Nouveau souffle

Une vieille bâtisse au bord de la Creuse, ses buissons d’hortensias, ses murs de pierre et ses épaisses portes en bois. Une vingtaine de jeunes bacheliers venus se détendre après les dernières épreuves, à quelques jours des résultats.

Eglantine les a rejoint pour trois jours.

A l’extérieur, végétation luxuriante, piscine et terrain de volley. A l’intérieur les restes du déjeuner côtoient les derniers petits-déjeuners sur la toile cirée de la cuisine. Des vêtements abandonnés constellent les fauteuils du grand salon. Shorts et maillot de bain, sweats à capuche et tee-shirts, le pratique et le confortable siéent au relâchement des corps et des esprits.

A la grand table étirée sous les arbres et les parasols, ça discute tranquillement en avalant le riz-ratatouille du déjeuner. Lotion anti-moustique et crème solaire traînent sur les sièges. Il est 15h ce samedi quand je viens chercher Eglantine. Embrassades et aurevoirs. La petite troupe se dispersera à la rentrée en différentes facs, écoles et prépas.

Ultimes moments avec les élèves qui ont accompagné la dernière année de lycée d’Eglantine. Une classe en or qui a toujours respecté ses besoins particuliers et ne lui a jamais tenu rigueur de sa différence. Pendant ces trois jours avec eux, ils lui avaient d’ailleurs réservé une chambre seule pour qu’elle puisse se reposer à l’écart.

Ça n’a pas suffi à empêcher la fatigue. Trop heureuse de cette ambiance de troupe qu’elle a toujours affectionnée, Eglantine est allée au bout de ses forces. Elle a mis plusieurs jours à retrouver assez d’énergie pour sortir de sa chambre une fois de retour à la maison. Malgré le nouveau traitement.

Mais les souvenirs de ces moments partagés sont précieux.  Le grand sourire et les yeux brillants de joie estompent les cernes et la pâleur.

Et c’est le cœur radieux qu’elle a commencé son inscription administrative à la fac. Un nouveau souffle l’emporte dans une odyssée inédite, l’âge adulte.

La bonne distance

Sur le chemin de la gare ce matin, mon ado me parlait de Vice-versa 2 et des nouvelles émotions qui ont fait leur apparition dans ce deuxième opus. Hortense évoquait l’ennui, la nostalgie… Le film réussit visiblement à mettre en couleur les turpitudes de l’adolescence. Période compliquée de mutation permanente, de recherche de soi, de doute et de sensibilité extrême.

Eglantine a éludé son adolescence. La gardant à distance, éteinte derrière ses douleurs et sa fatigue chroniques. Hortense vit pleinement la sienne, ses affres et ses joies, les changements de son corps. Déjà si grande alors qu’elle n’a que quatorze ans. Et une irrésistible inclination à enfouir ses émotions derrière une épaisse carapace d’indifférence.

Il faut généralement attendre la nuit pour que se déverrouille la cuirasse et que la parole se libère. Tard le soir, quand sa sœur dort et que son père lit dans notre chambre, si je traîne un peu au salon, elle vient s’assoir près de moi. C’est l’heure des confidences et des révélations murmurées dans les lumières tamisées.

Ces moments sont rares – le soir, je tombe généralement de fatigue. Ils sont d’autant plus précieux. Moi, je suis du matin, jamais plus en forme qu’au lever du jour. A cette heure où Hortense dort d’un sommeil de plomb duquel je culpabilise de la sortir.

La tête enfouie dans son oreiller, les cheveux en bataille, enroulée dans sa couette, mon ado redevient la petite fille qui dormait à poings fermés dans son lit à barreaux. Je voudrais encore la couvrir de bisous et la croquer du bout des lèvres. Mais aujourd’hui, c’est du bout du stylet que la croque sur ma tablette. On n’approche pas une ado si facilement.

Au moment d’accéder au train ce matin, nous avons demandé l’autorisation d’un agent en veste rouge et casquette noire pour que j’accompagne Hortense jusqu’à sa voiture. Mon ado prenait le train toute seule pour la première fois. Et après tout, elle n’a que quatorze ans. « Elle est grande quand même ! » répondit-il d’abord en constatant qu’elle le dépassait de quelques centimètres. Il a finalement refusé que nous sortions sa carte d’identité et j’ai pu passer les barrières de sécurité. Hortense était rassurée.

