La nouvelle du mois – Au bruit rose de nos rencontres

Yacine pose son casque sur la table de mixage. Ses yeux piquent. Il éteint ses écrans et ouvre le store électrique de la baie vitrée. La lumière douce de la fin d’après-midi inonde le studio. Il ouvre la porte et inspire une grande bouffée d’air parfumé aux pins maritimes et aux genêts. Les journées de printemps s’étirent en soirées rougeoyantes. S’il part maintenant, il pourra regarder le soleil descendre lentement sur l’océan.

Il quitte sa petite maison basse du fond du bassin d’Arcachon au volant de l’antique Twingo bleue de sa grand-mère. Il rejoint rapidement la route forestière qui mène au Grand Crohot. L’autoradio crachote Feeling good de Nina Simone. A cette saison, il ne croise que les voitures des surfeurs venus tâter la vague après le boulot.

Ils les retrouve sur le parking, les combinaisons retroussées sur les reins, les pieds nus dans le sable et les aiguilles de pin, et les cheveux encore salés. La fraîcheur du vent du soir ne trouble pas leurs larges pectoraux alors qu’ils rangent leur matériel. Yacine se gare un peu à l’écart pour déployer son physique d’asperge anorexique loin de ces lions de mer. Il enfile sa vareuse jaune achetée à la coopérative maritime et monte le chemin de caillebotis de bois.

Arrivé en haut de la dune, il est saisi par le vent qui lui ébouriffe les cheveux. Il ouvre les bras et prend une grande inspiration, un large sourire sur le visage. Il retire ses converses bleu marine, les attache ensemble par les lacets, y glisse ses chaussettes, retrousse les bas de son jean et dévale la dune en courant. Il évite les bidons en plastique charriés par les dernières tempêtes, saute par-dessus les premières laisses d’algues, ne prête pas attention au mordant des coquillages et se précipite dans l’écume des vagues essoufflées qui viennent mourir sur le sable. Il reprend sa respiration alors qu’un rouleau plus fougueux éclabousse son pantalon.

Face à lui, le soleil rose orangé enflamme le ciel. L’océan prend cette couleur de zinc violet que Yacine aime particulièrement. Il remonte sur la plage et s’allonge dans le sable sec. Les bras et les jambes écartés, il fait l’ange en regardant les filets de nuages roses, jaunes et mauves au-dessus de lui.

Soudain, il sursaute. Une truffe froide est venue caresser son pied gauche. Il se redresse sur ses coudes et découvre, assis face à lui, un chien au pelage noir profond et aux yeux doux qui le fixe silencieusement.

« Bonjour toi » lui lance Yacine.

Alors le chien commence à émettre un gémissement à peine audible par-dessus le bruit des vagues qui déferlent continuellement, se cognant les unes aux autres. Yacine observe le chien avec curiosité. Il cherche quelqu’un sur la plage qui pourrait être son maître. Seule la silhouette lointaine d’un pêcheur solitaire se détache plus au nord. Le gémissement se transforme en une longue plainte puis en un hurlement désespéré.

Yacine s’approche du chien pour le rassurer. Celui-ci se met à tourner sur lui-même en remuant la queue et jappe frénétiquement en faisant des cercles de plus en plus grands autour de Yacine. Il semble lui demander de le suivre. Yacine quitte la lumière chaude du coucher de soleil et part à la recherche du propriétaire du chien.

L’animal traverse les dunes sans se préoccuper des panneaux qui demandent de ne pas marcher à cet endroit, pour préserver les herbes qui retiennent le sable. Yacine tente de ne pas écraser les fragiles touffes d’oyats. Le jeune homme et le chien pénètrent dans la forêt de pins. L’animal s’impatiente quand Yacine s’arrête remettre ses chaussures. Il n’a pas eu le temps de retirer tout le sable de ses pieds. Ça le démange mais il comprend une urgence dans l’attitude du chien.

