Tu as fait quoi hier ?

Porte d’Orléans. Nous nous asseyons à l’arrière du bus en attendant l’arrivée du chauffeur. Les sièges se remplissent lentement. Elle monte dans le bus à petits pas. Peau parcheminée, cheveux parfaitement blancs, couvrant généreusement ses épaules, la frange un peu hirsute. Emmitouflée dans un épais manteau d’hiver, elle se ratatine sur un siège près de la porte.

Quelques minutes plus tard, une autre mamie avance péniblement dans l’année. Manteau aubergine et béret assorti. Elles s’interpellent avec l’énergie de celles qui n’entendent plus très bien.

« Tu as fait quoi hier soir ? – Oh moi, tu sais, je suis restée à la maison. »

Elles parlent des petits-enfants, de la sœur morte depuis plusieurs années déjà, des courses à faire au Casino avant de rentrer. Quand son téléphone sonne, manteau-aubergine met le haut-parleur. A l’autre bout du fil, une autre voix chevrotante : « Tu as fait quoi hier soir ? »

Amusant, la vie nocturne animée de ces mamies parisiennes.

Pourtant, elles sont toutes restées à la maison. Elles ont regardé ça à la télé. Elles n’avaient pas envie d’attendre des heures dans la pluie et le froid.

Je comprends alors qu’elles parlent de la panthéonisation de Mélinée et Missak Manouchian.

Il y a du regret dans leurs voix de n’avoir pas pu y assister. Mais c’était vraiment très beau, très émouvant, disent-elles. On croirait que la République les avait invitées personnellement. Après tout… elles étaient certainement des gamines hautes comme trois pommes à l’époque où on fusillait les partisans, mais pour elles, c’était hier.

Qui connaît leurs histoires, leurs vies qui croisent les nôtres dans ce bus anonyme ? La guerre a pour moi le goût poussiéreux des livres d’Histoire ou la couleur saturée des images venues de pays suffisamment lointains pour ne pas trop nous inquiéter.

L’émotion dans leurs voix, ce besoin de souder leurs souvenirs dans le partage d’un présent fugace a donné plus de force à l’évènement que toutes les unes des journaux ce matin. Il y a comme ça des rencontres anonymes qui n’ont finalement rien d’anodin.

Poésie de l’instant capturé

Le soleil a rempli les longues allées du parc de Sceaux. Les graviers crissent sous les roues des vélos. Les tout-petits se dandinent sur les pelouses, genoux boueux, sourires fiers des grands explorateurs. On a installé un filet de volley en haut d’une prairie. Un couple de canard brise les vaguelettes du Grand Canal. Les couvertures de pique-nique fleurissent dans l’herbe baignée de lumière, écrasant les premières pâquerettes.

Les pulls sont noués autour de la taille. Les manteaux sous le bras. Les conversations sucrées des jeunes amoureux s’évaporent dans le moelleux de leurs pas tranquilles. Les tee-shirts fluos des coureurs tranchent la nonchalance bienheureuse des promeneurs insouciants. Assis sur son tabouret, un pêcheur lance sa ligne. Les bancs de pierre se réchauffent dans le bouillonnement des bavardages. Le pas mal assuré sur le bois noueux de sa canne, la casquette protégeant ses rares cheveux, le ventre rond sous un pull bordeaux, pantalon de velours impeccable et parka bleu marine, un vieux monsieur termine sa promenade solitaire.

Corneilles noires, perruches vertes, mésanges furtives et autres passereaux égayent les frondaisons dénudées. Un âne au poil épais se prélasse dans les derniers rayons de soleil. Une poignée de moutons chargés de grosse laine broute paisiblement sous l’œil contemplatif des promeneurs.

Une pie s’envole devant moi, traverse en rase-motte l’alignement des platanes avant de se poser sous les larges branches d’un cèdre immense. Pas le temps de régler l’appareil, je vise l’oiseau et déclenche une rafale. Le flou de ma capture a des airs de peinture, donnant de la douceur au mouvement et de la poésie à l’instant.

J’ai ressorti mon gros reflex et retrouvé le plaisir léger de la photo.

Un coiffeur sachant couper

Mon coiffeur est parti à la retraite. Il me manque. Il trouvait toujours la bonne coupe en fonction de mes envies. Quand je décidais de laisser pousser mes cheveux, il s’arrangeait pour qu’ils gardent du ressort. Quand je voulais retrouver de l’énergie dans ma coupe, il n’hésitait pas à couper court sur la nuque. La seule contrainte étant de ne pas raccourcir les mèches qui entourent mon visage jusqu’à la mâchoire inférieure. Elles ne doivent jamais remonter au-dessus de la ligne basse de la mandibule.