Une fois installée sur son siège, la valise à l’entrée du compartiment, la guitare sur l’étagère au-dessus de sa tête, le pique-nique dans le sac-à-dos, Hortense n’a pas prolongé les effusions. J’ai rapidement rejoint le quai.

L’adolescence, c’est un compromis permanent pour trouver la bonne distance avec son enfant. Laisser respirer tout en restant à l’écoute. Exiger et accepter. Accompagner et lâcher prise. Une expérience exténuante et tellement enrichissante, une découverte quotidienne.

Le train a passé la frontière espagnole. Mon ado n’a pas oublié de descendre à la bonne gare. Elle a retrouvé sa copine. Changement de famille pour quelques jours.

Il faudra que j’aille voir Vice-versa 2.

Une belle victoire

Il lui aura fallu un peu plus de temps que les autres.

Elle aura manqué beaucoup de cours. Elle aura suivi ses enseignements en courant alternatif. Elle aura troqué une scolarité classique pour l’hôpital puis une école hors contrat, Steiner. Petits effectifs et profs bienveillants qui auront su s’adapter pour qu’elle suive les cours à son rythme. Du fond de son lit parfois, en visio ou en audio (par téléphone). Ce sont eux qui ont imaginé cette terminale en deux ans, l’étalement des épreuves. On ne compte plus les mots d’absence, les justificatifs médicaux, les plans d’accompagnement individuel (PAI), les aller-retour en voiture pour une heure de cours dans la journée, ou trois, ou six.

Elle se sera accrochée. Elle n’aura rien lâché. Sauf l’allemand. Dispensée. Tout comme l’endurance. Elle n’en a plus. Elle aura quand même passé une épreuve de sport, le tennis de table, où elle excelle.

Eglantine a passé sa dernière épreuve mercredi. Le grand oral. Elle avait choisi un sujet sur ces nuages qu’elle aime tant. Derrière la poésie du ciel, il y a de la physique-chimie.

A 13h précises aujourd’hui, elle s’est connectée. Admise au baccalauréat. Mention très bien.

Joie bruyante, délectation remuante, humeur bondissante. On a mis la musique. On a trinqué. On a fêté. Une odeur de bonheur parfumera nos journées pendant encore plusieurs jours.

Soleil, fraises et petits pois

Des années que ça tire. Prendre soin. Chercher des solutions. Trouver des expédients. Accompagner. Soutenir. S’écrouler. Se relever. Porter.

Les derniers mois ont été moroses. Voir ma maman se faner, son esprit s’étioler. La colère face au déni. L’impuissance face à la maladie. Ne pas abandonner. Sentiment d’être un de ces pêcheurs dévorés par la mer déchaînée dans La Vague d’Hokusai, où il faut prêter attention aux détails pour apercevoir les barques malmenées par les flots. Sont-ils encore à bord ou déjà noyés ?

Les flots, justement, parlons-en. Des semaines qu’il pleut. Les journées de grisaille et le froid humide qui infiltre les corps. Ressortir les gros pulls à la saison où l’on aspire à la légèreté du coton et du lin. Déplier un parapluie plutôt que des lunettes de soleil.

Ce dimanche était une journée de répit. Aucun rendez-vous. Pas de boulot. Pas de visite. Pas de rendez-vous médical. Pas de conduite. Pas de pique-nique à préparer. Pas de sac à vérifier, qu’il soit de plongée, de dessin ou de scoutisme. Rien. J’aurais pu faire la grasse matinée, mais je me réveille toujours très tôt. Lire au lit sans regarder l’heure. Se délecter des nouvelles délicates comme de la dentelle, taillées au ciseau, de Franck Courtès dans Autorisation de pratiquer la course à pied.

Descendre prendre mon petit-déjeuner avec Eglantine. Deuxième jour de traitement. Elle avale sa gélule aux couleurs pastels dès le début de la journée. L’effet dure douze heures. Pas question que ça l’empêche de dormir le soir. Nous terminons de boire notre thé au salon. Désir de retrouver la douce chaleur de ma couette alors qu’Eglantine ne demande qu’à m’accompagner au marché. Elle est pleine d’envie et d’énergie.

Au point de faire le marché à ma place ? L’idée lui plaît. Je n’en reviens pas. Le marché, c’est des centaines de personnes entassées dans un tout petit espace. Le brouhaha des conversations. Les lumières des étals. Les mouvements en tous sens. Pour elle, c’est épuisant. Mais ce matin, je remonte dans mon lit alors qu’elle saisit le panier en paille.

