Une nouvelle par mois

Dernier jour de janvier. Les mois d’hiver me pèsent avec leur froid gris et humide. J’ai réussi à écrire une Tasse de Thé par jour. Un petit moment chaleureux qui me permet de mettre la lumière sur ce qui m’égaye. Ça n’empêche pas l’ombre. Sans elle la lumière n’existerait pas. Le vieillissement de ma maman, la fatigue d’Eglantine et tous ces petits maux qui font broyer du noir. La vie, comme la peinture, vibre dans les contrastes, dans les oppositions aussi bien que dans les complémentaires.

La Tasse de Thé infuse sereinement dans des couleurs chatoyantes. Pour terminer ce premier mois d’écriture régulière, je publie aujourd’hui une nouvelle que j’ai écrite il y a presque un an, La fabrique à sourires.

Si je continue ce blog avec autant de régularité, je finirai chaque mois avec une de mes nouvelles.

Bonne lecture !

Nouvelle du mois – La fabrique à sourires

Enfant, Emeline rêvait d’être architecte. Quand nous avions dix ans, elle dessinait des plans dans des cahiers de brouillon. Puis, à l’époque où nous nous intéressions plus aux garçons qu’aux bonbons, elle récupérait nos Légo abandonnés et les vieux Kapla pour édifier des cités chimériques dans le garage de son père. Je l’avais perdue de vue après le lycée mais, quand je découvrais des immeubles démentiels au cœur des pages épurées et glacées des magazines déco, j’étais surprise de ne pas lire son nom.

Je la retrouvais finalement en bas de chez moi, un jour où j’étais allée me plaindre du vacarme matinal sur le chantier mitoyen de mon immeuble. Aguerri aux querelles de voisinage, le premier ouvrier que je rencontrais me conduisit calmement auprès du chef de chantier. Il était penché sur une série de plans. Un détail m’interpela. Sous le casque jaune obligatoire dépassait une chevelure aux boucles en bataille grossièrement domptée par un élastique fatigué. Ses traits s’étaient épaissis mais je reconnus mon ancienne amie dès qu’elle tourna son visage vers moi.

Emeline avait laissé ses rêves d’enfant dans le garage de son père. Les études d’architecte sont longues et coûtent cher. Elle était tombée dans le béton, m’expliqua-t-elle dans un grand éclat de rire au café du coin. Elle avait toujours les mêmes yeux malicieux et cette voix haut perchée qui cadrait mal avec sa poitrine opulente et des bras de déménageuse.

Emeline revint dans ma vie comme si nous ne nous étions jamais quittées. Elle était concrète, arrimée à la ville par son béton armé, solide et sûre. Elle grignotait les hommes comme on goûte les fruits de saison, avec gourmandise, profitant de l’instant présent. A la fin de la saison, elle passait à autre chose. La vie est simple quand tu fais ce que tu aimes, me disait-elle. Moi, je n’avais personne dans mon coeur, ni même dans mon lit. J’enchaînais les heures supplémentaires. Je rentrais tard, je sortais peu. Emeline écoutait mes états d’âme avec complaisance puis me tapait dans le dos en m’invitant à boire une bière.

Sa force me fascinait. Son énergie était contagieuse. Je comprenais que les hommes aient tellement envie d’être à ses côtés. Plus aucun d’entre eux ne s’offusquait d’ailleurs de travailler sous les ordres d’une femme. Ils respectaient sa volonté farouche et cet amour du BTP qu’elle clamait dans le grondement des pelleteuses et des marteaux-piqueurs.

Alors que le nouvel immeuble de ma rue n’était pas encore terminé, Emeline s’éclipsa quelques jours. T’en fais pas poulette, m’avait-elle rassurée, j’ai un truc à faire pour un pote. Je reviens vite. Je la regardais partir dans une camionnette chargée de planches, de poutrelles et de parpaings. Vus depuis mon balcon, ils me rappelaient les Légo et les Kapla de notre jeunesse.

