qu’elle a choisi sur cette plage immense pour venir en aide à sa maîtresse ? Elle s’assoie sur le siège passager, la truffe dépassant à peine du tableau de bord, le regard fixé sur la route. Sur le chemin du retour, Yacine s’arrête au Leclerc acheter des croquettes. Mais ce soir, Bruit-Rose n’a pas faim. Elle dresse sa tête à chaque nouveau bruit, inquiète, incapable de s’endormir.

Alors Yacine l’installe dans son studio et allume les enceintes. Il choisit minutieusement sa musique, règle l’intensité de chaque fréquence, abaissant la puissance sonore de trois décibels à chaque octave, et diffuse un morceau calibré sur le bruit rose. Il utilise souvent cette technique pour les fonds musicaux des documentaires, associant une atmosphère sonore paisible aux moments calmes. Comme lorsque la lionne s’occupe de ses petits après une journée de chasse. Bruit-Rose finit effectivement par s’endormir. Apaisé par le doux ronflement canin, Yacine continue de travailler sur sa dernière commande.

Le lendemain matin, il est réveillé par les jappements de la chienne et les vibrations de son téléphone portable. Josette s’est réveillée. Peut-il venir la voir ? Yacine regarde sa montre. Il est à peine huit heures. Il n’a pas l’habitude de se réveiller si tôt. Il se fait couler un café, prend une douche, enfile un jean et un tee-shirt propres et installe Bruit-Rose dans la Twingo.

Le bâtiment bas de l’hôpital dépasse à peine des pins environnants. L’odeur d’iode et de vase, caractéristique du bassin à marée basse, enveloppe la brume matinale. Quelques mouettes crient au-delà des pins. Bruit-Rose semble comprendre quand Yacine lui explique qu’elle ne peut pas venir avec lui. Elle se roule en boule sur le siège passager.

Dans la chambre 201, Josette est calée sur trois oreillers. Elle a redressé son lit et garde une certaine dignité malgré la perfusion. Le moniteur cardiaque égrène ses bips à un rythme très lent. Elle sourit tendrement. « C’est vous qui avez ma chienne ? »

Yacine lui raconte effectivement comment Bruit-Rose est venu le chercher. Les pompiers, le gérant du camping qui s’accommode du véhicule sur son terrain en attendant, et la chienne dans sa voiture. Puis il pose la question qui le taraude depuis la veille. « Pourquoi Bruit-Rose ? »

Alors Josette raconte. Sa vie de cantinière de prison. Les femmes derrière des barreaux, les hommes entassés, les peintures décrépies, les sols abîmés, les cris, les pleurs, le désespoir. L’humanité qui disparaît. Jusqu’à la cuisine, externalisée, mise en barquette, réchauffée sous cellophane, distribuée au plus vite. Josette explique les nuits sans sommeil, l’odeur de la prison qui la suit jusque chez elle, les cauchemars qui l’enferment dans la dépression.

Elle prend des médicaments. Elle termine sa carrière dans une cantine scolaire. Malgré les rires des enfants, les bruits de la prison la poursuivent. Un voisin lui fait alors découvrir les pouvoirs du son de l’océan. « C’est scientifique » lui explique-t-il. Une histoire d’ouïe logarithmique. Josette n’a pas tout retenu si ce n’est que le bruit rose, c’est celui des cascades, du bruissement des feuilles, des battements du cœur ou du bruit des vagues. Et qu’il a le pouvoir d’apaiser les âmes.

Josette chantonne « j’y pense puis j’oublie, c’est la vie, c’est la vie » et éclate d’un petit rire doux de carillon.Là, dans la chambre d’hôpital blafarde, son regard pétille quand elle reprend la suite de son histoire.

Car finalement, un jour, Josette trouve, posée au coin d’une rue, de grands yeux sombres sur une maigrelette boule de poils noirs, une petite chienne affamée. Josette diffuse des annonces. Peut-être a-t-elle déjà un maître ? Le soir, la chienne s’endort rapidement, le ventre plein, au creux des couvertures de Josette. Elle ronfle doucement, un son calme et monotone qui berce Josette.

Cette nuit-là, la cantinière dort comme un bébé. Alors elle baptise la chienne Bruit-Rose. Les semaines passent et personne ne la réclame. Quand sonne l’heure de la retraite, Josette investit ses maigres économies dans un camping-car. Elle veut vivre dehors, le long des côtes océanes qui lui font entendre la vie en rose.

La conversation est interrompue par l’infirmière qui entre dans la chambre. Elle s’inquiète de l’état de fatigue de Josette et demande à Yacine de partir. Il promet de revenir le lendemain. Il aime cette vieille dame sensible aux sons, lui qui passe sa vie à les mixer.

Yacine revient tous les jours. Il lui a installé une petite enceinte pour qu’elle puisse écouter la musique qu’il lui prépare. Il filme aussi Bruit-Rose qui court sur la plage, qui dort dans le studio, qui dépèce ses converses. Le petit rire de Josette éclate en regardant les vidéos.

Ce matin, Bruit-Rose est morose. Elle a la queue basse quand elle monte dans la Twingo. À l’accueil de l’hôpital, l’infirmière interpelle Yacine.

« Josette est partie » annonce-t-elle tristement.

L’éternelle ellipse du départ pour ne pas nommer la mort. Les mêmes mots que lorsque sa grand-mère les avait quittés. Comme si le non-dit pouvait effacer la douleur.

Josette n’avait pas de famille. L’hôpital peut se charger de contacter les pompes funèbres, mais, peut-être, Yacine voudrait-il s’en occuper ? L’infirmière s’appelle Juliette. Elle propose de l’aider.

Fin de l’été. Assis sur le sable chaud, Juliette et Yacine regardent le soleil incandescent disparaître derrière l’horizon. Des silhouettes sautent encore dans les vagues. Des groupes pique-niquent sur la plage. Des enfants crient en jouant avec un ballon. Bruit-Rose arrive vers eux en courant et secoue son poil détrempé à hauteur de leurs visages. Juliette et Yacine râlent en riant et courent se baigner avec leur chienne dans les ombres roses de l’océan.

Février 2023

Une nouvelle par mois

Dernier jour de janvier. Les mois d’hiver me pèsent avec leur froid gris et humide. J’ai réussi à écrire une Tasse de Thé par jour. Un petit moment chaleureux qui me permet de mettre la lumière sur ce qui m’égaye. Ça n’empêche pas l’ombre. Sans elle la lumière n’existerait pas. Le vieillissement de ma maman, la fatigue d’Eglantine et tous ces petits maux qui font broyer du noir. La vie, comme la peinture, vibre dans les contrastes, dans les oppositions aussi bien que dans les complémentaires.

La Tasse de Thé infuse sereinement dans des couleurs chatoyantes. Pour terminer ce premier mois d’écriture régulière, je publie aujourd’hui une nouvelle que j’ai écrite il y a presque un an, La fabrique à sourires.

Si je continue ce blog avec autant de régularité, je finirai chaque mois avec une de mes nouvelles.

Bonne lecture !