Pour la deuxième année consécutive, notre jardin, notre rue, notre quartier sont envahis de ces petites bêtes au désagrément inversement proportionnel à leur taille.
Ce tableau de chasse est celui d’Olivier un jour de juillet. Sept moustiques. En moins d’une heure si mes souvenirs sont bons.
Depuis, nous avons investi dans une raquette électrique. La meilleure à ce jeu-là, c’est Eglantine. Elle manie la raquette toute en délicatesse, dans de grands mouvements amples quand, soudain, un crépitement annonce la mort violente d’un moustique.
Nous avons découvert hier, une vidéo publiée sur YouTube par Le Parisien sur l’invasion de moustiques dans notre ville. Une pétition appelle la municipalité à l’action. J’ai du mal à voir ce que le maire peut faire contre les moustiques. J’ai envie de croire qu’une action providentielle puisse chasser ces bestioles détestables. Je rêve d’un miracle qui les ferait disparaître.
Mais je pense que je vais compter encore quelques temps sur nos chasseurs à mains nus ou à raquette et me contenter d’apprécier les baisses de températures pour voir diminuer la population des moustiques.
Voilà une semaine qu’Hortense est partie en camp dans le sud-ouest. Chaque jour, je regarde la météo. J’avais chaud pour elle quand les prévisions tutoyaient les 40°. Je me raccrochais alors au vieil adage, « pas de nouvelle, bonne nouvelle ». J’avais raison puisque les chefs ont envoyé un message en fin de semaine pour rassurer les parents. Ils ont des arbres et avaient prévu des activités adaptées aux fortes chaleurs. Tout va bien
Nous n’avons plus l’habitude de ne pas avoir de nouvelles. Le moindre séjour dispose désormais d’un site sécurisé où découvrir les photos de la journée. Hortense, elle, est experte en l’art de ne pas apparaître sur les clichés. Lors de sa semaine de plongée à l’UCPA, on aurait pu croire qu’elle n’y avait jamais mis les pieds.
C’est devenu un jeu entre Olivier, Eglantine et moi. Où est Hortense ?
On la distingue parfois grâce à un vêtement. La plupart du temps, elle est invisible.
Et ravie de passer sous le radar des parents.
Les scouts sont un refuge. Pas de photos, pas de message (ou presque) pendant deux semaines. Hortense se retrouve dans sa bulle sous tente, éclairée de veillées joyeuses. Aux oubliettes les parents.
Elle n’emporte même pas une enveloppe et un timbre pour nous écrire pendant son séjour. Ils revenaient toujours froissés au fond du sac, exhalant une odeur de feu de bois.
Quand elle était plus jeune, je lui envoyais une carte postale chaque jour. Une année en primaire, elle était en classe transplantée dans les Alpes. Je lui avais même écris une histoire dont je postais chaque jour un chapitre. A son retour, elle ne l’avait pas lue.
Alors la tentation est forte de ne pas écrire. Mais les parents ne sont-ils pas là pour assurer une permanence, quoi qu’en pensent les enfants ? Un peu sur le modèle de cette histoire que je lisais aux filles quand elle étaient petites. Une maman renard rassure son petit à chaque page. Elle l’aime malgré les bêtises les plus énormes qu’il peut inventer.
Alors je continue d’écrire à Hortense quand elle part en camp. Une lettre par semaine. Pour lui montrer qu’on pense à elle, même si elle ne donne pas de nouvelles, même si elle est avec ses amis, même si grandir l’éloigne de nous.
Comme un phare dans la nuit, qui veille, qui indique une présence là-bas au loin, un point vers lequel se tourner en cas de problème.
La canicule s’est enfin échouée dans une fraîcheur nouvelle. On respire mieux. Le ventilateur est éteint. On ne guette plus le moindre courant d’air entre deux fenêtre ouvertes. Les magasins rouvrent petit à petit. Bars et restaurants aussi. Il n’est pas rare de croiser une amie dans la rue. Personne ne court après le temps. Il semble suspendu en attendant la vraie fin de l’été, en septembre, avec la rentrée. Même Olivier termine ses journées à des heures normales.
J’aime ce rythme tranquille, loin des urgences et de l’accumulation des to-do list. J’en profite pour remettre le nez dans l’atelier, trier, ranger, jeter. Faire courir un pinceau sur une feuille de papier. Rien de bien réfléchi, ni de très travaillé. Reprendre seulement mes marques. Retrouver un espace où créer. Pour libérer mon esprit, il me faut aussi dégager mon lieu. Me séparer d’une partie de ce que je garde depuis neuf ans que nous sommes revenus en France. J’avais réussi à tout faire entrer dans mon petit atelier au sous-sol. La conclusion est pourtant évidente aujourd’hui. Ma machine à coudre reste à l’arrêt. J’écris en dilettante et je peins encore moins souvent. Tout le reste de ce matériel qui a fait vibrer mes expatriations prend la poussière.
J’en garde une partie pour avoir la liberté de jouer avec les couleurs et les matières quand j’en ai envie. Ne pas fermer la porte. Mais, petit à petit, je me sépare de ces choses que j’accumule au fil des ans dans l’espoir d’en faire quelque chose. Un jour…
Première étape, ces piles de magazines que je suis persuadée de relire un jour. Je ne les ouvre pas. Je commencerais à les lire et je voudrais encore les garder pour les terminer. Plus tard.