En définitive, Emeline s’absenta plus d’un mois. Elle s’était arrangée pour le chantier. Elle m’avait envoyé un texto pour me prévenir qu’elle reviendrait finalement plus tard. Avec une belle surprise, avait-elle ajouté avant de terminer par un émoji clin d’œil. Puis elle avait éteint son téléphone. Elle me manqua. Les bruits du chantier recommencèrent à me taper sur les nerfs. Un jour, je vis passer sa camionnette dans une rue voisine. Je me mis à courir pour la rattraper. Mais le feu à l’intersection était vert, je n’avais aucune chance. Je restais plantée là, comme une merde de chien oubliée sur un trottoir.

Un dimanche matin, je reçu enfin un texto d’Emeline. Elle m’envoyait la photo d’une grosse cabane en bois. Et voilà ! disait la légende. Comme je ne comprenais pas, elle résolut de venir me chercher. Ce n’est pas le genre de chose qu’on peut partager au téléphone, m’avait-elle expliqué. Sa camionnette dégageait une odeur animale un peu âcre derrière des notes de bois et d’herbe. Malgré ses ongles noirs et ses chaussures crasseuses, Emeline était resplendissante. Elle voulait me présenter quelqu’un.

Emeline tournait à gauche, prenait à droite et empruntait des ronds-points avec une dextérité tranquille au milieu des pavillons et des barres d’immeuble. Parfois, un groupe de jeunes en joggings sombres et baskets blanches dodelinait à un abris-bus, le volume de leur enceinte poussé au maximum. Ici, un homme encapuchonné promenait un pit-bull muselé. Là, une femme transportait de lourds sacs plastiques, invectivant son petit garçon qui traînait à l’arrière, sous les regards impassibles d’un groupe d’hommes fumant à la terrasse d’un bar-tabac.

Après une rangée de hautes tours aux noms de femmes, Emeline s’engagea dans l’enceinte d’une petite usine surmontée de deux grandes cheminées. Devant les façades blanches du bâtiment aveugle se dressait la cabane de la photo. Une demi-douzaine de moutons paissait tranquillement dans l’herbe.

Tiiiiiiiiiiiii bidi bidi bidi bidi bidiiiiii ! lança Emeline quand elle fut descendue de la camionnette.

Une petite brebis désinvolte leva immédiatement la tête et se dirigea vers Emeline d’un pas décidé. Les autres la suivirent tranquillement. Emeline s’était agenouillée, les bras ouverts. Les brebis vinrent se blottir contre elle, lancèrent quelques coups de tête affectueux et se remirent à brouter paisiblement tandis qu’Emeline continuait de caresser la première brebis.

Elle s’appelait Castafiore. Elle avait beau être la plus petite, c’était la cheffe.

Emeline était venu construire un abri pour le troupeau avec trois amis. Le maire avait accepté d’accueillir les bêtes et leur berger, Paul, sur le terrain de la chaufferie au gaz de la cité des Eglantiers. Paul avait profité de la présence des constructeurs pour s’octroyer quelques jours de repos. Il avait laissé les brebis sous leur surveillance. L’herbe du terrain suffirait à les nourrir le temps de son absence.

Castafiore s’était rapidement approchée des travaux de la bergerie. Elle tournait autour d’Emeline, la regardait avec une tendresse touchante puis se mit à bêler régulièrement pour l’interpeler. Emeline comprit que Castafiore demandait à sortir de l’enceinte de la chaufferie. Elle entama une véritable conversation avec elle. Elle lui expliqua qu’elle n’avait pas le droit de la faire sortir. Ça pouvait être dangereux. Dehors, il y avait les voitures, les chiens et certainement encore de nombreux dangers. Emeline craignait aussi de perdre le troupeau. Tu vois, Castafiore, si tu te fais la belle avec tes copines, moi je serais bien emmerdée, expliquait Emeline.

Après le premier week-end, les amis d’Emeline durent retourner à leurs emplois respectifs. Restée seule, Emeline continua ses conversations avec la brebis. Les yeux de Castafiore l’apaisaient. Aies confiance en moi, semblaient-ils dire. