Eglantine, Janis et la Grande Épicerie

Je ne pouvais pas terminer sur des mots tristes. Même si, les écrire, c’est se vider un peu la tête. Alors pirouette, cacahuète, un tour de passe-passe et je reviens sur une bonne raison de faire virevolter le quotidien.

Pour aller voir son médecin en plein cœur de Paris, Eglantine a choisi le vélo. Le temps est bon, le ciel est bleu, nous n’avons rien à faire que d’être heureux dit la chanson. Eglantine enfourche Janis, son fidèle destrier, pour affronter les affres de la circulation urbaine et le plaisir de l’air estival qui caresse la peau, de Paris qui défile au rythme du vélo, de sa liberté de mouvement, à peine entravée par quelques feux rouges qu’elle respecte scrupuleusement.

Depuis quatre ans qu’il la suit, le professeur a souvent changé d’adresse. Le voilà revenu à quelques pas du Bon Marché. Eglantine apprécie particulièrement les énormes cookies à la pistache de sa Grande Épicerie. Je l’imagine parfaitement déguster son choux à la crème à la pistache (plus de cookies pistache cet après-midi), assise à l’ombre des arbres du square voisin.

Image provenant du site lagrandeepicerie.com

Elle est revenue ravie de la ballade et de cette autonomie retrouvée que la douleur et la fatigue lui ont retiré ces dernières années.

Ce nœud à l’intérieur

Se lever le matin avec la crainte des nouvelles de la journée. Se coucher le soir en cherchant encore des solutions. Se rappeler de prendre de la distance. Depuis un an, j’ai découvert une facette sombre de ma maman. Une addiction, des dettes et une vie qui part en vrille.

Les pleurs, les appels à l’aide, les demandes incessantes, culpabilisantes. Le mensonge, le déni, le refus de prendre soin d’elle. Comment faire la différence entre comédie et maladie, manipulation et confusion ?

J’essaye, chaque fois, de la protéger, de créer autour d’elle une bulle protectrice, de répondre à ses attentes.

Elle réussit, chaque fois, à tout piétiner, à tout mettre en miette.

Parce qu’elle est malheureuse.

Parce qu’elle refuse de se soigner.

De prendre soin d’elle.

Et moi je vis avec ce nœud à l’intérieur, à tenter d’endiguer le désastre.

Impuissante.

Exténuée.

Vidée.

Extérieur / intérieur, ce n’est pas la même fête

Dans notre ville, comme ailleurs, la saison des spectacles de rue bat son plein. Musique, cirque, théâtre, le spectacle vivant se déploie dans les parcs, sur les places et dans les allées. Les sonos résonnent contre les falaises minérales des immeubles. Les voisins pestent contre le bruit. Les enfants se faufilent. Les badauds s’arrêtent. L’art s’installe devant les yeux de tous.

On s’assoit sur des gradins en bois ou des sièges pliables, certains restent debout, pour mieux voir ou pour mieux partir, qui sait. D’autres s’assoient par terre. Un verre à la main. Une gourde d’eau dans le sac. Un goûter pour les enfants. Le chien tenu en laisse à ses pieds. L’ambiance est détendue. La bousculade joyeuse. Le spectacle terminé, le public prend son temps pour se disperser alors que les techniciens s’affairent pour démonter les structures ou préparer le matériel pour les suivants. Demain, plus aucune trace des câbles et des architectures provisoires.

Le spectacle de rue, c’est l’assurance d’interpeller le public, l’occasion de toucher celui qui n’a pas l’habitude de venir au théâtre. Pour beaucoup, le théâtre reste un lieu sérieux, intimidant, fermé. Un lieu pour les gros portefeuilles, les cheveux blancs et les têtes pensantes. Avec Solstice, tous les ans au mois de juin, le théâtre se révèle dynamique, engagé, drôle, décalé mais surtout, accessible.