Derrière moi, le chevalet est prêt. Je sens qu’il faut que je m’y remette. Oublier le temps et les soucis dans les couleurs qui se superposent. Ce sera mon défi de la rentrée. Peindre de manière régulière. Quel que soit le résultat.
Je tiens déjà à peu près celui de la nouvelle année avec l’écriture de ce blog. Même si je reste parfois silencieuse un peu trop longtemps, même si j’ai renoncé assez rapidement à écrire tous les jours, la Tasse de Thé a retrouvé sa saveur. Je ne sais toujours pas vraiment ce que je mets dedans. Je n’aime pas en faire la promotion. Elle reste un petit moment privilégié avec ces quelques lecteurs fidèles que je vois passer à travers les statistiques qui s’affichent dès que j’ouvre l’outil de publication. Ou ceux qui me disent, quand je les croise, combien ils aiment ces rendez-vous sans enjeu, ces tasses de thé partagées comme une conversation au coin de la rue.
Ce soir, mes pensées semblent n’avoir ni début ni fin. En réalité, je n’ai rien de spécial à raconter. Si ce n’est une tranquillité fugace que je savoure avec délectation.
Merci à vous de me lire. Sentir votre présence bienveillante me fait beaucoup de bien.
Comme lorsque je marchais dans la rue cet après-midi. Eglantine roulait en skate à côté de moi.
Rien de spécial mais du bonheur dans l’air.
Je partage en conclusion la chanson que j’écoute à l’heure de terminer ma Tasse de Thé du jour, The redwing, de Feist. Douceur de la nuit, rêves et espoirs du soir.
Quel est le poids le culpabilité ? Comment faire payer au coupable ? Comment se souvenir sans sombrer ? Comment accepter ?
La houille noire devient lumineuse sous la plume de Sorj chalendon dans Le jour d’avant. Dans le regard que Michel porte sur son grand frère, Jojo. Mineur éblouissant, héros du charbon, idéal sur piédestal qui disparaîtra alors que la mine explosera au petit matin du 26 décembre 1974.
Puis c’est le père, paysan attaché à sa terre, celle des betteraves et du blé, pas celle que l’on creuse pour faire marcher l’industrie, qui se suicidera, un an après. Alors Michel deviendra parisien, loin de son pays, transformant son histoire en mausolée.
Ce livre n’est pas seulement un vibrant hommage aux mineurs en particuliers et aux ouvriers en général. Comme toujours avec Sorj Chalendon, l’humanité ne se peint pas en noir et blanc. Elle est plus sinueuse, surprenante, décevante, enthousiasmante, déconcertante, éclatante, touchante.
Alors qui est la victime ? Qui le coupable ?
Ce livre est avant tout une affaire de pardon, pour trouver la paix, avec soi-même et avec l’histoire, la petite et la grande, l’industrielle, la nationale. Une histoire d’amour aussi, entre deux frères. Amour en creux, en vide, après la mort du grand.
« C’est comme ça la vie » ajouterait Jojo.
Un roman bouleversant, une écriture ciselé, mordante comme une paire de menottes et un récit sous tension, dans la finesse des non-dits.
Sorj Chalendon, Le jour d’avant, éd. Grasset, 336 p., août 2017
Devant Notre-Dame, les groupes se succèdent. Le guides hissent leurs parapluies colorés pour se distinguer et expliquent l’histoire, l’architecture et l’envergure culturelle du bâtiment dans toutes les langues. Face à la cathédrale, on a installé des gradins. Chacun peut s’assoir – en plein soleil caniculaire – et admirer la grande brûlée.
Eglantine et moi arrivons à l’heure où la matinée n’est pas encore trop chaude. Aucun arceau pour accrocher des vélos. Nous trouvons finalement un arbre autour duquel garer Janice et Pimprenelle. Nous rejoignons la grande salle sous le parvis. L’entrée est juste en face de la préfecture de Police. La température y est relativement fraîche. Nous déposons sacs, batteries et casques de vélo dans le vestiaire. Puis nous nous équipons d’un casque virtuel et d’un gros ordinateur porté sur le dos.
Enfin, la visite virtuelle Éternelle Notre-Dame peut commencer.
45 minutes à travers le temps et l’espace.
Nous commençons de nuit. La pluie tombe dans les ruelles étroites du Paris du Moyen-Âge. Notre-Dame est encore en construction. Elle ne se découvre qu’à la fin d’une petite rue, entre des maisons un peu de guingois, imposant sa sévère majesté sur le chaos de la cité.
Les sculptures de la porte, l’alignement des colonnes, le jeu de la lumière qui inonde les grandes allées, le labeur des artisans. Tailleurs de pierre, menuisiers, charpentiers, vitraillistes… Notre guide hologramme nous présente leur travail. Il nous fait passer à travers les murs puis nous entraînent au niveau des voûtes et de la fameuse forêt, cette charpente de chêne partie en fumée dans l’incendie d’avril 2019.
Les décors sont grandioses et tellement réaliste que j’ai un vertige monstrueux quand nous montons sur une plateforme sans rambarde qui s’élève à plusieurs mètres de haut. Ma raison a beau savoir que je ne quitte pas une pièce aveugle et souterraine, mon cerveau perçoit le vide. J’ai les jambes qui flageolent et m’agrippe à la main d’Eglantine. Seule ma dignité me retient de me plaquer au sol. J’entends des petits cris de peur, je ne suis pas la seule à mal appréhender le vide sous mes pieds alors que nous marchons sur les poutres de bois au-dessus de la nef.