Mon coiffeur avait accompagné mon passage aux cheveux gris par des coupes dynamiques qui estompaient la ligne de démarcation et évitaient l’effet glace vanille-chocolat. Rapidement, il ne resta plus qu’un point de couleur au bout des mèches autour du visage. Aujourd’hui, je profite d’un gris éclatant qui m’autorise à repousser longtemps une visite chez le coiffeur. Aucun problème de racine.

J’ai d’abord essayé la coiffeuse qui travaille dans le même salon. Moins sympathique. Moins à l’écoute. Et une coupe moins réussie. J’ai laissé pousser pendant des mois. Je me suis tournée vers un nouveau petit salon à la déco alléchante. La coiffeuse qui s’est occupée de moi n’a pas su voir court. Je suis ressortie à chaque fois avec un carré peu plongeant et beaucoup trop long. La première fois, j’ai pensé que je n’avais pas été assez claire. La deuxième fois, j’ai été vigilante. J’ai demandé très clairement une coupe courte sur la nuque et mes mèches devant.

Je n’y suis plus retournée et mes cheveux ont suffisamment poussé pour que je puisse les remonter en torsade avec une pince crocodile. Mes mèches grisent descendaient largement jusqu’aux épaules.

Alors quand je suis entrée chez cet autre coiffeur, j’ai été très claire. Non, on ne coupe pas un peu. Je ne suis pas venue pour les pointes. J’étais tout heureuse quand il m’a demandé l’autorisation d’utiliser la tondeuse.

Et il en a passé du temps avec sa tondeuse. A couper presque mèche par mèche, millimètre par millimètre, un pauvre carré plongeant trop long, sans volume et sans énergie…

Bien sûr, j’aurais pu ne pas accepter la coupe. Demander qu’il recommence. Mais je suis à la recherche d’un coiffeur qui m’écoute et me comprenne. Qui n’entend pas mi-long quand je dis court. Qui n’hésite pas à me faire des propositions. Bref, je cherche un coiffeur avec une personnalité, pas juste un agitateur de ciseaux, un égaliseur de pointes.

Je regrette tellement que mon coiffeur soit pari à la retraite.

Vacances cocooning

Ils sont partis. Samedi matin, peu avant 7h, la voiture a pris la route des Alpes. Sans moi. Pour la première fois en dix-huit ans, Olivier voyage seul avec nos filles.

J’ai aidé à préparer les valises. S’assurer que chacune et chacun a les vêtements qu’il désire. Mettre de quoi grignoter et boire dans un panier pour la route. Retrouver le sac-à-dos disparu. Sortir les bottes de neige du capharnaüm du sous-sol. Je me suis levée à 5h du matin pour accompagner les derniers préparatifs.

Au chargement de la voiture, j’ai commencé à réaliser que, vraiment, ces vacances seraient différentes. Déjà, la veille, les filles étaient surprises de me voir aussi détendue alors que les valises ouvertes avaient envahi le salon. D’habitude, à l’approche d’un départ, je suis en mode « valises ». Mon esprit est concentré sur des listes de choses à prendre et à faire avant de partir. Le fil de mes pensées se casse à la moindre interruption. Je cours partout dans la maison. Une fois que leurs affaires sont prêtes, les filles disparaissent dans leurs chambres, laissant le champ libre pour la guerrière du départ, moi.

C’est que je sais que je retrouverai la maison dans l’état exact dans lequel je la laisse. Pour moi, il ne s’agit donc pas simplement de préparer notre départ mais, aussi, d’anticiper le retour. Ne pas seulement remplir les valises mais ranger les chambres. Emmener un pique-nique mais trier le frigo, vider le lave-vaisselle. Mettre quatre litières pour les chats mais poser des draps sur les fauteuils et le canapé pour recueillir les poils qui vont s’accumuler en notre absence.

Samedi matin, je suis restée en pyjama, au chaud, alors qu’ils déposaient leurs bagages dans la voiture. Mes vacances ont commencé à ce moment-là. Je n’ai tellement pas l’habitude que j’ai suivi leur trajet toute la journée avec la géolocalisation de leurs téléphones. Incapable, dans un premier temps, de faire face à ce vide nouveau, cette vacance inconnue. Besoin, également, de tout relâcher après les dernières semaines compliquées. J’ai éteint toutes les alarmes et les notifications. Je me suis couchée tôt, bercée par les mots de Wilfried N’Sondé et son Afrique mystique.

