Nager dans le bonheur

La route est longue pour rejoindre les côtes varoises. Après deux week-ends de Solstice et un gros rangement au théâtre lundi matin, j’ai mis les filles dans la voiture, trois valises, des palmes des masques et des tubas. Direction le Cap Dramont. Huit heures de route. Neuf heures avec les pauses. Nécessaires les pauses. Mes yeux se fermaient. Je me suis fait une petite frayeur. De micro-siestes en café bien noir, nous avons roulé tout l’après-midi et une bonne partie de la soirée.

Quand nous sommes arrivées, Eglantine et Hortense sont allées se promener sur la plage pendant que je nous installais.

Enfin, aujourd’hui, profiter du soleil et de l’eau claire. Regarder le temps qui passe et les gens qui parlent sur la plage. Beaucoup d’Allemands, de Hollandais et d’Anglais. Les Français en sont pas en vacances.

Face à nous, l’Île d’Or qui a inspiré l’Île Noire des aventures de Tintin.

Nous avons partagé des pizzas en regardant le soleil se coucher sur la baie.

Traîner sur les rochers. Les pieds sur les galets.

Hortense dessinait dans son carnet, moi dans le mien. Eglantine, elle, déroulait sa pelote de coton pour un nouvel ouvrage au crochet. Douceur, calme, création…

La mer, pour rêver de jours meilleurs, noyer la fatigue et nager dans le bonheur.

La nouvelle du mois : La fourmi

Des jambes interminables et un carré plongeant autour d’un regard de velours.

La porte venait juste de se refermer sur les policiers envoyés par les voisins pour tapage nocturne quand Baptiste avait aperçu Chloé pour la première fois. Elle buvait un verre de vin en écoutant distraitement un jeune homme à la chemise blanche impeccable remontée sur des bras déjà bronzés alors qu’avril découvrait à peine ses premiers rayons de soleil. Baptiste, lui, avait encore son teint cachet d’aspirine. Ils ne sortait jamais sans sa parka ou sa veste de pluie.

Aux premières notes de Bande organisée, Chloé s’était dirigée vers la piste de danse, retrouvant ses copines dans des effusions joyeuses et bruyantes. Les jeunes femmes dansaient ensemble, jouant des hanches et des épaules, chantant les paroles qu’elles accompagnaient de gestes de la main à la manière des rappeurs marseillais. Baptiste avait saisi son carnet et croqué ce groupe de filles qui concentrait tous les regards.

Quand elles furent trop fatiguées pour danser, elles vinrent regarder les dessins de ce drôle de type dont personne n’avait remarqué l’arrivée. Maintenant qu’elles s’étaient regroupées autour de lui, elles découvraient le charme de ses cheveux roux en bataille, de sa mâchoire carrée hollywoodienne et de ses yeux bleus à la clarté troublante.

Chloé, elle, était subjuguée par les longs doigts fins qui maniaient le crayon avec virtuosité. La peau extrêmement blanche, presque diaphane, contrastait avec la précision des gestes et la nervosité des traits où s’exprimait toute l’énergie de leur danse. Elle eût immédiatement envie de ces mains. Elle garda un œil sur Baptiste tout le reste de la soirée, s’assurant d’être régulièrement dans son champ de vision, de sorte qu’il multiplia les esquisses fébriles de la jeune femme.

Baptiste quitta la soirée vers trois heures du matin. Il n’avait pas trouvé le courage de demander son numéro de téléphone à Chloé. L’occasion s’était pourtant présentée quand ils s’étaient retrouvés tous les deux, seuls, dans la cuisine. Mais un groupe de garçons les avaient rejoints au moment où il allait se jeter à l’eau.

***

Il avait revu Chloé quelques jours plus tard. Il buvait un verre en terrasse avec Manon, sa meilleure amie. Chloé avait traversé le carrefour d’un pas pressé. Manon l’avait reconnue la première et l’avait interpelée. Chloé avait commandé un Martini blanc, avec une olive. Baptiste n’avait jamais vu que ses parents boire du Martini. Décidément, cette fille le déconcertait avec bonheur. Au moins avait-il enfin vraiment pu faire sa connaissance.

