L’associatif est un milieu enthousiasmant. Faire bouger les lignes, doucement, pas après pas, geste après geste, petite victoire après petite défaite. Sortir de sa zone de confiront. Découvrir de nouvelles compétences. Se confronter aux autres. Mettre en regard différentes façon de penser. Battre en brèche les idées reçues. Apprendre à faire confiance. Accepter ses limites.
Le problème de l’associatif, c’est que c’est un milieu enthousiasmant. L’enthousiasme est un moteur puissant. Mais il ne peut pas étirer le temps. Seulement créer plus d’envies. Envie de construire, envie de partager, envie de développer, envie d’assurer, envie de faire plus. Encore. Toujours.
Et les journées s’allongent. Les heures s’additionnent au fil des opportunités de faire vivre un projet qui tient à cœur.
Mettre le doigt dans l’associatif, c’est y plonger sa main, son bras et, enfin, tout le corps.
Parfois, on a besoin de rejoindre une plage au sec.
En ce moment, je nage en apnée pour Les Petites Cantines Antony. Je ne suis pas la seule. Heureusement, nous avons déjà trouvé quelques planches pour construire un radeau qui pourra porter notre projet en gardant la tête hors de l’eau. Et qui sait, rejoindre la plage de rêve d’où contempler l’étendue de ce que nous avons accompli.
Firmin aperçoit l’ancienne cabane de cantonnier sous le grand chêne. Elle est envahie par les ronces. Il caresse machinalement le bracelet en ficelle d’ortie qu’il porte à son poignet gauche, tout contre le cuir sombre de sa Patek Philippe World Time. A la radio, Jacques Vendroux se désespère des poteaux carrés qui ont sonné le glas de Saint-Etienne en finale de la Coupe d’Europe la veille au soir. Firmin actionne le clignotant de sa DS à injection électronique, finition Pallas, peinture bordeaux. Quand il revient dans la ville de son enfance, Firmin libère son chauffeur. Certaines affaires se traitent en tête-à-tête. Cette culture du secret est le fondement de sa prospérité. Dans son Auvergne natale, Firmin cultive une réussite discrète, visible sans être ostentatoire, suffisante pour ne pas être importuné, silencieuse pour ne pas susciter de questions.
Cette départementale, il la connaît par cœur. Chaque virage, chaque borne kilométrique, chaque panneau indicateur. Il a souvent aidé son père à pelleter les boues, curer les fossés, faucher les accotements, combler les nids de poule et déblayer la neige au cœur de l’hiver. Très tôt, Firmin a remplacé son père à la maison cantonnière lorsque celui-ci était malade ou quand, ayant trop bu, il cuvait son vin dans une de ces cabanes de pierre où il rangeait ses outils.
L’été 1952, le jour de la Rencontre, Firmin était justement occupé à nettoyer les parapets d’un pont quand il avait entendu une voiture klaxonner frénétiquement en amont. Il avait immédiatement caché sa tournée, sa pelle en fer et son râteau dans un fourré et avait marché en direction de l’appel à l’aide. Le capot d’un coupé Ford Vedette était relevé. Derrière son volant, un homme tentait vainement de démarrer. Il avait accueilli Firmin comme son sauveur. L’homme était ingénieur chez Rhône-Poulenc. Il était en vacances dans la région. Une fois sa voiture au garage, il avait offert à boire à Firmin. Ils avaient discuté longtemps. L’homme avait beaucoup parlé. Firmin l’avait écouté attentivement. Il avait eu une idée, une fulgurance géniale qui, il en était persuadé, traçait son destin.
Firmin enchaine les virages à l’ombre de la forêt printanière. La lumière transperce encore largement les frondaisons de jeunes feuilles et joue sur le tableau de bord. Il aime la conduite douce et fluide de sa DS sur l’asphalte refait à neuf. Le maire met les bouchées doubles pour soutenir le développement économique de sa ville. Après la guerre, pourtant, les notables locaux, grands industriels des rubans, foulards de soie et autres écharpes de laine, avaient craint ne pas se relever de la crise qui avait durablement frappé le textile dans la région. Aujourd’hui, les extrudeuses ont remplacé les métiers à tisser, le sac plastique s’est substitué à la passementerie. Et les camions se succèdent sur la départementale pour livrer la production locale par-delà les frontières.
Rapidement, Firmin atteint la toute nouvelle zone industrielle. L’usine emploie aujourd’hui plus de six-cents personnes. On ne cesse d’embaucher. Il a fallu agrandir, sortir de la ville, convaincre le père Ribachou de vendre ses belles terres agricoles pour construire un bâtiment aveugle où les petites billes blanches de polyéthylène sont fondues et soufflées en tubes aériens, aplatis et découpés en pochons individuels. Le monde entier demande du plastique. Léger, souple, résistant, il est indéniablement le miracle de l’industrie du XXe siècle. Firmin l’a compris dès qu’il a entendu l’ingénieur parler de cette nouvelle matière prodigieuse. Il n’avait que vingt-deux ans, pas un sou en poche, juste son certif et une volonté sans faille de s’en sortir. Surtout, il voulait que Myriam le regarde, le remarque.
Qu’elle ravale enfin cet air indulgent avec lequel elle avait accueilli la déclaration de Firmin deux ans plus tôt. Myriam était arrivée à l’arrière de la traction de son père, Simon Geller. Sa mère faisait tomber la cendre de sa cigarette par la fenêtre ouverte. Firmin avait été subjugué par les deux grands yeux noirs qui se détachaient sur ce beau visage à la peau pâle presque translucide. Myriam était venue consulter la Rosalie. La vieille femme à moitié aveugle était connue pour soigner les cas désespérés. Myriam souffrait d’une étrange mélancolie qui la clouait au lit. Son père l’avait amenée à Lyon et à Paris. Mais aucun des grands professeurs rencontrés n’avait réussi à la soigner.
En désespoir de cause, Simon Geller s’était résolu à écouter les conseils de son vieux partenaire commercial, Jean Servolin. Celui-là même qui l’avait fait venir d’Alsace, lui et sa famille, dès les premières heures de la guerre. Jean avait toute confiance en la Rosalie et Simon avait toute confiance en Jean. En descendant de la voiture devant la ferme de la Rosalie, Myriam avait délicatement épousseté sa robe rose pastel. Son charme simple avait fait frissonner Firmin. Il s’était caché derrière un châtaignier pour observer cette famille venue du Puy. Lui n’était jamais sorti du canton. Myriam était revenue souvent, même après sa guérison.
Firmin gare sa DS rutilante sur le grand parking nu de l’usine Servolin. Plus aucun arbre. Seulement les voitures des cols blancs et les bus qui attendent de ramener les ouvriers de l’équipe de nuit. Abel l’observe par la fenêtre de son bureau au premier étage. A bientôt cinquante ans, l’homme ressemble terriblement à son père au même âge. Abel Servolin a déjà perdu beaucoup de cheveux, le poids des années boudine son costume, il couche avec sa secrétaire, arrose le maire et le député pour faciliter ses affaires, méprise ces pauvres paysans qui, les bottes dans la boue et le lisier, n’ont pas encore pris le chemin de la modernité. Pourtant, quand Abel se promène en ville, il émerveille les femmes avec son sourire charmeur et captive les hommes avec les chiffres de sa réussite et une bonne poignée de main.
Après la Rencontre, quand Firmin avait compris l’intérêt des confidences de l’ingénieur, c’est Abel qu’il était allé voir. Simple fils de cantonnier, Firmin ne pouvait réussir seul son projet. La famille Servolin était une vieille famille du textile. Et si la crise avait considérablement réduit leur train de vie – Abel avait dû se résoudre à être tailleur de pantalons – la famille possédait assez d’entregent pour permettre à Firmin de réaliser ses plans. Alléchés par l’idée de Firmin, les Servolin, père et fils, avaient contacté Simon Geller pour un soutien financier. Firmin jubilait à l’idée que le père de Myriam lui soit redevable.
Les Servolin-Geller avaient évidemment tenté d’écarter le jeune cantonnier. Ils apprirent à leurs dépens que, depuis le bord des routes et des chemins, les cantonniers voient et entendent de nombreux secrets. Fondus dans le paysage, ils se font facilement oublier. Firmin n’eut aucune honte à les faire chanter. Ainsi, c’est lui qui se rendit en Italie pour acquérir et ramener au pays sa toute première extrudeuse Bandera, la machine qui allait lui permettre de fabriquer du film plastique.
Abel s’était toujours méfié de Firmin. Adolescent, ce gamin taiseux et solitaire courait les bois toute la journée. Malgré son gabarit d’allumette, il n’avait jamais craint Abel. Il se battait comme un diable, et Abel avait régulièrement dû accepter l’aide d’un ou deux acolytes pour avoir le dessus. Abel avait longtemps imposé son autorité avec ses poings et ce morveux était un caillou dans sa chaussure. Il avait bien ri avec ses copains quand il avait appris le four de Firmin auprès de Myriam. On lui avait raconté comment le jeune homme dégingandé à la peau trop mate et au nez trop droit avait offert un bijou à la belle brune aux yeux de biche et à la peau laiteuse.
D’abord, Abel s’était demandé où Firmin s’était procuré le bijou. Puis il avait compris qu’il s’agissait d’une perle sculptée dans du noyer, accrochée sur un bracelet de ficelle d’ortie. Firmin avait passé des heures à concevoir ce cadeau. Qu’avait-il dans la tête ? Myriam était le genre de fille à qui on offrait des colliers en or et des diamants. En tout cas, c’est comme ça que lui, Abel, avait obtenu de déflorer la belle. Ça n‘avait pas été compliqué. D’autant que, comme toutes les filles, Myriam était raide de lui. Si elle n’avait pas été juive, il l’aurait certainement épousée. Mais il avait préféré se marier à l’église avec Charlotte Barbier.
Firmin connaissait bien Abel. Il connaissait bien les hommes en général. Il avait ce don de comprendre les méandres des esprits les plus tortueux. Abel se trompait. Myriam ne s’était pas donnée à lui pour quelques cadeaux scintillants. Elle avait profondément aimé Abel. Elle avait imaginé un avenir avec lui, piétinant au passage l’amour frugal et sincère du cantonnier. Firmin n’avait pas supporté cette pitié mielleuse dont elle avait enrobé sa voix pour refuser son cadeau, comme si elle s’adressait à un enfant. Mais il était encore plus furieux contre Abel qui n’avait pas su saisir la chance merveilleuse d’avoir Myriam à ses côtés.
Firmin descend de la DS, enfile son manteau en cachemire, passe la main dans sa crinière poivre et sel et salue Abel d’un mouvement du menton. Il traverse le parking d’un pas athlétique et pénètre dans le hall administratif du bâtiment. Gisèle l’accompagne de son plus beau sourire jusqu’au bureau de monsieur Servolin. « Vous avez l’air en pleine forme, monsieur Gabert ! » lui glisse-t-elle avant de frapper à la porte de son patron. Dans l’usine, tout le monde connaît cet homme qui vient une fois par an s’entretenir avec le PDG. Un enfant du pays, à ce qu’il paraît. Le père de Firmin était mort peu de temps après la mise en marche de l’extrudeuse italienne. Percuté par une voiture dans le virage des Chazelis. Un nouvel agent de travaux des Ponts et Chaussées avait été nommé. Tout le monde avait oublié l’ancien cantonnier. Firmin irait fleurir sa tombe avant de repartir à Paris.
Firmin examine les livres de compte, donne ses instructions pour l’année à venir, demande à Abel ce qu’il pense des nouveaux fax Xerox à impression laser. Rien. Abel n’en voit pas l’intérêt pour leur entreprise. C’est beaucoup trop cher. Firmin abandonne l’idée du fax, c’est trop tôt pour la France. Trop tôt pour Abel. Il y reviendra plus tard, quand Walker, son directeur USA, aura regardé ce que ça vaut. Abel s’impatiente. Les visites de Firmin lui rappellent douloureusement qu’il n’est pas le seul maître à bord. Il n’a toujours pas compris comment cette gueule de métèque a réussi à prendre le dessus sur la puissance industrielle et commerciale des Servolin-Geller.
Certes, Abel avait aidé Firmin à se débarrasser de Simon Geller dès que possible, trop heureux de ne plus partager le gâteau avec lui. Mais Firmin avait ensuite pris le contrôle de l’entreprise. De prime abord, ça ne se voit pas. Les montages juridiques sont subtils. Pour tout le monde, c’est lui, Abel, le patron incontesté, celui qui tranche les conflits, qui coupe les rubans d’inauguration avec le maire, qui fait et défait les carrières. Firmin, lui, a quitté la région depuis longtemps. Abel croit savoir qu’il a accumulé une fortune colossale mais il n’en a aucune preuve. Firmin ne lui fait jamais aucune confidence. Il est resté ce taiseux, travailleur et solitaire qui récurait les fossés alors qu’Abel travaillait son revers sur les cours de tennis.