Quand je me réveille, Eglantine vient de mettre le déjeuner dans le four et entreprend de laver la salade. L’après-midi est déjà entamée. Elle a révisé ses cours pour son épreuve de demain. Maintenant, elle a faim. J’ai dormi trois heures. Si profondément qu’il paraît que j’ai même ronflé.

Hortense se lève aussi. Elle n’a aucun problème, elle, à profiter des grasses matinées dominicales. Olivier rentre du golf au moment où nous passons à table. Déjeuner en famille. Discussions tranquilles. Éclats de rire. Nous sommes bien. C’est tout simple, certes. Mais pas si commun. Surtout, Eglantine ne file pas se coucher dès la fin du repas. Les discussions continuent sans que son teint ne pâlisse et que ses yeux ne se creusent.

Un peu plus tard, nous écossons toutes les deux les petits pois qu’elle a acheté au marché et elle chipe les fraises que je viens à peine de laver. Pas de sieste. Elle a continué à réviser et joué avec sa sœur. Le soleil badine dans les feuilles des noisetiers du jardin. La grisaille semble partie pour de bon.

Eglantine est finalement terrassée par la fatigue au moment du dîner. Soit douze heures après avoir pris son traitement. Mais, indéniablement, ça fonctionne. Elle retrouve un peu d’énergie, d’envie, et de ce dynamisme qui l’a toujours caractérisée avant qu’elle ne s’éteigne à l’âge de 13 ans. Elle doit augmenter les doses petits à petits. Il peut y avoir des effets indésirables. Des ajustements seront certainement nécessaires. Mais, indéniablement, il se passe quelque chose.

Pour moi, ce renouveau a la couleur du soleil, le goût des petits pois, l’odeur des fraises fraîchement coupées et la saveur d’un repos authentique. Une recette délicieuse.

Escalade du stress

Les dernières semaines du printemps et les premières de l’été s’annoncent intenses pour Eglantine. Le stress reste élevé pour les ultimes épreuves du bac, alors même que ses résultats de l’année dernière lui assurent à eux seuls l’obtention du précieux sésame pour accéder aux études supérieures. Elle n’avait encore jamais eu deux épreuves dans la même journée. Elle a terminé celle d’hier sur les rotules. Même les examinatrices se sont inquiétées. Sa mine décomposée, blafarde, leur a fait craindre le malaise. Sa fatigue l’a énormément ralentie l’après-midi. Elle a dû utiliser pleinement son tiers-temps.

Dans la voiture, sur le chemin du retour, elle n’était plus qu’un étrange mélange d’émotions. Satisfaction d’avoir rendu une copie complète. Excitation à l’évocation des sujets, rehaussée de passion, de questionnements et de curiosité. Épuisement intense.

Impossible de se reposer, cependant, avant d’avoir atteint l’acmé de la journée. A 19h, Parcoursup distillait ses premiers résultats. Vœux refusés, acceptés, ou un numéro sur une liste d’attente. Bien sûr, le site moulinait dans le vide alors que des millions de personnes tentaient de se connecter au même moment. Le téléphone d’Eglantine est resté sur la table pendant le dîner. Elle tentait de rafraîchir la page régulièrement. Elle était tendue comme un arc à poulie.

Finalement, elle a pu accéder à la page des réponses à ses vœux. Qui n’en finissait pas de charger, retardant la lecture des précieux résultats. Seul un bouton Imprimer était visible. Elle a lancé l’impression dans l’espoir d’accéder aux résultats.

Vous sentez la tension, l’impatience, la crispation qui imprégnaient l’espace ? Le temps était figé dans l’attente. Impossible d’avoir un autre sujet de conversation. Parcoursup avait tout pétrifié. Nous respirions au rythme du crachotement de l’imprimante.

Eglantine a d’abord lu le refus de la double licence Chimie-SVT qui lui plaisait beaucoup. Des positions à deux, trois ou quatre chiffres sur des listes d’attente. Comme si son cerveau se jouait de sa fébrilité, elle ne trouvait pas la ligne qui l’intéressait.

Enfin, le OUI. Celui qu’elle espérait avec ferveur. Elle a hurlé de joie en traversant le salon, sa feuille à la main. Petits sauts de cabri. Le rouge aux joues. Les yeux brillants. Le sourire banane. Pas de liste d’attente. Prise tout de suite dans cette licence Sciences et Technologie où seulement une trentaine d’élèves vont commencer leur vie estudiantine au mois de septembre. Un petit cocon où Eglantine pourra continuer de se passionner aussi bien pour la physique-chimie que la SVT ou les maths.