Ils pénètrent dans l’enceinte d’un camping par la brèche d’un grillage et traversent un village de chalets et mobile homes désert. Le chien se dirige ensuite vers un camping-car capucine. Sous l’auvent orange délavé, une table et deux fauteuils pliants. La porte est entrouverte. Le chien n’arrête d’aboyer que lorsque Yacine pose la main sur la poignée. Il recommence à geindre au moment où Yacine découvre le corps d’une vieille dame sur le plancher.

Quand les pompiers repartent du camping, sirène hurlante, Yacine reste seul avec le chien. Ils ont trouvé les papiers de la vieille dame dans la boîte à gants du camping-car. Elle s’appelle Josette. Le gérant du camping, alerté par l’arrivée des secours, a confirmé le nom de la propriétaire du chien. Elle était arrivée la semaine dernière avec sa chienne, Bruit-Rose.

« Pourquoi ce nom ? » avait interrogé Yacine, intrigué par ce terme d’acoustique qu’il utilisait, lui, régulièrement. Le gérant avait haussé les épaules. Qu’est-ce qu’il y connaissait, lui, de pourquoi les gens appellent leurs animaux comme ça. « Vous savez, on voit passer de ces énergumènes parfois… » avait-il soufflé.

« Vous gardez le chien ? » avait-il ensuite demandé. Mais Yacine avait tout de suite compris que l’interrogation n’était qu’une politesse mal dégrossie. Il gardait le chien. Le gérant avait fermé le camping-car à clé avant de repartir. « Appelez-moi quand elle ira mieux, je lui garde son camion en attendant. De toute façon, y a personne à cette saison. » et il était reparti dans sa maison à l’entrée du camping, laissant Yacine avec Bruit-Rose.

Heureusement, la chienne ne fait aucune difficulté pour le suivre. Après tout, n’est-ce pas lui qu’elle a choisi sur cette plage immense pour venir en aide à sa maîtresse ? Elle s’assoie sur le siège passager, la truffe dépassant à peine du tableau de bord, le regard fixé sur la route. Sur le chemin du retour, Yacine s’arrête au Leclerc acheter des croquettes. Mais ce soir, Bruit-Rose n’a pas faim. Elle dresse sa tête à chaque nouveau bruit, inquiète, incapable de s’endormir.

Alors Yacine l’installe dans son studio et allume les enceintes. Il choisit minutieusement sa musique, règle l’intensité de chaque fréquence, abaissant la puissance sonore de trois décibels à chaque octave, et diffuse un morceau calibré sur le bruit rose. Il utilise souvent cette technique pour les fonds musicaux des documentaires, associant une atmosphère sonore paisible aux moments calmes. Comme lorsque la lionne s’occupe de ses petits après une journée de chasse. Bruit-Rose finit effectivement par s’endormir. Apaisé par le doux ronflement canin, Yacine continue de travailler sur sa dernière commande.

Le lendemain matin, il est réveillé par les jappements de la chienne et les vibrations de son téléphone portable. Josette s’est réveillée. Peut-il venir la voir ? Yacine regarde sa montre. Il est à peine huit heures. Il n’a pas l’habitude de se réveiller si tôt. Il se fait couler un café, prend une douche, enfile un jean et un tee-shirt propres et installe Bruit-Rose dans la Twingo.

Le bâtiment bas de l’hôpital dépasse à peine des pins environnants. L’odeur d’iode et de vase, caractéristique du bassin à marée basse, enveloppe la brume matinale. Quelques mouettes crient au-delà des pins. Bruit-Rose semble comprendre quand Yacine lui explique qu’elle ne peut pas venir avec lui. Elle se roule en boule sur le siège passager.