Soudain, Firmin fixe le cadre accroché derrière Abel. En vidant le vieux garage où ils avaient installé la Bandera, Abel avait retrouvé un exemplaire des tout premiers sacs qu’ils avaient produits. Il l’avait fait mettre sous verre, encadrer et accrocher derrière son immense bureau en acajou. Il était fier de ce qu’il avait accompli depuis ces premiers tâtonnements. Il sourit en expliquant l’histoire de ce sac à Firmin. « Tu te rends compte ? Quand même… quelle aventure ! » souffle-t-il. Firmin se rend compte. Il se lève, décroche le cadre, démet la vitre, prend le sac, le plie en quatre et le glisse dans la poche de sa veste. Ce sac, c’est son trophée. Il ne laissera jamais Abel oublier ce qu’il lui doit.
Il abandonne le cadre démonté sur le bureau d’un Abel abasourdi, range des documents dans sa mallette et enfile son manteau. Abel lui serre mollement la main. Décidément, la vie aurait été bien différente si c’était lui qui avait rencontré l’ingénieur.
« Tu n’aurais pas compris quoi faire » lui lance Firmin avant de passer la porte.
La DS quitte le parking dans l’animation de la relève des équipes. La route descend vers la ville qui se déploie entre les collines verdoyantes parsemées d’arbres en fleur. Le clocher néogothique pointe au milieu de la masse compacte des tuiles rouges. Firmin a toujours aimé regarder la petite cité depuis les hauteurs environnantes. La voiture pénètre dans la ville et passe devant la mairie. Le bâtiment affiche fièrement sa devise. Surgit ad futura. Tourné vers le futur. Le monument aux morts se dresse juste devant.
Firmin regarde sa montre. Il est 23h30 à Hong-Kong. Dans quelques jours, il y rencontrera le gouverneur. Sir Murray MacLehose est un homme incontournable pour qui veut se développer en Asie. La DS se gare le long du cimetière. Les graviers crissent sous le cuir des chaussures de Firmin. Devant la tombe de ses parents, il sort le sac plastique de sa poche et le froisse entre ses doigts. Il a toujours aimé ce léger bruissement. Demain, il déposera le pochon dans son coffre à Paris, à côté de la pelote de ficelle d’ortie qu’il avait tissée pour le bracelet de Myriam. Ce coffre est le mausolée de ses rêves de jeunesse et de ses belles réussites. L’avenir ne s’enferme pas derrière une porte blindée.
Sur la route vers Paris, Il était une fois chante J’ai encore rêvé d’elle. Firmin éteint l’autoradio.
Qui sait encore ce qu’est une trogne ? Ce n’est pas simplement un visage remarquable, c’est avant tout une façon de tailler les arbres. Le tronc, régulièrement étêté à hauteur d’homme, fait des petits rejets à chaque coupe. Au fil des années, le tronc s’épaissit alors que les branches sont d’une extrême finesse. Ça donnes des arbres trapus, épais, rendus difformes par l’âge, tordus, fendus avec une tignasse de branches échevelée sur la tête. On découvre souvent dans les boursoufflures de leur écorce, des visages grotesques, irréguliers, un peu monstrueux.
Ce matin justement, Eglantine découvrait un visage vieillissant dans une trogne devant son lycée.
Voir des visages humains dans notre environnement est un phénomène qui s’appelle pareidolie. C’est le principe qui est utilisé par les psy lors des tests de Rorschach. Ceux où il faut donner un sens à des tâches d’encre. Notre cerveau a besoin, pour gagner du temps, de se référer à des formes déjà connues, à des représentations mentales préexistantes.
Ainsi les trognes à visage humain ou cette noix coco qui semble parfaitement surprise de se retrouver là.
Le maître incontesté de la paréidolie est sans nul doute le peinte italien Arcimboldo. Il donnait naissance à des visages humains en cumulant des fruits, des légumes et autres cadeaux de la nature.