Spectacle dans une cour d’école, Solstice 2023

Quand, en raison des orages, les régisseurs décident de rapatrier des spectacles en intérieur, la décision est difficile. La fréquentation baisse fatalement. L’ambiance n’est plus la même. La fête est mise en conserve. A l’apéro concert qui termine chaque journée de Solstice, ce ne sont plus qu’une cinquantaine de personnes qui dansent sur la scène dimanche soir. Ils étaient plusieurs centaines à profiter de l’atmosphère gaie et détendue d’un concert en plein air samedi.

Le repli avait été décidé le matin même. Face aux orages, l’incertitude demeure toujours, le choix est épineux. Risquer de devoir tout annuler en restant dehors. Ou s’exposer à perdre son public en jouant en intérieur alors que le soleil brille.

La météo fait partie des aléas du spectacle de rue. La fête de la musique en est le meilleur exemple.

Une belle journée chaude et ensoleillée verra tous les musiciens dehors, un public curieux, décontracté, avide de découvertes. Sitôt la pluie tombée, chacun rentrera chez soi. Certains se réfugieront dans des cafés où quelques concerts se tiendront contre vents et marées. Mais, le mauvais temps gâchera la fête, immanquablement.

La ville d’Antony a décidé depuis plusieurs jours de rapatrier la fête de la musique en intérieur. On imagine que ça laissait plus de temps pour informer le public. Le site internet est à jour. Les visuels ont été modifiés. Le lieux sont annoncés, bien identifiés.

Finalement, le temps est splendide pour cette première journée d’été. Les musiciens vont tout de même aller s’enfermer dans les différentes salles de spectacle de la ville. Ils mettront de la joie et de la fête dans entre des murs. On ne viendra plus les voir par hasard, guidé par une mélodie ou des applaudissements.

Le spectacle aura lieu, oui, mais au détriment d’une ambiance festive et ouverte, d’un esprit de rencontre et de découverte. Sur le site le site du ministère de la Culture, on lit que le concept de base de cet évènement était « la musique sera partout, le concert nulle part ».

A Antony, le concert sera dans les salles. Où est l’esprit de la fête ?

Reste encore les petits groupes d’amateurs qui joueront sur les trottoirs, aux coins de rues, devant les maisons et les cafés.

Les week-end de juin

Les week-end de juin, les journées sont tellement longues qu’elles semblent ne jamais se terminer. On tient la chaleur à distance derrière les volets fermés. On déjeune en terrasse avec de la mozzarella bien fraîche. Et on fête les dernières fois.

Dernière épreuve du bac pour Eglantine cette année avec la philo. Sujet 1 : Le bonheur est-il affaire de raison. Quatre heures. Et une tel soulagement ensuite que, pour la première fois depuis des mois, Eglantine rayonne.

Dernière fosse pour Hortense. Un aller-retour en Belgique avec son club de plongée un samedi. Tout un après-midi dans un aquarium géant avec des poissons d’eau douce exotiques. Difficile de la reconnaître derrière le masque et le détendeur, bien cachée dans son épaisse combinaison noire.

Les pique-niques, les barbecues, les restaus, les cafés, les apéros pour se voir, une dernière fois, avant la grande pause estivale. Revivre l’année. Partager les bons souvenirs.

Les anniversaires, soirées pyjamas, à rire et à papoter jusqu’au milieu de la nuit pour notre jeune adolescente, Hortense, tellement heureuse de grandir et de s’épanouir avec ses ami.es.

Les derniers spectacles de l’année avec Solstice, le festival de cirque et de musique de rue de l’Azimut. Un chien blanc qui traque un diabolo, des acrobates qui jonglent avec des poutres sur des trampolines, de l’humour, de la musique, de la poésie. Et Eglantine, pantalon fluide bleu et blanc, blouse légère et large chapeau, qui enfourche son vélo électrique pour profiter des spectacles.

Jour d’orage. Les spectacles sont rapatriés à l’intérieur du théâtre. Dans le foyer, musiciens et techniciens regardent le dernier spectacle grâce au retour vidéo. Au fond, à gauche, je reconnais Eglantine, trop heureuse de jouer avec une poutre dans la lumière des spots.

Et puis la fête du collège. C’était hier. La fin des cours approche. Le récital de piano. Cet après-midi. Bientôt les vacances.