La présentation des trois rosaces est magnifique. Dans une pénombre mystérieuse, la lumière anime les vitraux et baigne le sol de tâches roses et bleues. Éblouissant.
Nous côtoyons les cloches, admirons les gargouilles, découvrons l’ampleur des dégâts du feu depuis le haut des tours. Paris s’étend à nos pieds.
Enfin des hommes et des femmes portant des gilets et des casques de sécurité s’affairent à tout reconstruire. Encensement du travail des compagnons et de cette foule de professionnels qui s’affaire autour de la blessée. Un peu de mal à croire, tout de même, que le chantier sera terminé en 2024. Mais une vibrante envie d’y croire.
Quand nous retirons nos casques de réalité virtuelle, nous jetons un œil à la salle où naviguent encore les autres visiteurs. La magie n’opère plus. Au contraire, chacun semble esseulé et ridiculement incapable d’entrer en relation les autres. Je préfère que la réalité virtuelle continue de rester une expérience anecdotique et que les humains continuent de se voir et de découvrir le monde avec leurs yeux.
Avant de partir, il ne faut pas rater l’exposition traditionnelle qui présente tous les métiers des artisans qui redonnent vie à Notre-Dame, le travail titanesque engagé sur le chantier, des chiffres tout en superlatifs et une magnifique maquette de l’édifice.
Le seul vrai bémol de cette expérience n’est pas anodin, c’est le prix. Plus de 30 euros pour les plein tarifs. Lors de la visite virtuelle, les personnages s’adressent à nous en tant que donateurs. Cette expérience de réalité virtuelle soutient vraisemblablement l’effort financier de reconstruction. Dommage tout de même que ce soit aussi cher.
Quand nous ressortons, la chaleur nous saisit. Les grappes de touristes sont toujours là, réfugiées sous les rangées d’arbres. Seuls quelques courageux qui ne craignent pas la chaleur profitent des gradins.
Nous jetons un dernier regard à Notre-Dame, elle nous semble désormais plus intime.
Les éléphantes aussi ont des seins. Jeremy n’en revenait pas. Sur la photo en noir et blanc, la pachyderme était assise dans une rivière, son cornac sur le dos. Entre ses pattes avant plantées dans l’eau comme des pilotis, deux petits seins fripés pendaient de son large thorax, mamelons pointés vers le sol.
Jeremy venait de découvrir le travail de Senthil Kumaran, un photographe indien, sur les éléphants apprivoisés. Cet homme les photographiait avec l’admiration que l’on voue aux stars de cinéma. Les clichés en noir et blanc dégageaient une force bienveillante et une douceur impressionnante qui appelaient le respect. Jeremy rêvait depuis l’adolescence de voir son travail ainsi reconnu, exposé dans des galeries, imprimé dans des magazines, relayé sur les réseaux sociaux. Au lieu de ça, Jeremy avait encore à trier et à éditer mille-quatre-cent-quatre-vingt-trois clichés du mariage Boutry.
Main droite sur la souris de son ordinateur, il saisit sa gourde ouverte de la main gauche et but quelques gorgées d’eau. Jeremy avait en permanence la bouche pâteuse des lendemains de cuite. Alors il buvait régulièrement, se brossait les dents au moins trois fois par jour, utilisait un gratte-langue et mâchonnait toute la journée des chewing-gums sans sucre et des pastilles à la menthe pour diminuer sa mauvaise haleine. « Plus vous mastiquez, plus vous salivez. » avait dit le docteur Clauss. Ensuite Jeremy n’avait pas tout retenu sinon que la salive empêche la prolifération des bactéries responsables de sa mauvaise haleine.-
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Ca sent quoi un éléphant ? Jeremy n’en avait pas beaucoup croisé dans sa vie. Il se souvenait d’une visite au zoo quand il était encore au collège. L’éléphant s’était mis à pisser alors que sa classe arrivait devant l’enclos. Un flot incroyable d’urine qui s’écrasait au sol dans un fracas mémorable. Les blagues avaient fusé. Personne n’avait prêté attention à l’odeur de l’éléphant. Les filles s’étaient bouché le nez avec dégoût, mais c’était plus une posture qu’une nécessité. Vingt ans après, le souvenir de l’éléphant n’avait pas plus d’odeur que celui d’une peluche.
Jérémy avait lu récemment que les éléphants ont, eux, un odorat très développé. Beaucoup plus que celui des humains. Peut-être que l’éléphant du zoo se souvient encore, lui, des odeurs de cette classe de ricaneurs. A l’époque, Jérémy ne souffrait pas d’halitose, cette effroyable mauvaise haleine. Aujourd’hui, l’éléphant se détournerait certainement rapidement de lui, comme tout le monde. Peut-être le sentirait-il venir bien en avance, la trompe dressée, inquiète, tâtonnant l’air déjà vicié pour en jauger le danger ? Il se réfugierait alors à l’autre bout de l’enclos. Pour sûr, Jeremy ne pourrait jamais faire le même genre de photos que Senthil Kumaran.
Au moins, dans la photo de mariage, il n’était pas nécessaire d’être collé au sujet. Jeremy utilisait majoritairement un objectif 70-200 qui lui permettait de garder une certaine distance tout en réalisant des portraits flatteurs. Et des odeurs, dans les mariages, il y en avait heureusement beaucoup d’autres que la sienne. Dès que le soleil chauffait un peu, tout le monde transpirait dans son beau costume, les pieds infusaient dans les chaussures en cuir et l’alcool fermentait dans les estomacs au fur et à mesure que la soirée passait. Au moment de couper le gâteau, l’haleine de Jeremy passait inaperçue. Il avait déjà changé d’objectif depuis une heure ou deux, un petit 50 qui lui permettait de passer plus discrètement entre les invités ou un 24-105 pour prendre les tables entières puis resserrer sur les couples.