Lire, écrire, peindre (si si, je vais m’y remettre), me balader mais aussi profiter de leur absence pour ranger, sans me presser. Mes vacances ont commencé en douceur, sans tambour, ni trompette. Elles ne sont pas instagramables, n’ont rien d’original, sont délicieusement banales. Simplement, pendant une semaine, je n’ai qu’à m’occuper de moi. Pas d’horaire à part quelques rendez-vous. Personne à qui parler. Une solitude choisie que je n’ai jamais connue depuis la naissance d’Églantine.

Alors oui, je kiffe mes vacances cocooning.

Après tout, c’est d’un cocon que l’on tire la soie, fibre précieuse, délicate et résistante.

Accueillir le handicap, « je sais »

C’est la pleine saison pour parcoursup. Pour des millions d’ado, le temps est venu de lister ses vœux, choisir sa voie, son avenir, fermer des portes pour ouvrir les autres en grand. Eglantine a eu un peu de rab en passant ses épreuves de bac sur deux années. Maintenant, il faut passer à la vitesse supérieure, quitter le cocon bienveillant de son lycée pour continues ses études.

Eglantine a l’avantage de savoir ce qu’elle aime. Les sciences. Mais elle doit faire une croix sur les prepa et les grandes écoles au rythme et à l’esprit de compétition incompatibles avec sa fatigue chronique. Même les écoles moins prestigieuses avec prepa intégrée ne sont pas envisageables. D’un autre côté, à sa sortie de l’hôpital, les médecins lui déconseillaient l’université, ses grands amphis bondés, ses cours anonymes, ce grand bain dans lequel se jettent chaque année des milliers de jeunes adultes sans vraiment savoir nager. Alors, pour quelle formule opter quand on bourlingue sur les chemins de traverse depuis cinq ans ?

Il faut pourtant trancher. Les portes ouvertes de l’université Paris-Saclay ont fini de nous convaincre qu’Eglantine pourraient continuer ses études dans de bonnes conditions au sein de leurs formations. Une licence en particulier serait idéale. Tout petits effectifs, chambre d’étudiante sur le campus à cinquante mètres des salles de cours,  un apprentissage en mode projet pluridisciplinaire, pédagogie innovante, et des passerelles possibles vers les grandes écoles à la fin de la licence. Un nouveau cocon pour accueillir notre fleur hors normes.

Elle n’est pas la seule à sortir des sentier battus. Cette journée nous a aussi permis de rencontrer les référents handicap. Ils accueillent sans s’alarmer toute une série de handicaps invisibles, les plus nombreux en réalité. Aucun problème pour envisager de prendre deux ans pour faire une année. Les aménagements dont bénéficie Eglantine pourront être remis en place à l’université.

Au stand Etudes et Handicap, je précisais « Elle vous entend » à l’homme qui fixait le casque d’Eglantine.

« Je sais. »

Lui, il s’occupait justement de présenter le programme Aspie Friendly de l’université. Eglantine était ravie. Il est rare de rencontrer quelqu’un que son énorme casque n’interroge pas. Ici, pas de questions mais de nombreuses réponses sur tout ce qui existe pour les aspergers. Notamment le lien avec les professeurs. Car tous ne connaissent ou ne reconnaissent pas le handicap. Au stand de présentation de la licence BCST (Biologie Chimie Sciences de la Terre), la dame qui présentait les différents parcours était d’ailleurs beaucoup plus sceptique sur les possibilités d’Eglantine de suivre l’enseignement ardu d’une double licence. Heureusement que j’avais appelé le service Handicap en amont et que je savais que c’était possible. Il y aurait eu, sinon, de quoi se décourager.

Y a plus qu’à remplir parcoursup avec de belles lettres de motivation et faire confiance à l’algorithme.

Astrid avec son casque antibruit dans la série Astrid et Raphaëlle sur France TV. Celui d’Eglantine est encore plus gros.

Le bonheur ordinaire de la tarte aux pommes

Elle est si ordinaire, la tarte aux pommes, que je l’avais oubliée au profit des crumbles, des crêpes ou du riz au lait. Desserts de l’hiver dont la rondeur des odeurs réconforte, parfumant l’enfance de souvenirs gourmands. En achetant ma baguette, elles sont pourtant là, les tartes aux pommes, alignées dans la vitrine, rondes et brillantes dans l’éclat des lumières artificielles.