Elle l’avait imaginé aux Beaux-Arts, elle le découvrait botaniste, spécialiste de la dépollution des sols par les plantes. Elle s’était enthousiasmée pour le sujet, elle dont le ficus dans son studio n’avait pas fière allure. Revigoré par l’intérêt de la jeune femme, Baptiste s’était embarqué dans des explications détaillées sur la phytoremédiation, de l’intérêt d’utiliser des plantes et des champignons pour retirer les radioéléments tels que le césium et le strontium, retrouvés en masse dans la terre après l’incident de Tchernobyl ou les métaux lourds comme le cadmium, qui ont tendance à s’accumuler ensuite dans le corps humain.

« Tu vois, si on arrive à identifier les bonnes plantes, ou à les créer, on peut aussi imaginer dépolluer des sites tels que les anciens chemins de fer. On y trouve plein de plantes sauvages qui sont normalement comestibles. Mais avec la pollution par les métaux des rails et des trains, je te déconseille d’essayer de t’en faire une salade ! »

Le jeune homme, souvent un peu voûté, comme peuvent l’être ceux qui ont été grands plus tôt que les autres, se redressait quand il parlait de son sujet de recherche. Ses mains mimaient ses paroles. Ses gestes étaient de plus en plus amples. Manon lui tapota délicatement le bras en lui murmurant : « Baptiste, attention, tu t’emballes. » Il eut un petit rire nerveux, inspira profondément, balayant l’air de la main comme pour chasser le flot de ses paroles. Il s’excusa puis plongea le nez dans sa pinte pour se donner une contenance. Son dos s’était de nouveau légèrement arrondi.

Chloé était fascinée par cet homme qui n’avait visiblement aucune conscience de sa beauté. Quand Baptiste parla des balades qu’il organisait sur la Petite Ceinture pour sensibiliser les citadins à la présence bienfaisante des plantes sauvages, Chloé s’engouffra dans l’ouverture. Elle l’accompagnerait. Il n’en revenait pas que cette fille à la beauté éclatante embarque ainsi dans une de ses passions.

***

Ils firent l’amour le samedi suivant, en revenant de la Petite Ceinture, dans l’appartement de Baptiste, un petit deux-pièces encombré de boutures dans des bocaux en verre disparates, de plantes séchant au plafond, de feuilles de dessin volant aux quatre coins de l’appartement et d’épais dossiers de recherche. Elle aima sentir ses mains sur sa peau, sa fougue, sa tendresse. Elle se sentit sereine dans toute l’attention qu’il lui portait.

***

Au mois de mai, Baptiste lui cuisina des beignets de fleurs de sureau. Elle posta sur instagram ses salades assaisonnées de feuilles de lierre terrestre ou de tiges de berce coupées en morceaux. En juin, elle s’amusa de le voir grimper dans les tilleuls pour en cueillir les fleurs qu’il mit à sécher en prévision des infusions d’hiver. En juillet, il profita des quelques semaines de vacances de Chloé pour l’emmener dans le chalet de ses grand-parents sur les hauteurs de Saint-Gervais.

Ils partaient randonner au petit matin. Ils emportaient des sacs en papier pour cueillir quelques plantes. Les ruisseaux qui dévalaient les pentes arborées était propices à la Reine des prés. Chloé collectionna les selfies au milieu des touffes de fleurs cotonneuses à la douce odeur d’amande.

Elle affichait un sourire radieux qui donnait des ailes à Baptiste. La vie du jeune homme semblait d’ailleurs prendre un nouveau tournant. Ses recherches avançaient à grands pas. Il préparait un voyage en Albanie à l’automne. Une plante particulièrement intéressante venait d’y être identifiée par l’équipe du professeur Dallais et il avait été invité à les rejoindre.

« Rends-toi compte, dit-il à Chloé, l’Alysson des murs est une hyperaccumulatrice. Elle extrait le nickel du sol par ses racines. Les paysans du coin la cultive désormais intensément. Nous allons pouvoir collecter des données précieuses sur une base de travail conséquente. C’est révolutionnaire ! »

Ils venaient de s’assoir sur les hauteurs de la Tête Noire. Le Mont Blanc se devinait derrière les hauts mélèzes. Le sol était couvert de myrtilles qu’ils avaient prévu de ramasser après leur pique-nique. Chloé ouvrit la boîte contenant les morceaux de carotte crue que Baptiste avait découpés pour eux. Il emportait toujours des crudités pour accompagner les sandwichs qu’il préparait le matin même avec d’épaisses tranches de pain de campagne, du jambon de pays et un excellent reblochon fermier. Chloé avait obtenu de haute lutte le droit d’y ajouter un paquet de chips. Elle glissait aussi du rosé dans sa gourde isotherme. Elle voulait profiter de ses vacances même si elle avait troqué Ibiza pour les Alpes.