Parfois, une invitée trouvait le jeune photographe séduisant. Elle se voyait en Marilyn Monroe dans l’objectif de Milton Greene. Alors elle s’aventurait jusque chez lui. Quand les premiers rayons du soleil baignaient les draps froissés, il la regardait se réveiller. Elle ouvrait les yeux et lui souriait tendrement. Jeremy était un beau brun au regard ténébreux, muscles discrets mais efficaces, menton carré, épaules larges, agréable à regarder après une nuit de fête. Mais s’il s’approchait pour l’embrasser, la jeune femme détournait rapidement la tête. « Oh non, attends, je vais d’abord passer par la salle de bain. » Elle espérait qu’il irait ainsi, lui aussi, se brosser les dents, chassant les effluves sulfurées dans le dentifrice mentholé. D’autres, plus directes, s’offusquaient ouvertement de son odeur. Il leur offrait toujours un café avec des tartines grillées. Jeremy était galant. Puis la lourde porte blindée de son appartement se refermait sur les petites robes de fêtes remises à la hâte. Aucune n’était jamais revenue. Milton Greene, au réveil, avait la réalité d’une bouche d’égout.-
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Le premier à avoir remarqué l’haleine de Jeremy était son ami Pascal. L’année de leurs vingt ans, ils étaient partis à Amsterdam avec leurs économies. Autant dire pas grand-chose. Ils avaient donc partagé le lit d’une petite chambre d’hôtel. « Qu’est-ce que tu pues le fromage, toi, le matin ! » avait lâché Pascal dès le deuxième jour. Jeremy avait mis sa main devant sa bouche, soufflé dans sa paume puis senti. « Tu préfères le parmesan ou le roquefort ? » avait-il répliqué pour plaisanter et cacher sa gêne. Les deux copains avaient mis ça sur le dos des joints et de l’alcool dans lesquels passait tout leur argent.
D’abord, Jeremy n’avait rien dit à sa mère. A l’époque, il vivait toujours avec elle. Pas de cannabis et pas d’alcool sous son toit. Le problème aurait dû se résoudre de lui-même. Pourtant, tous les matins, Jeremy soufflait dans sa main et, tous les matins, il était assailli par cette odeur. A croire qu’il dormait avec un fromage dans la bouche. Sa mère, elle, ne semblait pas importunée. Elle l’embrassait au petit-déjeuner sans plisser le nez. Mais sa mère ne sentait pas non plus quand la litière de Canaille, leur vieux chat, avait besoin d’être changée.
Petit à petit, Jeremy s’était rendu compte que l’odeur persistait dans la journée. A l’époque, il essayait de percer dans la photographie d’art, donc de nu. Les jeunes modèles qu’il recrutait se plaignaient toujours d’une drôle d’odeur dans le studio. Elles demandaient à ouvrir la fenêtre. L’air froid leur donnait une légère chair de poule plutôt photogénique qu’il se promit d’exploiter. Rapidement, les modèles refusèrent de venir dans le studio de Jeremy. L’odeur ou le froid, autant choisir entre la peste ou le choléra.
Jeremy délaissa la photo d’art et s’essayât au reportage. Les journaux locaux avaient déjà leurs photographes attitrés. Il lui fallait trouver son propre sujet pour percer. Il s’intéressa aux zones commerciales, notamment la nuit et les dimanches. Carcasses abandonnées et inutiles d’une société de consommation dans laquelle les humains asphyxiaient la planète. Il était subjugué par le vide, l’absence, le sentiment de solitude. Et au moins, il ne croisait personne. Mais Depardon traitait déjà de cette France périphérique. Le travail de Jeremy n’avait pas ce petit truc en plus qui aurait pu faire la différence. Quelques années plus tard, avec les gilets jaunes, certains clichés de Jeremy avaient été publiés pour illustrer des débats, des chroniques et autres avis d’experts sur une France qu’ils ne connaissaient pas. Mais, désormais, les photographes du monde entier s’intéressaient au sujet. Jeremy fût noyé dans la masse. Il abandonna complètement ce thème.-
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Soudain, le téléphone de Jeremy sonna pour lui rappeler un rendez-vous. « Cimetière maman ». Il effaça la notification et reprit quelques gorgées d’eau. Quand il travaillait sur ses photos, Jeremy ne voyait pas le temps passer. Alors il notait tout ce qu’il avait à faire dans son agenda. Appeler mamie. Sortir la poubelle jaune. Acheter du pain. Aller chercher le colis La Redoute (Jeremy avait renoncé à se rendre dans les magasins). Aller au cimetière pour sa maman. La seule personne qui n’était pas gênée par son odeur était morte aux premières heures du Covid.
Tout était allé très vite. Elle avait seulement eu le temps de demander à son fils de ne pas l’enterrer dans de la pierre. Elle ne supportait pas la pierre. Elle avait toujours détesté son prénom, Marie-Pierre. Elle aurait préféré Rosemarie, elle qui aimait tellement les églantines sauvages sur le bords des chemins de randonnée. La pierre avait quelque chose de dur et de définitif. Elle utilisait généralement ses initiales, MP, à la place de ce prénom trop minéral et austère. « Comme Message Privé » avait plaisanté Jeremy quand il avait commencé à utiliser les réseaux sociaux. « Comme Maman Préférée » avait-elle répliqué dans un sourire.