Giuseppe Arcimboldo, Vertumne (portrait de Rodolphe II), 1590, huile sur bois, 70,5 x 57,5 cm, Stockholm, Skoklosters Slott
On peut retrouver des visages humains dans les fleurs des orchidées mais aussi à l’échelle de la planète. Comme ce projet qui consiste à déceler des visages humains à la surface de la terre à partir de Google Earth.
Si le phénomène a une explication scientifique, liée à la survie de l’humanité – identifier rapidement une présence dans son environnement proche – l’art de découvrir un miroir de l’humanité dans le monde qui nous entoure appelle, selon moi, une certaine poésie.
C’est elle qui m’interpelle quand je photographie ma noix de coco.
Journée Zéro Déchets dans le quartier La Fontaine. Sur une table au pied des immeubles, une table couverte d’invendus. Tout vient du Auchan voisin. Caddie à moitié rempli de carottes. Têtes de brocolis par dizaines. Pommes. Oignons. Pâtes. Barquettes de purées diverses. Lait infantile. La liste est longue de ce qui était destiné à la poubelle.
Alors que l’inflation frappe les porte-monnaie, c’est une aberration.
Pour nous, ce sera carottes et champignons dans une quiche au fromage de chèvre le soir même.
Et la découverte d’un cousin du litchi, le longane, aussi appelé œil du dragon. Petites boules à la peau jaune et épaisse, chair translucide avec un petit noyau rond et noir. Elles étaient entassées dans de petites cagettes en plastique rose. Des fruits exotiques venus en avion pour finir dans nos poubelles. Désespérant.
Ça se grignote bien. Ainsi, nous voilà à l’heure d’un déjeuner dominical plus que tardif – la faute au changement d’heure – à papoter sur trois générations. Soit en épluchant les longanes – Eglantine et Chantal – en éminçant les poireaux – moi – ou en prenant son petit-déjeuner – Hortense.
Papotage autour de la table de la cuisine autour de ces tranquillement répétitifs. Dans les traditions asiatiques, le dragon est un être bienveillant. Cette espèce de litchi jaune nous a offert un beau moment partagé, en toute simplicité, baigné de soleil printanier.
Et au moins, ils n’ont pas terminé au fond d’une poubelle.
Une voix veloutée, douce et aussi aigüe que celle d’Eglantine envahit la voiture. Alors que nous rentrons du lycée, Eglantine me demande si ça correspond à son timbre de voix quand elle chante.
« Moi j'ai toujours aimé marcher sous la pluie Même si l'orage et même si la nuit M'emportent loin de tout, m'emportent loin d'ici Là où je vais, là où je vais »
Oui, c’est tout à fait la sonorité de la voix d’Eglantine quand elle chante. Haut perchée, comme un carillon porte-bonheur animé par le vent.
Même si l’orage et même si la nuit m’emportent loin de tout
« Là où je vais, je sourirai »
Retour d’un rendez-vous médical, à nouveau cette chanson.
Quelques embouteillages. Eglantine affiche les paroles sur mon téléphone. On a mis la chanson en boucle. Sa voix se cale sur celles de Laura Cahen et Jeanne Added. En osmose complète avec la mélodie.
« C’est la première fois qu’une chanson est adaptée à ma voix » me confie-t-elle avec un grand sourire.
Elle chantonnera la mélodie toute la soirée.
« Peu importe le vent, je m’en vais »
Elle semble se sentir en communion aussi avec les paroles.
Elle grandit et, à sa manière, elle a besoin de se détacher de nous, comme tous les ados qui deviennent adultes.
Sa joie de vivre m’émeut. Et sa façon délicate de diffuser des messages.
Une amie vietnamienne m’a fait découvrir un café au goût de chocolat. Le café Sand Tao 1 de Trung Nguyen Coffee. Moelleux et peu amer, j’ai bu ça comme une tisane. Replissant ma tasse régulièrement alors que nous Thanh Thuy et moi préparions une cantine éphémère pour les Petites Cantines Antony.
La caféine a rapidement fait son effet et j’avais des envies de sauter en l’air tout le reste de l’après-midi.
En faisant quelques recherches, je découvre que le Vietnam est le deuxième producteur mondial de café, juste derrière le Brésil. Vais-je délaisser le café turc qui m’accompagne depuis des années ? Pas encore, car notre Mehmet Effendi a le goût du souvenir de cette Turquie que nous aimons tant.