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Soudain, Baptiste se mit à hurler. Il venait de trouver une fourmi dans les carottes. Baptiste était mirmicophobe. Pas facile pour un botaniste de terrain de ne pas supporter la présence des fourmis. Mais en suivant quelques règles simples, il arrivait à ne pas trop en souffrir. Toute nourriture était notamment soigneusement emballée dans des boîte étanches. Et ils observaient attentivement le sol avant de s’installer pour déjeuner.  Il avait déjà eu plusieurs discussions à ce sujet avec Chloé. Suivre des règles n’était pas la plus grande qualité de la jeune femme. Elle aimait surtout lâcher prise et se laisser porter par la vie.

Or Chloé avait posé la boîte de carottes ouverte au milieu des myrtilles. Décidément, elle était incapable de respecter les règles de bases que Baptiste lui avait pourtant répétées mille fois. D’autant qu’une fourmi reste rarement seule. Déjà, de nouvelles petites têtes noires apparaissaient entre les pierres, certainement attirées par les miettes des sandwichs et, là, par ces morceaux de chips échappés de leur sachet.

Baptiste suait à grosses gouttes. Il était rouge de fureur mais incapable de bouger, statufié par sa peur viscérale de ces insectes. Chloé fit usage de tout son charme pour le calmer tout en écartant une à une les petites bêtes indésirables. Elle était vraiment désolée mais sentait bien que l’incident avait pris des proportions extraordinaires pour Baptiste. Il ne mangea rien et ils redescendirent à toute allure sans cueillir une seule fleur de Reine des prés.

Le soir, Baptiste ne déposa même pas un baiser sur les lèvres de Chloé. Il lui tourna le dos.

Le lendemain, leurs discussions restèrent tendues. Désormais, chaque action de Chloé irritait Baptiste. Son dédain des gestes élémentaires de recyclage. Sa manie de boire du coca. Son habitude de mettre ses pieds sales sur le canapé. Sa façon de laisser la vaisselle tremper au lieu de la laver rapidement pour éviter d’attirer les bestioles. Sa joie à partager sa vie sur les réseaux sociaux au lieu d’en profiter simplement.

***

Dans le train du retour, Baptiste craqua complètement quand une fourmi sortit tranquillement du sac où Chloé avait rangé un paquet de biscuits entamé. Il quitta le wagon sans un mot et alla s’installer à l’autre bout du train, dans la même voiture qu’une troupe de scouts. Il préférait le brouhaha des ados à la simple idée d’une fourmi.

Il retrouva Chloé au bout du quai, Gare de Lyon. Il avait préparé ses mots pendant le voyage. Il tenta d’être doux, expliqua que, vraiment, ça ne pouvait pas marcher entre eux même si, bien sûr, il avait passé des mois merveilleux avec elle. Et puis, il ne savait pas combien de temps il resterait en Albanie. Non vraiment, ça n’avait pas de sens de continuer leur relation.

Il fut sincèrement triste de voir des larmes couler silencieusement sur la peau douce des joues de Chloé. Mal à l’aise, il partit sans se retourner, le dos voûté, pressé de prendre le métro qui le ramènerait dans son appartement où, enfin, il était certain de ne trouver aucune fourmi.

***

Une fois qu’il eut disparu dans les entrailles de la gare, Chloé sortit son téléphone pour demander à Marco de venir la chercher en scooter. Elle avait rencontré ce jeune italien à un vernissage à la fin du mois de juin. Il était déjà fou d’elle mais Chloé avait prolongé au maximum cette phase de séduction qui était sa préférée. Quand les hommes faisaient preuve d’une imagination débridée pour la charmer.