Quelques années sereines en perspective, durant lesquelles elle pourra affiner ses choix de spécialisation.

Et qui sait, si son nouveau traitement fonctionne, peut-être n’aura-t-elle plus besoin, bientôt, de prendre deux ans pour suivre une année de scolarité.

Allez, plus que deux épreuves orales, les résultats du bac le 8 juillet, un tas de démarches administratives et elle pourra se détendre vraiment.

Sinon, une fois la pression redescendue, elle a lu l’ensemble de ses réponses. Cinq de ses dix vœux acceptés et quatre sur liste d’attente. Un seul refus. Ça fait du bien à l’égo. Ce matin, elle a validé son choix, un petit sourire au coin des lèvres. Elle n’aura désormais plus affaire aux algorithmes de Parcoursup.

Attendre encore un peu

Nous attendions ce rendez-vous depuis deux mois. Enfin une piste pour diminuer la fatigue d’Eglantine. Espoir, perspective d’une nouvelle vie. Retrouver la liberté de faire ce qu’elle veut, quand elle veut. Sans avoir besoin de prévoir un temps de récupération. Le dénouement de six années de Belle au Bois Dormant ?

Le traitement nécessite une ordonnance manuscrite, citant le nom de la pharmacie dans laquelle on s’approvisionnera, valable uniquement le jour-même, à renouveler tous les 28 jours. Tout cela afin d’éviter des détournements. Le médicament est un stimulant du système nerveux parfois utilisé pour se doper, notamment en période d’examens.

On ressort du cabinet du médecin avec la précieuse ordonnance manuscrite. On passe de suite à la pharmacie. Douche froide. Le médicament est en rupture. Les pharmaciennes appellent grossistes, collègues et labos. Nous ne sommes pas pressées. Eglantine ne commencera son traitement qu’après les deux épreuves de bac qu’elle doit passer cette semaine. Pas question de prendre le risque qu’elle soit perturbée par de potentiels effets indésirables.

24h plus tard, appel désolée de la pharmacienne. Le labo d’origine a rétrocédé la production du médicament à un autre labo qui est en rupture de stock. Et ce labo vient lui-même de revendre le médicament à un autre labo qui doit commencer la production en juin. La pharmacienne n’a aucune idée d’une date à laquelle elle pourra obtenir le traitement qui nous donne tant d’espoir.

En 2023, l’Agence de sécurité du médicament a enregistré 4 925 signalements de ruptures et risque des rupture de stocks. La cuvée 2024 ne semble pas meilleure. Les pharmacien·nes perdent des heures à tenter de trouver des solutions. Comme les nôtres qui ont téléphoné partout pour tenter de trouver le traitement d’Eglantine. Elles seront justement en grève demain. Au bout du rouleau.

Il va falloir retourner chez le médecin. Essayer un autre médicament. Même si le premier arrivait dans notre pharmacie d’ici la fin de semaine, l’ordonnance n’est désormais plus valable.

Immense déception. Mais nous gardons intact cet immense espoir qu’Eglantine retrouve bientôt un peu de cette énergie qui l’a caractérisée toute son enfance.

Quand la navette se fait frivole

La navette, pour tout le monde aujourd’hui, c’est un train, un bateau ou un avion qui fait des trajets réguliers, aller-retour. Ou c’est moi qui conduit Eglantine chaque jour, maman navette. Qui sait encore que la navette est cet instrument de tissage en forme de petite barque ? D’où les biscuits oblongs du même nom que l’on trouve en Provence, pays de textiles colorés aux motifs fleuris. La navette est cette pièce en bois qui sert à faire passer le fil de trame entre les fils de chaîne, tendus sur la machine. De gauche à droite. De droite à gauche. Et ainsi de suite dans un va et vient hypnotique qui a donné son nom à l’idée actuelle de navette.

Non, je n’ai pas décidé d’installer un métier à tisser dans mon sous-sol pour y faire danser une navette frivole au rythme techno d’une boule-à-facette. Peut-être un concept à inventer dans une autre vie ? Mais une navette est bien entrée dans ma maison, format qui tient dans la main, en plastique rose, où l’on glisse une bobine de fil très fin pour faire de la dentelle nouée. La fameuse frivolité à la navette.