Les week-ends de juin défilent à toute vitesse. Riches, intense, heureux, épuisants, stimulants.

Ca tire dans les muscles, ça racle sous les paupières, ça fond au niveau des neurones, ça explose les émotions.

Alors, il est temps d’aller dormir.

Bal de promo

Elle a réfléchit longtemps mardi soir à la tenue qu’elle porterait. Pas prête pour les robes de soirées à la mode américaine des bals de promo avec cavalier et limousine. Mais son ami Calixte s’est quand même assuré qu’elle ne porterait pas un simple jean avec tee-shirt. Ils ont passé en revue la garde-robe d’Eglantine et sont tombés d’accord sur la tenue appropriée.

Ce soir, Eglantine est partie au bal de promo de ses anciens amis de collège. Ceux qui terminent de passer leur bac la semaine prochaine avec l’ultime épreuve de philo. Pour la plupart, ils ont déjà reçu leurs résultats de parcoursup. La philo n’est que le dernier tour de clé dans la serrure. La porte est déjà fermée. Les années lycée sont derrière eux.

Eglantine semblait heureuse de les revoir ce soir. Auprès de son ami Calixte, il me semble qu’elle se sent forte. Différente, oui, mais pas mal à l’aise. Calixte a traversé l’adolescence avec de tels questionnements qu’Eglantine se sent en confiance avec lui. Moi, j’ai encore du mal à le mettre au masculin. Je l’ai connue elle. Et il ressemble si peu à un il aujourd’hui. Les questions de genre sont au cœur de son identité. Changement de prénom, affirmation de sa transidentité.

Calixte a une réflexion intense sur la société et les enjeux identitaires. Je comprends qu’Eglantine se sente bien auprès d’une telle personne, capable de remettre en cause les attendus et les préjugés. Pour ma grande louloute qui se construit dans une espèce de monde parallèle, ce doit être rassurant.

Je me trompe peut-être. Sûrement. Comme tous les parents, je dois passer à côté de tellement de choses.

Je n’ai qu’une seule certitude, j’aime l’amitié indéfectible de Calixte envers Eglantine. Et je suis ravie de voir ma toute nouvelle majeure participer à un bal de promo avec ses ami.es de quand elle allait bien. Surtout, quel bonheur de voir son sourire quand elle a quitté la maison ce soir.

Majeure

Il y a dix-huit ans, tu venais de naître au Portugal. Nous passions notre première nuit ensemble et je me réveillais au moindre de tes bruits. Chacun de tes pleurs m’interpellait. Je ne les comprenais pas. Finalement, une infirmière, très gentille mais un peu lasse de mes interrogations incessantes, m’avait dit : « Vous savez, les pleurs, c’est le seul mode d’expression des bébés. Ca ne signifie pas forcément qu’ils ont besoin de quelque chose. »

Moi, je te prenais dans mes bras tout le temps. Je te portais dans une écharpe. Sur le ventre, sur le dos. Je te berçais sans cesse.

Puis, tu as appris les mots, avec ta petite voix fluette, des mots français et d’autres portugais. « E meu !» jetais-tu sans équivoque à un autre enfant qui tentait de te prendre un jouet. Des mots qui tintinnabulaient en d’incessantes questions pour comprendre pourquoi le monde était ainsi.

Tu as changé de pays et appris de nouvelles langues… que tu as outrageusement rangées dans un tiroir de ta mémoire à ton arrivée en France.

Désormais, tu as vécu aussi longtemps en France qu’à l’étranger.

Tu continues à te poser autant de questions. Les sciences et la philosophie sont tes caisses de résonance. Malgré les douleurs passées et cette fatigue toujours palpable, tu avances sur la route que tu te composes chaque jour au gré de ton état et de tes envies. Avec toi, nous découvrons les chemins de traverse, ceux qui se révèlent en écartant les hautes herbes, repoussant quelques ronces piquantes. Ce genre de sentiers caillouteux au bord desquels tu aimes cueillir les plantes sauvages.

Jeune fille. Jeune femme.