Marco arriva quinze minutes plus tard. Il sentait bon. Il avait dû prendre une douche rapide avant de venir. Elle renifla délicatement son cou en lui faisant la bise et plongea un regard intense dans ses yeux sombres et gourmands.

***

Avant de monter sur le scooter, elle sortit une boîte de son sac et libéra une vingtaine de fourmis affolées sur le bitume parisien.

Que la vie soit un bal permanent

Demander son avis sur un spectacle à un directeur technique de théâtre, c’est demander à un ouvrier agricole sur les bords de Loire au XIXe siècle s’il le saumon est bon. Le saumon, il en mangeait à tous les repas. Difficile de se laisser encore surprendre.

Le festival Solstice s’est encore poursuivi toute ce week-end. Les techniciens ont monté les structures chaque jour sous une chaleur caniculaire. Peaux rougies, desséchées, soif intense, épuisement. L’esprit d’équipe tient l’énergie de la troupe mais les démarches se font lourdes, les jambes raides, les pieds trainants, les épaules tombantes.

Et puis ce soir.

Dans la lumière rasante de la fin d’une journée d’été, la Bande à Tyrex sort les cuivres la batterie et l’accordéon. Chanteurs, musiciens, acrobates, comédiens, ils sont onze à prendre d’assaut la scène montée pour eux. De la joie, de l’absurde, de l’équilibre, de la chute, de la connivence, jamais d’indifférence. Le public adhère, suit le mouvement, applaudit, chante, fait la Ola.

La bande à Tyrex au festival solstice 2023

Les artiste font tournoyer leurs vélos, les tirent tels des  boulets, pédalent le nez au vent telle Paulette sur les chemins environnants, se rentrent dedans, se cherchent, s’évitent puis se retrouvent.

La musique accompagne, entraîne, orchestre cette joyeuse bande de clowns en roue libre. Poésie déjantée, amoureuse, bienveillante, littéralement éblouissante (un casque boule à facette réverbère les rayons chatoyants du soleil couchant).

Enfin, la piste est envahie, les musiciens appellent les spectateurs et le bal commence, heureux, simple, réjouissant.

On écluse les bières, esquisse des pas de danse. On se tape dans le dos. On se félicite de la saison, du festival, de la journée. Les sourires sont sincères sous les regards assommés de chaleur.

Il faudrait que la vie soit un bal permanent.

Eglantine, Janis et la Grande Épicerie

Je ne pouvais pas terminer sur des mots tristes. Même si, les écrire, c’est se vider un peu la tête. Alors pirouette, cacahuète, un tour de passe-passe et je reviens sur une bonne raison de faire virevolter le quotidien.

Pour aller voir son médecin en plein cœur de Paris, Eglantine a choisi le vélo. Le temps est bon, le ciel est bleu, nous n’avons rien à faire que d’être heureux dit la chanson. Eglantine enfourche Janis, son fidèle destrier, pour affronter les affres de la circulation urbaine et le plaisir de l’air estival qui caresse la peau, de Paris qui défile au rythme du vélo, de sa liberté de mouvement, à peine entravée par quelques feux rouges qu’elle respecte scrupuleusement.

Depuis quatre ans qu’il la suit, le professeur a souvent changé d’adresse. Le voilà revenu à quelques pas du Bon Marché. Eglantine apprécie particulièrement les énormes cookies à la pistache de sa Grande Épicerie. Je l’imagine parfaitement déguster son choux à la crème à la pistache (plus de cookies pistache cet après-midi), assise à l’ombre des arbres du square voisin.

Image provenant du site lagrandeepicerie.com

Elle est revenue ravie de la ballade et de cette autonomie retrouvée que la douleur et la fatigue lui ont retiré ces dernières années.

Ce nœud à l’intérieur

Se lever le matin avec la crainte des nouvelles de la journée. Se coucher le soir en cherchant encore des solutions. Se rappeler de prendre de la distance. Depuis un an, j’ai découvert une facette sombre de ma maman. Une addiction, des dettes et une vie qui part en vrille.

Les pleurs, les appels à l’aide, les demandes incessantes, culpabilisantes. Le mensonge, le déni, le refus de prendre soin d’elle. Comment faire la différence entre comédie et maladie, manipulation et confusion ?