Mais un petit café vietnamien de temps en temps ? Mes papilles se réjouissent de l’idée. J’ai tellement aimé cette saveur chocolatée…
6h30, je remplis la bouilloire pour préparer le thé. Le robinet hoquette puis reste parfaitement sec.
Depuis trois semaines, la rue est en chantier. Des ouvriers refont la canalisation d’eau sur toute la longueur de la rue. Mais le chantier est à l’arrêt entre 17h et 8h…
On diffère les douches et je prépare le thé avec l’eau qui reste dans un bouteille au frigo. Je sors dès que j’aperçois les gilets oranges fluo des ouvriers dans la rue. Je ne suis pas la seule. Tous les voisins émergent de leurs maisons, visages interrogatifs, chiffonnés par un réveil à sec.
L’ancienne canalisation a lâché vers 5h ce matin. Une équipe est déjà arrivée pour les réparations. Ils vient d’installer un point d’eau en face du restaurant italien au début de la rue. Déjà, un voisin revient avec deux seaux remplis d’eau. Chacun rentre chez soi à la recherche de contenants pour rapporter de quoi tirer les chasses d’eau, faire un brin de toilette et préparer le café du matin.
Une procession d’hommes et de femmes avec des arrosoirs, des seaux ou des caddies chargés de carafes et de bouteilles se relaye au bout de la rue. Les conversations s’engagent. L’ambiance est bonne enfant même si certains sont excédés. A croire que le monde leur veut personnellement.
Ce soir, l’eau n’est toujours pas revenue. Des ouvriers Veolia sont occupés à scier la canalisation pour mieux la réparer. Chirurgiens des tuyaux. Alors docteur, elle va s’en sortir ? L’eau courante va sortir de son coma ?
Deuxième voyage avec les arrosoirs et la bonbonne d’eau.
On réfléchit à demander l’asile hygiénique chez des voisins dont la rue n’est pas touchée. On irait bien prendre une douche chez eux.
Quand je pars à mon atelier d’écriture, l’eau n’est pas encore revenue. Il fait déjà nuit quand Eglantine m’appelle pour partager son enthousiasme. L’eau est revenue !
Plus de quatorze heures sans eau permettent d’apprécier le confort de l’eau courante à domicile, l’énormité de notre consommation, l’utilisation incessante de l’eau tout au long de la journée. Laver un fruit, se laver les mains après être allé aux toilettes, avant de manger, après le repas, en rentrant à la maison…
Pas de lessive. Pas de vaisselle. Peu de cuisine pour éviter de laver les légumes et réduire la vaisselle.
Mais des discussions joyeuses avec les voisins et voisines autour du robinet sorti du trottoir le temps de notre mésaventure.
Notre confort moderne, eau courant, électricité, etc… nous permet une autonomie individuelle, réduisant les occasions de faire société, de tisser des liens ou même, simplement, de se croiser.
Non, je ne milite pas pour le retour des lavoirs.
Mais je suis confortée dans la nécessité de créer des lieux où remettre le lien au centre des préoccupations. Comme le font les Petites Cantines.
Justement, hier soir, nous avions une Cantine Ephémère. Des rencontres, des discussions, des sourires autour d’un bon repas partagé.
La vie a besoin de fluide, les rencontres de coulent pas de source. Il faut parfois les provoquer, sans attendre la panne sèche.
Sortie du lycée. Beaucoup de sweats à capuche, des jeans et des baskets blanches. Des cheveux décolorés, des petites barbes bien coupées, une forêt de sacs EastPack, des vaporettes et beaucoup de portables. De grandes discussions où les sourires se répondent. On sent que la pression retombe après la deuxième épreuve de spécialité.
On arrive à la fin du temps officiel alloué aux épreuves de quatre heures. Pour Eglantine, aujourd’hui, c’était trois heures trente de physique chimie. Mais avec son tiers temps et le temps additionnel de ses pauses, ça peut être plus d’une heure supplémentaire.
Hier, elle est sortie de son épreuve de maths au bout de cinq heures. Un vrai défi physique pour elle. La fatigue lui fait faire des erreurs. Elle prend le temps de tout reprendre avant de rendre sa copie. Ce qui la fait rester encore plus longtemps sur sa table d’examen. Encore plus de fatigue après. Mais au moins, elle n’a pas l’angoisse de l’horloge qui tourne. Elle sait qu’elle peut se permettre de comprendre ce qui cloche dans ses résultats.