Vous ne connaissiez pas ? Normal, c’est un art plutôt oublié, nécessitant minutie et patience. Tout ce qu’affectionne Eglantine. Déambulez dans un marché de Noël artisanal avec une passionnée de zentangle et de crochet, tombez sur un stand de frivolité à la navette et vous verrez jaillir des étincelles alors qu’elle découvre les bracelets délicats et les boucles d’oreille éthérées. La conversation s’engage immédiatement autour de la technique. Le courant passe. Echange de coordonnées.

Quatre mois plus tard, à la faveur du premier jour des vacances, Eglantine se rend chez la dentelière pour apprendre cette technique oubliée qui n’a rien de frivole tant elle demande de la concentration. Mais voyons, me diront les plus cultivés d’entre vous, les frivolités ce sont ces fanfreluches, colifichets et autres petits articles de mode sans autre utilité que décorative.

La marchande de frivolités a disparu au cours du XXe siècle. Ma fille, être rare et précieux, a l’art de décorer sa vie de petites choses oubliées, invisibles ou rares. Elle aime manger les feuilles d’alliaire, chanter le requiem de Mozart, nommer les nuages et, désormais, frivoler à la navette (elle et moi savons que ce verbe n’existe pas mais nous l’aimons beaucoup).

En plus, elle est douée !

Accueillir le handicap, « je sais »

C’est la pleine saison pour parcoursup. Pour des millions d’ado, le temps est venu de lister ses vœux, choisir sa voie, son avenir, fermer des portes pour ouvrir les autres en grand. Eglantine a eu un peu de rab en passant ses épreuves de bac sur deux années. Maintenant, il faut passer à la vitesse supérieure, quitter le cocon bienveillant de son lycée pour continues ses études.

Eglantine a l’avantage de savoir ce qu’elle aime. Les sciences. Mais elle doit faire une croix sur les prepa et les grandes écoles au rythme et à l’esprit de compétition incompatibles avec sa fatigue chronique. Même les écoles moins prestigieuses avec prepa intégrée ne sont pas envisageables. D’un autre côté, à sa sortie de l’hôpital, les médecins lui déconseillaient l’université, ses grands amphis bondés, ses cours anonymes, ce grand bain dans lequel se jettent chaque année des milliers de jeunes adultes sans vraiment savoir nager. Alors, pour quelle formule opter quand on bourlingue sur les chemins de traverse depuis cinq ans ?

Il faut pourtant trancher. Les portes ouvertes de l’université Paris-Saclay ont fini de nous convaincre qu’Eglantine pourraient continuer ses études dans de bonnes conditions au sein de leurs formations. Une licence en particulier serait idéale. Tout petits effectifs, chambre d’étudiante sur le campus à cinquante mètres des salles de cours,  un apprentissage en mode projet pluridisciplinaire, pédagogie innovante, et des passerelles possibles vers les grandes écoles à la fin de la licence. Un nouveau cocon pour accueillir notre fleur hors normes.

Elle n’est pas la seule à sortir des sentier battus. Cette journée nous a aussi permis de rencontrer les référents handicap. Ils accueillent sans s’alarmer toute une série de handicaps invisibles, les plus nombreux en réalité. Aucun problème pour envisager de prendre deux ans pour faire une année. Les aménagements dont bénéficie Eglantine pourront être remis en place à l’université.

Au stand Etudes et Handicap, je précisais « Elle vous entend » à l’homme qui fixait le casque d’Eglantine.

« Je sais. »

Lui, il s’occupait justement de présenter le programme Aspie Friendly de l’université. Eglantine était ravie. Il est rare de rencontrer quelqu’un que son énorme casque n’interroge pas. Ici, pas de questions mais de nombreuses réponses sur tout ce qui existe pour les aspergers. Notamment le lien avec les professeurs. Car tous ne connaissent ou ne reconnaissent pas le handicap. Au stand de présentation de la licence BCST (Biologie Chimie Sciences de la Terre), la dame qui présentait les différents parcours était d’ailleurs beaucoup plus sceptique sur les possibilités d’Eglantine de suivre l’enseignement ardu d’une double licence. Heureusement que j’avais appelé le service Handicap en amont et que je savais que c’était possible. Il y aurait eu, sinon, de quoi se décourager.

Y a plus qu’à remplir parcoursup avec de belles lettres de motivation et faire confiance à l’algorithme.

Astrid avec son casque antibruit dans la série Astrid et Raphaëlle sur France TV. Celui d’Eglantine est encore plus gros.

Nous avons mis au monde deux fleurs

« La normalité est une route pavée : on y marche aisément mais les fleurs n’y poussent pas. »

Je suis tombée récemment sur cette citation de Van Gogh. Elle résonne encore profondément en moi.