J’essaye, chaque fois, de la protéger, de créer autour d’elle une bulle protectrice, de répondre à ses attentes.

Elle réussit, chaque fois, à tout piétiner, à tout mettre en miette.

Parce qu’elle est malheureuse.

Parce qu’elle refuse de se soigner.

De prendre soin d’elle.

Et moi je vis avec ce nœud à l’intérieur, à tenter d’endiguer le désastre.

Impuissante.

Exténuée.

Vidée.

Extérieur / intérieur, ce n’est pas la même fête

Dans notre ville, comme ailleurs, la saison des spectacles de rue bat son plein. Musique, cirque, théâtre, le spectacle vivant se déploie dans les parcs, sur les places et dans les allées. Les sonos résonnent contre les falaises minérales des immeubles. Les voisins pestent contre le bruit. Les enfants se faufilent. Les badauds s’arrêtent. L’art s’installe devant les yeux de tous.

On s’assoit sur des gradins en bois ou des sièges pliables, certains restent debout, pour mieux voir ou pour mieux partir, qui sait. D’autres s’assoient par terre. Un verre à la main. Une gourde d’eau dans le sac. Un goûter pour les enfants. Le chien tenu en laisse à ses pieds. L’ambiance est détendue. La bousculade joyeuse. Le spectacle terminé, le public prend son temps pour se disperser alors que les techniciens s’affairent pour démonter les structures ou préparer le matériel pour les suivants. Demain, plus aucune trace des câbles et des architectures provisoires.

Le spectacle de rue, c’est l’assurance d’interpeller le public, l’occasion de toucher celui qui n’a pas l’habitude de venir au théâtre. Pour beaucoup, le théâtre reste un lieu sérieux, intimidant, fermé. Un lieu pour les gros portefeuilles, les cheveux blancs et les têtes pensantes. Avec Solstice, tous les ans au mois de juin, le théâtre se révèle dynamique, engagé, drôle, décalé mais surtout, accessible.

Spectacle dans une cour d’école, Solstice 2023

Quand, en raison des orages, les régisseurs décident de rapatrier des spectacles en intérieur, la décision est difficile. La fréquentation baisse fatalement. L’ambiance n’est plus la même. La fête est mise en conserve. A l’apéro concert qui termine chaque journée de Solstice, ce ne sont plus qu’une cinquantaine de personnes qui dansent sur la scène dimanche soir. Ils étaient plusieurs centaines à profiter de l’atmosphère gaie et détendue d’un concert en plein air samedi.

Le repli avait été décidé le matin même. Face aux orages, l’incertitude demeure toujours, le choix est épineux. Risquer de devoir tout annuler en restant dehors. Ou s’exposer à perdre son public en jouant en intérieur alors que le soleil brille.

La météo fait partie des aléas du spectacle de rue. La fête de la musique en est le meilleur exemple.

Une belle journée chaude et ensoleillée verra tous les musiciens dehors, un public curieux, décontracté, avide de découvertes. Sitôt la pluie tombée, chacun rentrera chez soi. Certains se réfugieront dans des cafés où quelques concerts se tiendront contre vents et marées. Mais, le mauvais temps gâchera la fête, immanquablement.

La ville d’Antony a décidé depuis plusieurs jours de rapatrier la fête de la musique en intérieur. On imagine que ça laissait plus de temps pour informer le public. Le site internet est à jour. Les visuels ont été modifiés. Le lieux sont annoncés, bien identifiés.

Finalement, le temps est splendide pour cette première journée d’été. Les musiciens vont tout de même aller s’enfermer dans les différentes salles de spectacle de la ville. Ils mettront de la joie et de la fête dans entre des murs. On ne viendra plus les voir par hasard, guidé par une mélodie ou des applaudissements.

Le spectacle aura lieu, oui, mais au détriment d’une ambiance festive et ouverte, d’un esprit de rencontre et de découverte. Sur le site le site du ministère de la Culture, on lit que le concept de base de cet évènement était « la musique sera partout, le concert nulle part ».

A Antony, le concert sera dans les salles. Où est l’esprit de la fête ?

Reste encore les petits groupes d’amateurs qui joueront sur les trottoirs, aux coins de rues, devant les maisons et les cafés.