Jeremy avait fini par trouver un cimetière paysager sur une colline qui surplombait les barres d’immeubles à la sortie de la ville. On entrait au cimetière par l’allée de l’Alouette. On remontait la colline au milieu des arbres fruitiers. Au printemps, ils étaient tous en fleur. A cette saison, on pouvait déjà voir les petites pommes vertes ou les mirabelles grosses comme des olives. De larges bancs en bois offraient une halte paisible aux visiteurs. Au détour d’un virage, on apercevait les premières allées bordées de fleurs. Les plaques commémoratives étaient posées à même le sol, à plat dans l’herbe envahie de pâquerettes et de pissenlits. MP Duteuil reposait allée de la Campanule, entre Jeanine Helbert, née Chamak et Monsieur X, se disant Carlos. Autour de sa tombe, Jeremy avait planté cinq cinéraires maritimes qui donnaient de jolies petites fleurs jaunes au printemps. Le reste de l’année, leur beau feuillage argenté créait un cocon de douceur autour de l’humble plaque de marbre sur laquelle était gravé le nom de sa mère. Il y avait aussi déposé un caillou en forme de cœur qu’il avait ramassé sur une plage de la baie de Somme. Deux petits éléments minéraux perdus dans un océan de verdure.
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Jeremy regarda l’heure en bas de son écran. Il était encore tôt, il avait le temps de terminer de trier les meilleures photos du mariage avant de se rendre au cimetière. Il programma son téléphone pour qu’il sonne à nouveau dans une heure. Il regarda par la fenêtre, le ciel était couvert mais la pluie avait cessé. Il joignit ses mains et les étira au-dessus de sa tête, tirant sur sa nuque, ses épaules et son dos. Il irait au cimetière avec son vieux VTT, ça lui ferait du bien. Après ces heures passées assis devant son ordinateur, il avait besoin de se défouler.
Depuis la mort de sa mère, Jeremy était revenu s’installer dans le petit pavillon banal où il avait grandi. Certes, il était moins bien situé que son appartement en centre ville mais beaucoup plus spacieux pour tout le matériel de Jeremy. Depuis qu’il n’utilisait plus le studio que pour des bijoux ou des aliments que des clients voulaient vendre en ligne, il recevait rarement. « Il faut que tu fasses quelque chose » lui avait dit Pascal, quelques mois auparavant, un jour que Jeremy refusait encore une fois de boire un verre avec lui. Le soir même, Jeremy était tombé sur une petite annonce dans sa boîte-aux-lettres.
« Professeur Baimadou, voyant-medium-guerisseur-marabout. Spécialiste du retour de l’être aimé et des travaux occultes, problèmes d’amour, malchance, envoutement, magie noire/ blanche, familiale etc. »
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Jeremy s’était rendu au cabinet du professeur, au cinquième étage d’une tour rose saumon dont l’ascenseur était en panne. La cage d’escalier sentait les épices et la friture. Le marabout était un homme tout en superlatifs. Très grand, très noir, très gros, très chauve mais avec une barbe très blanche. Quand il furent assis sur des coussins colorés, lumière tamisée par les stores baissés, Jeremy exposa ses problèmes, son haleine et son célibat. L’un découlant de l’autre. Le guérisseur alluma un petit cône d’encens. Jeremy ne pût deviner si ce geste faisait partie du rituel ou si c’était pour atténuer sa propre odeur. Puis le professeur Baimadou plongea sa très grande main dans un sachet en tissu. Jeremy entendit le claquement sec des galets que l’ont fait retomber les uns sur les autres. Quand il ressortit sa main du sac, le voyant tenait trois petits galets colorés dans sa paume.
Le premier était une pierre brune et dorée. Ses éclats attiraient immédiatement le regard. L’œil de Tigre, dit le marabout. Jeremy reconnu la deuxième gemme à sa superbe couleur violette, une améthyste. Le dernier galet ressemblait à une grosse goutte de jus de citron. Il semblait plus fragile que les autres. Hum, murmura l’homme en saisissant la citrine entre ses doigts. Puis il posa sa main droite sur la tête de Jeremy, garda les pierres serrées dans sa main gauche, ferma les yeux et murmura des paroles dans une langue inconnue. Jeremy eut envie de rire mais il n’ouvrit pas la bouche de peur d’incommoder l’illustre médium. Enfin, l’homme ouvrit de grands yeux. Il semblait possédé. « Tu y arriveras » dit-il, le souffle court. « Du jaune, beaucoup de jaune » haleta-t-il. On aurait dit qu’il venait de courir un marathon. Puis, dans un dernier souffle, froissant tout son visage, il lâcha dans un souffle : « Cherche une odeur de pied ». Il ajouta encore quelques recommandations puis il laissa retomber sa lourde tête sur sa poitrine. Il semblait dormir. Jeremy attendit quelques minutes puis un jeune homme le fit sortir.
Et voilà, avait expliqué Jeremy à Pascal dans un grand éclat de rire. « Je n’ai rien compris, je sens toujours le fromage et mon seul espoir est de trouver une nana qui pue des pieds. Quel avenir ! ». Pascal avait ri avec son ami. Tout de même, quelle drôle d’idée d’aller voir un marabout. Il avait plutôt pensé à un médecin.