Toujours ta voix fluette pour une réflexion bien affûtée.

Et cette joie de vivre qui ne t’abandonne jamais. Cette soif de découverte. Ce plaisir des sensations fortes qui te fait tant aimer skier sur un glacier ou voler en parapente. Toute cette ardeur que ta fatigue chronique n’a jamais réussi à éteindre et qui nous impressionne quotidiennement.

Dix-huit ans, la majorité. Qu’est-ce que la majorité si ce n’est la plus grande partie de ta vie à venir ? Avec ses libertés et ses responsabilités, avec ses joies et ses peines. Et avec notre soutien, toujours, quelles que soient tes décisions ou tes indécisions. Pour que tu diriges ta vie aussi bien que ton parapente, en toute liberté.

Bon vent ma tendre, ma belle, indépendante et responsable majeure. Et bon anniversaire !

L’obscure grandeur de Rome

La grande salle de spectacle du collège d’Hortense bruisse des murmures de sa classe de quatrième. Assis aux deux premiers rangs, les élèves se sont habillés pour l’occasion. Jolies robes pour les filles. Chemises blanches, veste ou veston pour les garçons. Ils découvrent ce soir le livre sur lequel ils ont travaillé toute l’année avec leur professeure de français et de latin.

Dans cette classe Si l’antiquité m’était contée, les élèves écrivent des nouvelles par groupe de deux, trois au quatre. Les contraintes sont simples : l’histoire doit se placer dans la villa de Titus, près du Colisée romain. Chaque nouvelle respecte impérativement le contexte historique du IIè siècle après J.C et les auteurs doivent introduire dans leurs textes des phrases en latin.

Défi relevé pour Hortense avec ses amies Marie et Lucie. Une histoire à six mains et trois cerveaux, sombre, réaliste et stylée autour de deux jeunes esclaves dans la domus de Titus pour construire avec les autres le recueil de nouvelles L’obscure grandeur de Rome.

Chaque élève vient chercher son livre sur scène. Petite photo souvenir avec l’ouvrage dans les mains, entouré.e de la prof de français et de celle d’arts plastique – pour les illustrations.

Ambiance détendue mais sérieuse. Dans la salle, les parents sont tous venus clôturer cette belle année d’écriture aux côtés de leurs enfants.

Pour nous aussi, pas question de manquer l’évènement.

Il nous reste maintenant à lire l’ouvrage, en commençant par la nouvelle d’Hortense, Condamnés.

Faire une escale avec Mario Kart

Team-building. Au théâtre L’Azimut, on parle d’escale. Un dernier arrêt avant la bouquet final de la saison, le festival Solstice. L’occasion de rassembler les équipes, de souder tout le monde, régie, production, direction, communication, programmation, de ravitailler le groupe en solidarité, bienveillance et envie de construire quelque chose ensemble. Car il faut de l’envie pour réussir à donner vie à trois lieux culturels sur deux villes année après année. J’y apporte la plus modeste des contributions depuis deux ans avec mes quelques heures par mois.

J’aime cette escale qui me permet de connaître celles et ceux que je côtoie rarement. Je n’aime pas, par contre, découvrir l’activité proposée à la dernière minute. Je préfèrerais savoir à l’avance ce qui m’attend. Même si je ne suis pas certaine que le karting m’aurait plus motivé que l’escape game l’année dernière. Tourner en rond sur des moteurs avec quatre roues au ras du bitume en consommant une quantité ahurissante d’essence, pas certaine que j’en eus réellement rêvé.

Pourtant, cette année encore, je me suis trompée. Tout comme l’escape game avait été très réjouissant car organisé autour des cinq sens, coopératif et drôle, ce karting n’avait rien de classique.

Ça commençait pourtant mal.

Un trajet en RER alors que le thermomètre s’emballe. Le GPS m’annonçait plus de deux heures à vélo. J’ai longtemps hésité mais j’ai choisi de ne pas cumuler presque cinq heures de vélo dans la journée, 70 km aller-retour, avec une activité potentiellement fatigante. Mauvais choix, j’aurais préféré revenir en prenant l’air plutôt qu’enfermée dans la promiscuité poissarde d’une rame de RER.