Les week-end de juin

Les week-end de juin, les journées sont tellement longues qu’elles semblent ne jamais se terminer. On tient la chaleur à distance derrière les volets fermés. On déjeune en terrasse avec de la mozzarella bien fraîche. Et on fête les dernières fois.

Dernière épreuve du bac pour Eglantine cette année avec la philo. Sujet 1 : Le bonheur est-il affaire de raison. Quatre heures. Et une tel soulagement ensuite que, pour la première fois depuis des mois, Eglantine rayonne.

Dernière fosse pour Hortense. Un aller-retour en Belgique avec son club de plongée un samedi. Tout un après-midi dans un aquarium géant avec des poissons d’eau douce exotiques. Difficile de la reconnaître derrière le masque et le détendeur, bien cachée dans son épaisse combinaison noire.

Les pique-niques, les barbecues, les restaus, les cafés, les apéros pour se voir, une dernière fois, avant la grande pause estivale. Revivre l’année. Partager les bons souvenirs.

Les anniversaires, soirées pyjamas, à rire et à papoter jusqu’au milieu de la nuit pour notre jeune adolescente, Hortense, tellement heureuse de grandir et de s’épanouir avec ses ami.es.

Les derniers spectacles de l’année avec Solstice, le festival de cirque et de musique de rue de l’Azimut. Un chien blanc qui traque un diabolo, des acrobates qui jonglent avec des poutres sur des trampolines, de l’humour, de la musique, de la poésie. Et Eglantine, pantalon fluide bleu et blanc, blouse légère et large chapeau, qui enfourche son vélo électrique pour profiter des spectacles.

Jour d’orage. Les spectacles sont rapatriés à l’intérieur du théâtre. Dans le foyer, musiciens et techniciens regardent le dernier spectacle grâce au retour vidéo. Au fond, à gauche, je reconnais Eglantine, trop heureuse de jouer avec une poutre dans la lumière des spots.

Et puis la fête du collège. C’était hier. La fin des cours approche. Le récital de piano. Cet après-midi. Bientôt les vacances.

Les week-ends de juin défilent à toute vitesse. Riches, intense, heureux, épuisants, stimulants.

Ca tire dans les muscles, ça racle sous les paupières, ça fond au niveau des neurones, ça explose les émotions.

Alors, il est temps d’aller dormir.

Bal de promo

Elle a réfléchit longtemps mardi soir à la tenue qu’elle porterait. Pas prête pour les robes de soirées à la mode américaine des bals de promo avec cavalier et limousine. Mais son ami Calixte s’est quand même assuré qu’elle ne porterait pas un simple jean avec tee-shirt. Ils ont passé en revue la garde-robe d’Eglantine et sont tombés d’accord sur la tenue appropriée.

Ce soir, Eglantine est partie au bal de promo de ses anciens amis de collège. Ceux qui terminent de passer leur bac la semaine prochaine avec l’ultime épreuve de philo. Pour la plupart, ils ont déjà reçu leurs résultats de parcoursup. La philo n’est que le dernier tour de clé dans la serrure. La porte est déjà fermée. Les années lycée sont derrière eux.

Eglantine semblait heureuse de les revoir ce soir. Auprès de son ami Calixte, il me semble qu’elle se sent forte. Différente, oui, mais pas mal à l’aise. Calixte a traversé l’adolescence avec de tels questionnements qu’Eglantine se sent en confiance avec lui. Moi, j’ai encore du mal à le mettre au masculin. Je l’ai connue elle. Et il ressemble si peu à un il aujourd’hui. Les questions de genre sont au cœur de son identité. Changement de prénom, affirmation de sa transidentité.

Calixte a une réflexion intense sur la société et les enjeux identitaires. Je comprends qu’Eglantine se sente bien auprès d’une telle personne, capable de remettre en cause les attendus et les préjugés. Pour ma grande louloute qui se construit dans une espèce de monde parallèle, ce doit être rassurant.

Je me trompe peut-être. Sûrement. Comme tous les parents, je dois passer à côté de tellement de choses.

Je n’ai qu’une seule certitude, j’aime l’amitié indéfectible de Calixte envers Eglantine. Et je suis ravie de voir ma toute nouvelle majeure participer à un bal de promo avec ses ami.es de quand elle allait bien. Surtout, quel bonheur de voir son sourire quand elle a quitté la maison ce soir.