Dans la chambre 201, Josette est calée sur trois oreillers. Elle a redressé son lit et garde une certaine dignité malgré la perfusion. Le moniteur cardiaque égrène ses bips à un rythme très lent. Elle sourit tendrement. « C’est vous qui avez ma chienne ? »

Yacine lui raconte effectivement comment Bruit-Rose est venu le chercher. Les pompiers, le gérant du camping qui s’accommode du véhicule sur son terrain en attendant, et la chienne dans sa voiture. Puis il pose la question qui le taraude depuis la veille. « Pourquoi Bruit-Rose ? »

Alors Josette raconte. Sa vie de cantinière de prison. Les femmes derrière des barreaux, les hommes entassés, les peintures décrépies, les sols abîmés, les cris, les pleurs, le désespoir. L’humanité qui disparaît. Jusqu’à la cuisine, externalisée, mise en barquette, réchauffée sous cellophane, distribuée au plus vite. Josette explique les nuits sans sommeil, l’odeur de la prison qui la suit jusque chez elle, les cauchemars qui l’enferment dans la dépression.

Elle prend des médicaments. Elle termine sa carrière dans une cantine scolaire. Malgré les rires des enfants, les bruits de la prison la poursuivent. Un voisin lui fait alors découvrir les pouvoirs du son de l’océan. « C’est scientifique » lui explique-t-il. Une histoire d’ouïe logarithmique. Josette n’a pas tout retenu si ce n’est que le bruit rose, c’est celui des cascades, du bruissement des feuilles, des battements du cœur ou du bruit des vagues. Et qu’il a le pouvoir d’apaiser les âmes.

Josette chantonne « j’y pense puis j’oublie, c’est la vie, c’est la vie » et éclate d’un petit rire doux de carillon.Là, dans la chambre d’hôpital blafarde, son regard pétille quand elle reprend la suite de son histoire.

Car finalement, un jour, Josette trouve, posée au coin d’une rue, de grands yeux sombres sur une maigrelette boule de poils noirs, une petite chienne affamée. Josette diffuse des annonces. Peut-être a-t-elle déjà un maître ? Le soir, la chienne s’endort rapidement, le ventre plein, au creux des couvertures de Josette. Elle ronfle doucement, un son calme et monotone qui berce Josette.

Cette nuit-là, la cantinière dort comme un bébé. Alors elle baptise la chienne Bruit-Rose. Les semaines passent et personne ne la réclame. Quand sonne l’heure de la retraite, Josette investit ses maigres économies dans un camping-car. Elle veut vivre dehors, le long des côtes océanes qui lui font entendre la vie en rose.

La conversation est interrompue par l’infirmière qui entre dans la chambre. Elle s’inquiète de l’état de fatigue de Josette et demande à Yacine de partir. Il promet de revenir le lendemain. Il aime cette vieille dame sensible aux sons, lui qui passe sa vie à les mixer.

Yacine revient tous les jours. Il lui a installé une petite enceinte pour qu’elle puisse écouter la musique qu’il lui prépare. Il filme aussi Bruit-Rose qui court sur la plage, qui dort dans le studio, qui dépèce ses converses. Le petit rire de Josette éclate en regardant les vidéos.

Ce matin, Bruit-Rose est morose. Elle a la queue basse quand elle monte dans la Twingo. À l’accueil de l’hôpital, l’infirmière interpelle Yacine.

« Josette est partie » annonce-t-elle tristement.

L’éternelle ellipse du départ pour ne pas nommer la mort. Les mêmes mots que lorsque sa grand-mère les avait quittés. Comme si le non-dit pouvait effacer la douleur.

Josette n’avait pas de famille. L’hôpital peut se charger de contacter les pompes funèbres, mais, peut-être, Yacine voudrait-il s’en occuper ? L’infirmière s’appelle Juliette. Elle propose de l’aider.

Fin de l’été. Assis sur le sable chaud, Juliette et Yacine regardent le soleil incandescent disparaître derrière l’horizon. Des silhouettes sautent encore dans les vagues. Des groupes pique-niquent sur la plage. Des enfants crient en jouant avec un ballon. Bruit-Rose arrive vers eux en courant et secoue son poil détrempé à hauteur de leurs visages. Juliette et Yacine râlent en riant et courent se baigner avec leur chienne dans les ombres roses de l’océan.

Février 2023