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A l’hôpital, les infirmières avaient essayé de changer les idées de MP (elles avaient vite adopté les initiales de cette femme enjouée). Leurs conversations étaient des chicanes sur la ligne droite qui la menait à sa mort. Derrière les combinaisons intégrales, ces femmes et ces hommes (il y en avait quelques uns) avaient tout fait pour lui donner un peu d’humanité. Elle leur avait parlé de Jeremy, de son halitose et de la solitude dans laquelle il s’était enfermé, rongé par la honte, persuadé d’être mauvais car puant, malsain puisque pourri de l’intérieur. Elle n’avait rien senti, elle. Mais elle n’était pas une référence, son odorat était vraiment minimaliste. Les rares fois où elle s’était parfumée, elle avait vidé la moitié du flacon avant de sentir quelque chose.
MP se souvenait de ce jour où son amie Sophie était venue prendre le thé à la maison. Jeremy avait déjà son appartement en centre-ville. Cet après-midi là, il était venu prendre un carton dans la cave. Dès qu’il s’était assis avec elles, Sophie avait commencé à se trémousser sur sa chaise, visiblement mal à l’aise. Rapidement, elle s’était excusée de devoir partir. Elle avait malheureusement oublié un rendez-vous. Elle se précipita à l’extérieur, inspira profondément et monta dans sa voiture. MP était stupéfaite. « Ne lui en veux pas » avait murmuré Jeremy, les yeux baissé sur ses pieds, alors que sa mère maugréait contre la grossièreté de son amie. « Maman, tu ne me sens donc pas ? » Il avait fallu qu’elle approche très près de la bouche de son fils pour enfin détecter ces effluves de fromage qu’il lui décrivait.
« J’ai quasiment mis mon nez dans sa bouche ! Vous imaginez le tableau ? » Elle riait en racontant la scène à Kader, ce jeune infirmier arrivé en renfort deux jours plus tôt. Puis elle se mit à pleurer. Qui s’occuperait de Jeremy quand elle ne serait plus là, chez qui irait-il déjeuner le dimanche ? Kader fût ému et parla du fils de MP dans la salle de repos. Agnès, une cadre de santé, connaissait bien le service du docteur Clauss, un gastroentérologue réputé. Elle dégota un rendez-vous pour Jeremy. Elle n’eut pas le temps d’en parler à MP. Elle avait déjà sombré dans un dernier coma. Alors Agnès écrivit tous les détails du rendez-vous sur un post-it jaune qu’elle donna à Jeremy. « S’il vous plaît, allez au rendez-vous. C’est ce qu’aurait voulu votre mère. »
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Le docteur Clauss ne mit pas longtemps à trouver la cause de l’halitose de Jeremy. Il mit en place un traitement médical, donna des consignes diététiques et enjoignit Jeremy à stopper toute consommation de café, d’alcool et de tabac. Depuis un an, Jeremy suivait scrupuleusement les directives du médecin. Pourtant, cette odeur de fromage ne semblait pas vouloir le quitter. Il la retrouvait tous les matins en soufflant au creux de sa main.
En dehors de ses rendez-vous professionnels, Jeremy ne voyait donc toujours personne. Il avait pourtant chéri cette période où son haleine était restée circoncise derrière les gestes barrières. Il était même entré dans une boutique Celio et le vendeur n’avait pas été importuné par sa présence. Mais les masques tombaient et Jeremy se retranchait à nouveau derrière ses objectifs et son ordinateur.
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L’alarme de téléphone sonna de nouveau. Cette fois, il éteignit son écran, passa la main dans ses cheveux et termina l’eau de sa gourde. Il mit moins d’un quart d’heure à arriver au cimetière. Il posa son vélo contre le banc au bout de l’allée de la Campanule, sous un poirier au pied duquel finissait de faner un églantier. Une jeune femme était agenouillée sur l’emplacement de Monsieur X, se disant Carlos. Elle portait une salopette jaune assortie aux fleurs de pavot de Californie qui rehaussaient la sépulture de Carlos. Quelques boucles brunes s’échappaient de son large chapeau de paille. Elle releva la tête quand Jeremy s’approcha. « Bonjour, vous êtes de la famille de MP ? »
Impossible de ne pas répondre. Jeremy était un jeune homme poli. Puant certes, mais bien élevé. Merci MP. Il acquiesça et se concentra sur la tombe de sa mère pour que son haleine n’atteigne pas la jeune fille pavot. Loin de plisser le nez, celle-ci poursuivi la conversation, lui parla de Carlos, comment il avait vécu des années dans leur rue, faisant la manche devant le Franprix, préférant les porches d’immeubles aux logements qu’avaient proposés plusieurs voisins. Tout le monde lui donnait un petit quelque chose. Un plat chaud, un nouveau manteau, quelques pièces. Il avait trouvé sa place dans le quartier. Quand il était mort, ils s’étaient cotisés pour lui offrir de vraies funérailles. Comme il avait toujours tenu à vivre dehors, ils avaient choisi ce cimetière où la nature dominait les toits de tuile en contrebas.
« Et puis, ça doit bien le faire marrer d’entendre les jeunes s’insulter sur le terrain de foot à côté. » ajouta-t-elle. « Il avait un savoir encyclopédique des insultes. Il en connaissait dans toutes les langues. » Son sourire se brouilla. Jeremy aurait aimé la réconforter mais il était trop concentré à garder sa bouche orientée à l’opposé de la jeune fille. Elle lui proposa d’aller boire un verre ensemble. Entre voisins, avait-elle ajouté avec un clin d’œil vers la plaque de MP. Jeremy perdit le contrôle, il se tourna vers elle, ouvrit la bouche, ne sut quoi dire, puis se reprit. « Avec moi ? » réussit-il à articuler. « Avec ta maman, ce serait plus compliqué » répondît-elle dans un grand éclat de rire.
Ils redescendirent l’allée principale ensemble. Margot (ils avaient enfin échangé leurs prénoms) était garée sous le grand tilleul devant le cimetière. Jeremy poussait son vélo. Par précaution, il l’avait mis entre eux mais, définitivement, elle ne semblait pas perturbée par son odeur. Arrivée au portail, elle se désespéra que le tilleul ait fleuri si tôt cette année et que les fleurs soient déjà toutes tombées. « Je peux rester des heures assise sous un tilleul en fleurs tellement j’aime cette odeur. » expliqua-t-elle. Ça lui rappelait les vacances de son enfance, la maison de ses grands-parents, la table de jardin décatie sous un vieux tilleul…
« – Donc tu n’as pas de problème d’odorat ? demanda Jeremy.
– Pas du tout ! Pourquoi ?
– Tu ne sens pas une drôle d’odeur depuis tout à l’heure ?
– Dans ce cimetière ? Il n’y a que des herbes sauvages et des arbres, comment pourrait-on sentir une drôle d’odeur. Ce ne sont pas ces jolis coquelicots qui vont me déranger. Tout est dans la couleur, rien dans l’odeur.
– Et si je m’approche de toi ?
– C’est ta technique de drague ? Original… Allez, on se retrouve à la Machinerie ? J’adore ce café. Tu vois où c’est ? »
Il voyait. Campé sur son vélo, Jeremy suivait des yeux la voiture de Margot qui descendait déjà vers la ville : un utilitaire blanc floqué au nom du commerce des parents de Margot : Fromagerie Béziat, depuis 1946.
Une odeur de pieds… pensa Jeremy. Le grand professeur-voyant-medium-guérisseur-marabout aurait-il pu confondre avec le fumet d’un camembert ou d’un maroilles ?
Il enfourcha son vélo et dévala la rue pour rejoindre la jolie fromagère en jaune pavot.
Suis-je vraiment rentrée de vacances alors que je choisis encore une fois, pour commencer cette semaine, une photo de la montagne ?
Dernier matin, je sors les poubelles. Par delà les toits, la montagne s’éveille dans la douceur des premiers rayons du soleil. Le matin discret, ensommeillé, celui des traces d’oreiller sur les joues et des dernières fraîcheurs de la nuit. La lumière douce qui caresse les crêtes juste avant que le soleil ne paraisse complètement, écrasant les ombres.
Quand je reviens d’avoir déposé les poubelles dans le grand collecteur, les ombres ont disparu. Le ciel d’un bleu éclatant ne laisse plus planer aucun mystère. Moi, je garde au cœur de mon téléphone le souvenir de cet au-revoir à la montagne, un de ces moments fragiles et suspendus que j’aime tant surprendre.
Dans la lumière blanche du matin, Hortense avance à grandes enjambées vers la Gare Montparnasse. Elle porte sur son dos le gros sac qui la suit depuis des années. Lors des premiers camps scouts, elle disparaissait derrière cette immense carapace. Aujourd’hui, elle le porte avec nonchalance, sa casquette fixée à un mousqueton, le tapis de sol accroché au-dessus.
Elle est avec son amie Emma. Ensembles depuis la maternelle. Elles sont plus grandes que la plupart des adultes mais partent encore avec une petite peluche dans le sac. Elles retrouvent les chef.fes sur le parvis. Les copains. Les copines. Les sourires. Les messes basses. Retrouvailles de fin de vacances. Les parents se regroupent à l’écart. Je ne serai pas la seule à quémander un au-revoir. Ce temps n’est pas le mien. Hortense a rejoint sa tribu.
Photo de groupe. Flottement du départ. Enfin, la troupe se met en marche. Ils et elles se mettent à deux ou trois pour porter les sacs en grosse toile des tentes scoutes. D’autres se chargent des sacs de matériel. Une valise à roulette semble incongrue dans le tableau. La SNCF refuse les malles en métal, m’explique une amie. Il a fallu trouver une solution pour en transporter le contenu.
Les chemises bleues s’engouffrent joyeusement dans la gare alors que les parents se dispersent. Pas un regard en arrière.
Je prends un café en terrasse avec mon amie Vera. Ce temps est le mien.
Depuis des années, je stocke mes photos dans Google Photo. Chaque jour, en haut de l’écran de mon iPad, l’appli me propose des photos prises le même jour. Ça peut être il y a un an comme il y en a douze. Comme un album photo qu’on ouvrirait au hasard des années plus tard.
Ce matin, c’est une photo d’Hortense, une bonne trentaine de centimètres en moins, de longs cheveux en cascade sur ses épaules bronzées, une robe de coton blanc et son léger sourire mutin qui fait remonter des petites joues bien rondes. Derrière, la ruelle descend jusqu’au port d’Hydra, en Grèce. L’émotion me gagne immédiatement. Le temps qui passe, les corps qui changent si vite – la photo a seulement trois ans…
Dans les ruelles d’Hydra, en 2020
Quelques jours plus tôt, c’était une photo d’Églantine. En chemise bleue, entourée de ses copines au petit matin à la gare du Nord. Les gros sacs-à-dos sont posés au sol le temps de la photo. Les sourires sont francs, chargés de joie et de rêves, de promesses de feux de camp et d’aventures. Alors, bien sûr, à l’émotion se mêle le regret de cette époque où l’on surveillait simplement que les activités ne soient pas trop nombreuses. Entre la tournée de la Maîtrise, les colos et le camp scout, il nous arrivait de ne voir Églantine que quelques jours en un mois d’été.