Un parc d’exposition sans charme écrasé de soleil. Des entrepôts posés les un à côté des autres et une verdure misérable parsemée au milieu de l’asphalte.

Tout ça pour aller faire du karting.

Mais, déjà, il y avait l’effet Azimut. Le trajet en RER à papoter joyeusement. Les retrouvailles avec l’ensemble des l’équipe, lunettes de soleil sur le nez, le plaisir de ne rien avoir à organiser et de se laisser guider.

Et puis, ce n’était pas un karting classique mais un karting électrique. Nous avons poussé la porte d’un des entrepôts. La salle était plongée dans une épaisse pénombre d’où montait des lumières vives : la piste ultra colorée, les voitures éclairées comme des vaisseaux spéciaux, le bar à la lumière chaude et rassurante. Tout rappelait l’univers de Mario Kart.

On nous a présenté le fonctionnement de la voiture. Accélérateur pied droit. Frein pied gauche. Quatre boutons sur le volant dont deux réellement utiles. Le bleu pour la marche arrière. Le jaune pour envoyer ses bonus sur les autres joueurs et les ralentir – nitro, fusée, huile, bouclier pour se défendre. Comme un Mario Kart grandeur nature. C’est un karting électrique en réalité augmentée. Fabuleux !

On enchaîne une course style Mario Kart, une bataille style Snake.io – il faut attraper le maximum de pastilles colorés pour avoir une queue de plus en plus longue, que l’on perd si on coupe celle d’un autre joueur – et une bataille de couleur – colorer un maximum de cases avec sa propre couleur en roulant simplement dessus. On termine par une dernière course.

Je ne joue jamais à Mario Kart et à Snake.io. Il me faut un peu de temps pour assimiler les règles. Je me concentre sur ma conduite et pilant mon bouton jaune dès que j’ai quelqu’un en face de moi. Il ne sera pas dit que je ne me serais pas battue. Ma défaite sera honorable. Je m’amuse énormément. La pédale de frein ne sert à rien. Je prends les virages à fond. Je maîtrise mon volant. Je me sens pilote de Formule Un. Je ne regarde pas l’écran sur lequel s’affichent le classement et le nom de ceux qui m’attaquent.

Pour le serpent, je pige rapidement qu’il vaut mieux prendre son temps pour grandir en toute sécurité et engranger les points contrairement aux rageux qui accélèrent frénétiquement pour attraper plus de pastilles colorées sur la piste.

Nous sommes plus de trente. Nous passons par groupes d’une dizaine de personnes. Deux passages chacun. Je me débrouille bien. Deuxième ex-æquo puis première ex-æquo.

Puis le responsable du lieu annonce le classement final. J’emporte la première marche du podium ! Au grand dam de certains compétiteurs déjà persuadés de leur victoire, l’attendant impatiemment. L’air de rien, tranquillement, c’est moi qui ai remporté le plus de points. Une belle surprise.

D’un autre côté, je sais tenir un volant et le vélo en région parisienne, ça entraîne à faire attention à ce qui nous entoure sur la route. Surtout, je reste persuadée que ma patience au jeu du serpent m’a rapporté beaucoup de points.

Une grande envie d’y retourner avec Olivier et les filles…

Des révisions aux épreuves

Chacun a sa façon de réviser. Ou plutôt devrais-je dire, chacune. Ici, c’était un week-end de révision en prévision de deux épreuves de bac et d’un oral d’anglais.

Il y les cours bien noté au stylo plume. Les cours tapés à l’ordinateur. Les fiches Bristol. Les cahiers de notes. Les annales du bac. Le dictaphone du téléphone pour s’entraîner, se réécouter et s’entraîner encore.

On peut s’enfermer dans sa chambre. S’assoir à son bureau ou s’allonger sur son lit. Mais on peut aussi s’installer dans le cèdre à la mode du Baron perché d’Italo Calvino, faire les cents pas pieds nus sur la pelouse ou se bercer dans un hamac.