Majeure

Il y a dix-huit ans, tu venais de naître au Portugal. Nous passions notre première nuit ensemble et je me réveillais au moindre de tes bruits. Chacun de tes pleurs m’interpellait. Je ne les comprenais pas. Finalement, une infirmière, très gentille mais un peu lasse de mes interrogations incessantes, m’avait dit : « Vous savez, les pleurs, c’est le seul mode d’expression des bébés. Ca ne signifie pas forcément qu’ils ont besoin de quelque chose. »

Moi, je te prenais dans mes bras tout le temps. Je te portais dans une écharpe. Sur le ventre, sur le dos. Je te berçais sans cesse.

Puis, tu as appris les mots, avec ta petite voix fluette, des mots français et d’autres portugais. « E meu !» jetais-tu sans équivoque à un autre enfant qui tentait de te prendre un jouet. Des mots qui tintinnabulaient en d’incessantes questions pour comprendre pourquoi le monde était ainsi.

Tu as changé de pays et appris de nouvelles langues… que tu as outrageusement rangées dans un tiroir de ta mémoire à ton arrivée en France.

Désormais, tu as vécu aussi longtemps en France qu’à l’étranger.

Tu continues à te poser autant de questions. Les sciences et la philosophie sont tes caisses de résonance. Malgré les douleurs passées et cette fatigue toujours palpable, tu avances sur la route que tu te composes chaque jour au gré de ton état et de tes envies. Avec toi, nous découvrons les chemins de traverse, ceux qui se révèlent en écartant les hautes herbes, repoussant quelques ronces piquantes. Ce genre de sentiers caillouteux au bord desquels tu aimes cueillir les plantes sauvages.

Jeune fille. Jeune femme.

Toujours ta voix fluette pour une réflexion bien affûtée.

Et cette joie de vivre qui ne t’abandonne jamais. Cette soif de découverte. Ce plaisir des sensations fortes qui te fait tant aimer skier sur un glacier ou voler en parapente. Toute cette ardeur que ta fatigue chronique n’a jamais réussi à éteindre et qui nous impressionne quotidiennement.

Dix-huit ans, la majorité. Qu’est-ce que la majorité si ce n’est la plus grande partie de ta vie à venir ? Avec ses libertés et ses responsabilités, avec ses joies et ses peines. Et avec notre soutien, toujours, quelles que soient tes décisions ou tes indécisions. Pour que tu diriges ta vie aussi bien que ton parapente, en toute liberté.

Bon vent ma tendre, ma belle, indépendante et responsable majeure. Et bon anniversaire !

L’obscure grandeur de Rome

La grande salle de spectacle du collège d’Hortense bruisse des murmures de sa classe de quatrième. Assis aux deux premiers rangs, les élèves se sont habillés pour l’occasion. Jolies robes pour les filles. Chemises blanches, veste ou veston pour les garçons. Ils découvrent ce soir le livre sur lequel ils ont travaillé toute l’année avec leur professeure de français et de latin.

Dans cette classe Si l’antiquité m’était contée, les élèves écrivent des nouvelles par groupe de deux, trois au quatre. Les contraintes sont simples : l’histoire doit se placer dans la villa de Titus, près du Colisée romain. Chaque nouvelle respecte impérativement le contexte historique du IIè siècle après J.C et les auteurs doivent introduire dans leurs textes des phrases en latin.

Défi relevé pour Hortense avec ses amies Marie et Lucie. Une histoire à six mains et trois cerveaux, sombre, réaliste et stylée autour de deux jeunes esclaves dans la domus de Titus pour construire avec les autres le recueil de nouvelles L’obscure grandeur de Rome.

Chaque élève vient chercher son livre sur scène. Petite photo souvenir avec l’ouvrage dans les mains, entouré.e de la prof de français et de celle d’arts plastique – pour les illustrations.

Ambiance détendue mais sérieuse. Dans la salle, les parents sont tous venus clôturer cette belle année d’écriture aux côtés de leurs enfants.

Pour nous aussi, pas question de manquer l’évènement.

Il nous reste maintenant à lire l’ouvrage, en commençant par la nouvelle d’Hortense, Condamnés.