A présent, on compte le temps de repos nécessaire après chaque trajet, chaque sortie, chaque rencontre. On se laisse toujours la possibilité d’annuler, de changer de programme pour qu’Églantine puisse gérer sa fatigue au mieux. Surtout, qu’elle ait le choix, qu’elle garde ses envies et ses rêves. Comme le parapente chaque été. Comme le catamaran en juillet. Ou une sortie à Paris avec son vélo.
Aujourd’hui, pour Hortense, notre temps est trop lent. Comme quand elle file dans la montagne alors que j’ahane à l’arrière. Elle a besoin des autres ados, de fous rires partagés, de journées bien remplies, de découvertes loin de nous. Alors elle a hâte de retrouver ses copines aux premières heures de la matinée, demain, sur le quai de la gare. Elle aura sa chemise bleue, son gros sac-à-dos sera posé sur le sol. Il faudra prendre la photo rapidement car ils seront tous pressés de monter dans le train.
Et dans deux ou trois ans, je regarderai la photo avec la même émotion qu’aujourd’hui. D’ici là, la vie aura laissé son empreinte, avec ses bons moments et ses mauvais. Mais ce qu’il y a de bien avec les photos, c’est qu’on préfère les prendre avec le sourire. Un stock de bons souvenirs à enrichir au quotidien.
D’ailleurs j’espère bien réussir, cette année, à imprimer un album souvenir, sur papier, de nos vacances. Pour qu’on en tourne les pages, dans quelques années, le cœur battant, le sourire aux lèvres. Le même jour ou un autre jour, qu’importe.
L’insomnie te réveille au milieu de la nuit. Tu es prête à commencer la journée. Alors tu regardes l’heure et tu te rends compte que minuit est à peine passé. Tes pensées se mettent à danser, à sautiller dans des rondes infinies, chassant le sommeil aux confins de l’obscurité. Obscurité, vraiment ?
Ville ou village, la nuit n’est plus très sombre. Les lampadaires rassurent et sécurisent. Quand Eglantine se réveille à l’heure où tous les volets sont encore fermés, cette nuit d’été à la montagne, elle sort faire un tour. Dans la lumière douce de l’éclairage public, elle a froid aux pieds et se dirige vers la source chaude derrière la maison. Elle retire ses tongs et plonge ses pieds dans la tiédeur de l’eau. Plantée dans le bassin de la source, elle lève la tête pour contempler le ciel. Seules quelques étoiles résistent à la pollution lumineuse des hommes. Suffisant pour apaiser l’insomnie et retrouver le sommeil.
Juste avant notre départ du village, nous essayons cette fois d’apercevoir quelques étoiles filantes. Les Perséides doivent être nombreuses à l’occasion de la nuit des étoiles. Nous mettons un peu de temps à trouver un champ à plat assez éloigné des sources lumineuses. Couchés dans l’herbe, enroulés dans des couvertures car la nuit est fraîche, nous fixons le ciel avec intensité. Quand la ouate des nuages se dissipe, nous apercevons même la Voie lactée. Et, effectivement, quelques étoiles filantes emportent nos vœux au creux de la nuit.
Petit aperçu du ciel grâce aux bons capteurs du téléphone d’Olivier
Ce soir-là, Hortense est déchaînée. Entourée dans un tapis de sol, elle court à travers champ, saute sur place, semble s’envoler à travers les rues du village lorsque nous retournons vers la maison. Il est tard, mais Hortense ne s’endort jamais tôt. Cette fois-ci, pourtant, son énergie vespérale ordinaire est décuplée par le Red Bull qu’elle a partagée avec une amie à l’apéro. Feu follet sympathique qui s’éteindra subitement une fois l’effet de la boisson passé. Hortense dormira finalement d’un sommeil profond.
Le village au milieu de la nuit
D’autres insomnies délaissent les étoiles et préfèrent les pages des livres. Leurs histoires repoussent nos pensées noires et accueillent le retour du sommeil. L’inverse est parfois vrai et le livre entraîne l’insomnie. Incapable d’abandonner le récit, on tourne chaque page en se disant que c’est la dernière. Les yeux piquent mais nos paupières résistent et la lecture continue. C’est ce qui est arrivé à Hortense la nuit dernière.
Embarquée dans le livre que lui avait prêté sa sœur en fin de journée, elle a été incapable de le lâcher. Je l’ai trouvée au petit matin dans le canapé. Il ne lui restait que quelques pages à lire. Les légions de poussière, de Brandon Sanderson, l’ont gardée éveillée toute la nuit. Comment râler alors que j’ai passé les dernières semaines à tenter de lui faire lire autre chose que des webtoons mal traduits ?
Ce soir, la chaleur est épaisse et lourde. Tout le monde est déjà monté se coucher. Django pousse de petits miaulements dans son sommeil. Les moustiques rodent. Dans le ciel citadin, je n’aperçois pas une étoile pour guider mes rêves. Mais j’ai le souvenir de la Voie lactée, des étoiles filantes, de l’ombre de la montagne et des éclats de rire dans l’obscurité de la vallée pour accueillir mon sommeil.