Réviser au creux d’un arbre

Il y a les révisions au long cours et le cabotage de dernière minute, en ramant fort dans l’ultime ligne droite.

Et puis vient l’épreuve.

Pour Hortense, un oral d’anglais.

Pour Eglantine, la SVT mardi – épreuve qu’elle aurait du passer en Première mais, déjà, il y avait eu une erreur du centre d’examens. Et l’écrit d’anglais aujourd’hui.

Le premier oral, quand même, c’est impressionnant. Hortense en a fait les frais. Même en ayant révisé sérieusement. Loin de la bienveillance du jardin printanier, des branches accueillantes du cèdre et du doux balancement du hamac, on peut perdre ses moyens. Surtout pour une grande timide qui cache son embarras sous des airs bravaches d’ado à l’aise dans ses baskets. Alors disons que c’est bien qu’il n’y ait pas eu d’autre enjeu pour cet oral que d’appréhender pour la première fois l’exercice. Heureusement, pour se remonter le moral, il reste le ciné entre copines. Après l’oral d’anglais, c’était relâche.

Eglantine, elle, a enchaîné ses épreuves. Quelques nuits tendues, le corps crispé. Les traits tirés au matin. Et puis ce soir, la détente. Elle entame sa récupération jusqu’à la prochaine épreuve mardi prochain. Pour son anniversaire, ce sera son oral d’anglais.

Des révisions aux épreuves, l’année touche à sa fin. L’année prochaine, à la même époque, Hortense préparera son brevet et Eglantine terminera de passer les épreuves de son bac. La période des révisions va vite revenir !

La nouvelle de mois – Zut de flûte en si bémol

Airelle regarda le formulaire CERFA 12100 02 pour renouveler son passeport. Nom. Prénom. La première ligne de tous les documents administratifs. Poisson Airelle. Un nom qui sonnait comme une recette de cuisine. Tarte aux airelles, sauce aux airelles, confiture d’airelles, noix de Saint-Jacques aux airelles, raie en sauce aux airelles, Poisson Airelle. Bon appétit.

On pouvait penser à des parents étourdis qui, obnubilés par le choix du prénom, en avaient oublié l’enjeu de l’accoler au nom de famille. Mais les sœurs d’Airelle s’appelaient Cerise et Mirabelle. La récidive n’autorisait aucun doute. D’ailleurs, la mère d’Airelle, Amandine, ne s’en cachait pas. Quand elle avait épousé Olivier, ce fût une évidence, leur famille serait un verger ensoleillé. Le couple était chanceux. Ils n’eurent que des filles. C’eût été plus délicat d’appeler son enfant Abricot ou Kiwi.

Airelle, Cerise et Mirabelle n’ont pas souffert de leurs patronymes de menu gastronomique. Grâce à la bonne humeur et à l’imagination de leurs parents, les railleries de cours de récré ont été collectionnées telles des trophées rares. Les plus belles trouvailles étaient récompensées. Olivier se rendait alors en personne à la sortie de l’école pour remettre des médailles en papiers colorés aux moqueurs les plus inventifs. Son uniforme de pilote au plis nets, les ailes dorées sur sa casquette officielle, les rangées de galons sur les manches et la veste croisée impressionnaient les plus railleurs, faisaient perdre leurs mots aux persifleurs et anéantissaient les velléités malveillantes. Certains plaignaient même la pauvre Airelle qui, en plus de porter un nom à la saveur si surprenante, vivait avec cet homme impressionnant dont l’uniforme augurait une certaine rigidité.