Nous, nous avons mis au monde deux fleurs. Et la normalité n’est effectivement pas notre quotidien.

De nos années à l’étranger, on nous parlait comme d’une parenthèse chimérique, qualifiant notre retour en France d’un retour à la vie réelle. Comme si, parce que nous avions vécu différemment pendant dix ans, passant du portugais au turc, puis au roumain, notre vie n’était pas réelle. Elle ne correspondait tout simplement pas à la norme de ceux qui n’étaient jamais partis. Mais qui correspond vraiment à la norme ?

Nous avons mis au monde deux fleurs. Et notre route a plus le goût des sentiers caillouteux de montagne ou des chemins terreux de campagne que de l’asphalte des autoroutes. Moi qui n’aime rien tant que la ville, je guette régulièrement les plantules qui verdissent les trottoirs en hiver, les sauvages aux fleurs discrètes qui colorent la moindre fissure au printemps, les graminées qui s’éventent dans les rues en été et toute cette flore spontanée qui colonise encore les villes à l’automne alors que la nuit effiloche déjà les jours. Cette nature discrète et tenace qui résiste à nos normes citadines, qui grandit entre les pavés, dans les fissures des chaussées, le long du moindre muret.

Est-ce si important d’être normal ? De suivre des allées bien tracées, des lignes blanches dessinées au cordeau ? J’ai beau tenter de suivre les règles, je ne me sens pas normale. Décalée, à contre-temps, désorientée, embarrassante, maladroite, oui.

Nous avons mis au monde deux fleurs. Et j’aime découvrir le monde avec elles. Chacune est très différente. Je les regarde grandir, tâtonner, découvrir leurs qualités, appréhender leurs singularités, apprendre à vivre avec leurs particularités. L’insatiable curiosité d’Eglantine. L’énigmatique sensibilité d’Hortense.

Je ne les trouve pas normales, dans le sens où elles me semblent hors du commun, loin de la facilité rassurante de la norme. Chacune a des raisons particulières et des façons d’être dissemblables. Les observer et les accompagner est un chamboulement permanent. Elles remettent en cause des conceptions considérées comme immuables. Elles bousculent mes certitudes et mes doutes. Surprennent mes habitudes. Égayent mes platitudes.

Nous avons mis au monde deux fleurs que j’arrose régulièrement et qui colorent nos vies.

Racines d’arbres de Vincent Van Gogh

La science de l’émerveillement

Ce matin, Hortense venait juste de partir au collège quand la sonnette a retenti dans la maison. J’ouvrais la porte, prête à chercher rapidement ce qu’elle avait pu oublier. Mais non, elle voulait simplement nous inviter à voir la beauté de la rue scintillante dans le gel hivernal. Des feuilles de la haie aux barreaux du portail, des trottoirs aux vitres des voitures, la rue toute entière brillait dans les premières lueurs glacées du jour et Hortense souhaitait partager son émerveillement avec nous.

Il est fréquent qu’au cours d’une balade ou lors d’un trajet quelconque, je m’enthousiasme devant un jeu de lumière, un éclat de couleur ou la douceur d’un point de vue. Je dois même être parfois un peu pénible car je m’arrête souvent pour prendre une photo dont je ne fais généralement rien, mais qui me laisse croire que je peux garder en moi un peu de ce moment suspendu, de cette beauté éphémère.

Églantine développe la même émotion que moi face aux humbles splendeurs du quotidien. Nous étions ravies de constater qu’Hortense avait elle aussi adopté cette sensibilité. Elle rend la vie plus belle.

Lors de nos nombreux déplacements en voiture, Églantine a pris l’habitude d’étudier le ciel, relevant les traces alanguies de quelques cirrus dans l’azur, les camaïeux de rose d’un troupeau d’altocumulus moutonnants dans le soleil levant ou l’énergie captivante d’un cumulonimbus s’élevant dans le ciel. Elle a commencé à reconnaître les nuages lors de ses stages de parapente. Leurs formes et leurs directions sont des indicateurs précieux pour réussir son vol.

« Tu crois que je peux faire un sujet du grand oral sur les nuages ? » me demandait Eglantine l’autre jour. Sa prof de physique-chimie le lui a confirmé. L’émerveillement fait très bon ménage avec la science. La poésie du quotidien ouvre des voies insoupçonnées.

Poésie nivéenne au coeur de la ville