Les groupes d’adolescents dégingandés s’éclaircissent peu à peu. Chacun rentre chez soi.
Soudain, je vois Eglantine qui s’approche dans le rétroviseur.
Elle pousse un grand soupir en s’asseyant dans la voiture. Elle est exténuée, se jette sur l’épais morceau de brownie que je lui ai apporté et me raconte son épreuve avec toute l’intensité d’un souvenir bien frais.
Dès notre retour à la maison, elle commence à s’éteindre au rythme de la pression qui descend.
Elle dîne rapidement va se coucher. Demain, elle se reposera toute la journée.
Elle est super fière d’avoir passé ses épreuves. Et nous donc… Quel chemin parcouru depuis quatre ans !
Dans le sac d’Eglantine, convocation, carte d’identité, calculatrice, gourde et energy balls à base de dattes et autres fruits secs. Yes, it’s today 😉
Combiner une belle amitié et ses passions, c’est l’assurance de belles journées propices aux sourires. Tous les samedis, Hortense retrouve Juju au cours de dessin.
Elles partagent de nombreux centres d’intérêt communs, elles font aussi du badminton ensemble le mercredi. L’année dernière, elles avaient testé le golf, largement influencées par leurs papas respectifs. Elles préfèrent finalement les raquettes et les volants aux clubs et aux balles.
Hortense et Juliette aiment la même musique – un truc un peu électro, très pointu, qu’elles partagent avec peu d’autres personnes. Elles lisent les mêmes mangas et jouent aux mêmes jeux videos.
Elles ont aussi inventé un jeu très créatif qui consiste à dessiner à deux. Chacune commence un dessin sur une feuille puis elles échangent et continuent le dessin de l’autre. Ca donne des résultats vraiment très sympa.
Cette semaine, Hortense a délaissé les mangas pour travailler les positions, les visages et les mouvements de ses personnages. Traits vifs, rapides, elle a enchaîné les dessins durant ses deux heures de cours.
J’adore le résultat ! Trois dessins crayonnés à vivre allure où elle commence à s’exprimer, bien d’avantage que dans le format très reproductif du manga.
Dire qu’en maternelle, sa maîtresse s’inquiétait parce qu’elle dessinait des bonhommes patate en kit. Un bras, par ci, le nez à l’autre bout, loin de la tête et des jambes. Je ne regrette pas d’avoir laissé Hortense en faire à sa tête.
Besoin d’air. De grandes bouffées aspirées à plein poumons. A l’heure où le jour est encore pâle, les températures encore basse, les joggers encores rares, je cours vers le parc de Sceaux.
Traverser les travaux du tramway et entrer dans le parc par l’entrée de la Grenouillère. Les jonquilles ont envahis tous les sous-bois. Camaïeux de jaunes et de verts où restent suspendues les dernières gouttes de pluie.
Les bourgeons éclosent en premiers bouquets de feuilles. Encore petites et timides face aux milliers de petites fleurs éphémères des arbustes à travers le parc.
Les nuages étouffent encore la douce couleur jaune orangée du soleil matinal. Parfois, un rayon illumine les troncs nus où se promènent lentement escargots et limaces. Dans les grandes plaines ponctuées de chênes, quelques chiens courent, pris d’une folie de liberté, loin des laisses et du béton de la ville.
Les corneilles au regard noir ont mis les poubelles à sac et planent au-dessus des frondaisons. Les percussions d’un pic vert retentissent à proximité. Des petites mésanges volettent entre les branches nues. De petits passereaux sautillent dans les allées, se réfugiant en hauteur à mon approche.
Dans le bosquet nord, les larges troncs noueux des cerisiers de Japon attrapent les premiers éclats du soleil. Leurs bourgeons sont encore fermés, austères.
Le parc se remplit. On marche, on court, seul, à deux ou en groupe. Vêtements colorés. Téléphones fixés au bras pour évaluer ses performances. J’ai aussi un brassard pour accrocher mon téléphone. Mais je ne suis pas dans la performance. Je m’arrête sans cesse, cherchant ces petits détails qui m’émerveillent.
Fragments de printemps, quand la lumière et les couleurs reprennent le pouvoir.