Olivier était pourtant un homme d’une extrême douceur, un doux rêveur, un poète dessinateur et musicien qui n’avait embrassé une carrière dans l’aéronautique que pour vagabonder dans le ciel et rassurer ses parents, inquiets des années durant, de le voir la tête dans les nuages plutôt que dans ses livres. Enfant, il marchait souvent le nez en l’air, rêvassait pendant les cours, dessinait dans ses cahiers et jouait du piano, de la guitare et du violon. Comme ses parents exigeaient de leur six enfants une éducation couvrant toutes les compétences, Olivier avait aussi été contraint de pratiquer un sport. Il avait choisi le saut en hauteur, époustouflé par les performances de Dick Fosbury avec son incroyable rouleau dorsal. Olivier remporta quelques coupes locales et le saut en hauteur fût son tremplin pour intégrer l’École Nationale de l’Aviation Civile. La notoriété de la famille Poisson, qui comptait d’anciens titres de noblesse, des légions d’honneur et autres distinctions républicaines, en plus d’un certain succès dans les affaires, fit le reste.

Avec ses filles, Olivier avait abandonné quelques traditions familiales. Elles ne le vouvoyaient pas, il ne leur imposait rien et toutes les extravagances étaient permises. La rêverie et la poésie étaient un art de vivre dans la belle meulière qui accueillait sa famille fruitée. Sa sensibilité bienveillante et généreuse fût parfois mise à l’épreuve par les frasques de ses trois filles. Notamment quand, âgée de quatre ans, Airelle se passionna pour la trompette. Personne ne comprit l’origine de ce que l’on prit au début pour une lubie d’enfant. Chacun échafauda sa propre théorie. On soupçonna une trompette en plastique oubliée dans une chambre, un concert de Maurice André où son oncle l’aurait amenée, un disque de Miles Davis lors d’une fête de famille…

Quand elle eut sept ans, il fallut se rendre à l’évidence. Airelle n’avait qu’une passion dans la vie, cet instrument dont Louis Amstrong obtenait des mélodies vibrantes, à la sonorité à la fois métallique et moelleuse. Airelle avait déniché une vieille trompette de cavalerie dans le grenier de la maison de son grand-père et s’évertuait à en sortir des sons malheureusement plus métalliques que moelleux. Il était temps qu’elle suive des cours.

L’engouement d’Airelle pour la trompette ne cessa jamais. Elle adopta aussi le bugle, dont le timbre plus grave et velouté s’accordait parfaitement avec son imagination moutonneuse. L’esprit d’Airelle rappelait à Olivier ces vagues d’altocumulus qui, par un beau matin d’été chaud et humide, annoncent des orages en fin d’après-midi. Airelle rêvassait le matin, soufflait le chaud et le froid au déjeuner et éclatait en colères soudaines et fulgurantes en fin de journée. La trompette canalisa son énergie, modelant son souffle dans des mélodies personnelles, mélangeant des airs classiques, de jazz et de bossa nova.

Airelle enchaîna les stages, remporta des concours, apprit auprès des plus grands maîtres et intégra le conservatoire de Paris. Elle gardait constamment dans sa poche l’embouchure de sa trompette en si bémol. Ainsi conservée à bonne température, elle était toujours prête à accueillir les lèvres d’Airelle. Souvent, la jeune femme se contentait de souffler dans son embouchure. Elle reconnectait alors avec les sensations des muscles autour de sa bouche, calmant ses angoisses dans une gamme en do majeur, apaisant ses frustrations dans un glissando de sirène, rassérénant son esprit dans des gammes en tierce ou en septième.

Elle obtint rapidement une reconnaissance de ses pairs, puis de l’ensemble du monde du jazz et, enfin, de l’ensemble du monde tout court. Elle voyageait de concert en représentation, d’enregistrement en résidence d’artiste, de dédicaces en master classes. Au Brésil, elle rencontra Joao Bernardes, moustache et taille fines, cheveux longs et lunettes rondes, lèvres charnues et regard de miel. Elle ondoya au rythme de sa musique suave et tropicale, modulant sa trompette pour accompagner son chant, chaloupant de plaisir quand leurs corps s’effleurèrent enfin, un soir de décembre à Salvador de Baia.