Les minces lamelles de fruits déposées en rosaces élégantes sur des cercles de pâte fine et croustillante. Elles sont si délicates, ces jolies tartes, qu’on a de le peine de les dévorer en seulement quelques minutes. Ma brochette de gourmands n’en ferait qu’une bouchée.

De retour à la maison, je choisis donc la version famille nombreuse, plus rustique et copieuse. Je prépare une grosse boule de pâte brisée. Une pâte simple et rapide qui accueille aussi bien du sucré que du salé. Je l’étale sur le lèche-frite du four en remontant un peu sur les bords. Puis je recouvre toute la surface de pommes coupées finement. Enfin plus ou moins. Je n’ai pas la patience et le savoir-faire du pâtissier.

Puis je mélange des œufs, de la crème, du lait, du sucre et de la vanille. Les proportions sont approximatives. La tarte aux pommes, c’est comme le vélo. Une fois qu’on a appris, on n’oublie pas. Je coule la garniture entre les rangées de fruit et enfourne le grand plateau pour quarante minutes.

La maison embaume rapidement. Églantine passe une tête dans la cuisine, découvre le temps de cuisson restant et décide de redescendre de sa sieste quand ce sera prêt. Hortense rentre plus tôt du collège. La prof de latin est absente. Ainsi, nous sommes réunies à l’heure du goûter. Les parts sont généreuses, la tarte moelleuse et les papilles joyeuses.

Elle est si ordinaire, la tarte aux pommes, qu’on oublie parfois le plaisir élémentaire d’en déguster une. S’assoir ensemble autour de la table, se raconter les anecdotes de la journée, les joies familières et les petits tracas. Elle invite à sourire, la tarte aux pommes. Elle détend les cœurs serrés et assouplit les esprits tortueux. Avec elle, la vie semble plus douce. Un très bon remède à l’hiver morne et monotone.

La version XXL du lèche-frite étire la gourmandise jusqu’au petit-déjeuner. Volupté ensoleillée d’un début de journée grisâtre. Quel bonheur cette tarte aux pommes !

Le platitude de La vie heureuse

On ne peut pas rater la sortie du dernier livre de David Foenkinos, La vie heureuse. Émissions de télé, radio, encarts publicitaires dans la presse, affiches dans la rue. Son titre sonne comme un mantra de développement personnel, un appel au bonheur dans une période morose.

Si j’y ai retrouvé son art du récit délicat, les incertitudes touchantes des personnages et une approche inattendue de nos quotidiens modernes, je n’ai pas été embarquée par le roman. J’ai gardée une certaine distance tout au long de la lecture. Comme lorsqu’on retrouve une ancienne connaissance et qu’on s’aperçoit que la conversation ne décolle pas. On sait déjà qu’à la fin de celle-ci, on ne se reverra plus.

Pourtant, Eric et Amélie, les personnages principaux du livre, sont attachants. Pétris des travers de notre société, moulés dans ses attendus, leurs vies se fissurent lentement, de renoncements en acceptations dociles. Jusqu’au grand bouleversement, la rencontre avec la mort. Pas n’importe laquelle puisqu’il s’agit de sa propre mort.

Ecrire son épitaphe, se retrouver dans son propre cercueil, faire face à sa propre finitude. Tout le monde semble trouver cela normal. Les bénéfices de l’expérience ne sont jamais remis en question. L’enthousiasme général, unanime, retire toute force et tout éclat à l’idée.

De même, les ruptures feutrées, les sentiments contrôlés, les mots pesés confèrent à l’ensemble une atmosphère anesthésiée. Alors que les trahisons plus ou moins volontaires, les méprises et les contre-temps savamment distillés devraient donner du relief au récit, l’ensemble est finalement assez plat, manquant de force et d’entrain.

L’histoire de La vie heureuse, est celle d’Eric et Amélie. Anciens camarades de lycée, ils se retrouvent à l’aube de leurs quarante ans grâce aux réseaux sociaux. Lui, cadre chez Décathlon n’est plus tellement « A fond la forme ». Elle, à la pointe de la start-up nation jupitérienne, semble increvable. Le roman n’oublie aucun stéréotype de nos sociétés modernes.

J’ai trop senti l’auteur me prendre la main pour m’emmener dans son nouvel univers – avec toujours cette attirance récurrente pour le monde de la culture et des musées. J’aurais préféré être portée par l’histoire au point de lâcher prise. Au moins ai-je passé un bon moment.