De cette relation intense et fugace naquit un petit garçon qu’elle baptisa Benjamin et que tout le monde appela Petit Ben. Il grandit dans la douceur cuivrée de la musique de sa mère, traversant l’atlantique une fois par an pour danser au rythme délicieux de la saudade de son père. Petit Ben restait chez ses grands-parents quand Airelle devait voyager loin mais elle ne s’éloignait jamais très longtemps de son fils. Il parla très tôt français y mélangeant rapidement du portugais. Espiègle et brillant, il n’aimait rien moins qu’expérimenter le monde qui l’entourait. Airelle rangea ses cuivres sur les étagères les plus hautes, mais il n’était pas rare qu’elle retrouve l’enfant en train de souffler dans une embouchure. Lassé de n’en sortir aucun son réellement audible, il jetait l’objet au sol dans un fracassant « zut de flûte » qui attendrissait sa mère. Il avait cinq ans et n’était pas loin de réussir à jouer lui aussi de la trompette.

« Zut de flûte » ponctuait la vie de Petit Ben. Quand il échouait à faire ses lacets. Quand il cassait un verre. Quand il tombait de la balançoire. Quand le pigeon qu’il voulait attraper s’envolait au dernier moment. Quand il dépassait de son coloriage. Quand il devait aller se coucher. Quand sa maman lui annonçait un nouveau voyage. Elle lui montrait les pays sur le globe terrestre qu’elle avait acheté pour lui. Il feuilletait les pages de son passeport où s’entassaient les visas d’entrée et de sortie de pays plus ou moins connus. Il jouait à en créer de nouveaux dans un carnet à dessin où le mot « passeport » s’étalait en lettres bâtons inégales sur la première page.

Récemment, Airelle avait retrouvé un de ces carnets abandonné sous le canapé. Elle passa la main sur sa couverture colorée avant de terminer de remplir le formulaire de renouvellement de son passeport. Elle détestait les formulaires. Elle se remémora cette époque où un ministre qui n’avait pas déclaré ses revenus s’était caché derrière une prétendue phobie administrative. Elle avait compati, même si elle se doutait qu’un ministre avait suffisamment d’assistants et de conseillers pour lui rappeler ce genre de détail. Elle sourit.

Airelle n’aimait pas les règles, les cases, les frontières. Elle appréciait le jazz pour sa liberté de ton et de jeu. Adolescente, ses parents l’avaient laissé vivre sa passion sans la restreindre alors que son grand-père aurait préféré qu’elle suive des études la menant à un vrai métier. Amandine et Olivier avaient toujours soutenu ses prises de position. Quand elle avait dix ans, ils avaient ainsi accepté qu’elle refuse d’embrasser tantes, cousins, grands-parents et camarades de classe. Elle avait choisi la poignée de main et s’avançait bras tendu, souriante mais opiniâtre, empêchant tout bisouillage non désiré. Plus tard, alors que ses amies gloussaient en flânant devant les vitrines des grands magasins, elle avait toujours préféré s’isoler au cimetière du Père Lachaise où sa famille avait une concession. Elle s’asseyait sur la pierre mousseuse, sortait son embouchure de la poche de sa veste et laissait la mélodie suivre l’inspiration du moment. Quand l’automne s’annonçait, les tombes se couvraient des feuilles dorées d’un ginkgo plus que centenaire, rappelant le lustre de son instrument.

Mais à cette saison, les petits éventails de l’arbre se déployaient à peine en touches vert tendre sous un soleil frileux. Airelle cliqua sur le bouton pour envoyer son formulaire et referma son ordinateur. Elle enfila son grand manteau en laine jaune, s’enroula dans une écharpe en cachemire, jeta son téléphone portable, ses clés et son portefeuille dans le sac en cuir camel de son instrument et glissa une embouchure dans sa poche. Elle ferma la porte de son appartement et décida de marcher jusqu’au cimetière.

Elle remonta l’allée des Thuyas et s’assit sur la pierre humide. Elle caressa la plaque récemment vissée à côté de toutes celles de ses ancêtres plus ou moins illustres.

« Benjamin Poisson, dit Petit Ben. 2009-2016. Zut de flûte »

Airelle ferma les yeux et laissa la trompette guider ses sentiments en si bémol.

Le gardien du cimetière écouta la mélodie mélancolique et tendre de la trompette. Il avait une affection particulière pour cette tombe à l’épitaphe si singulière.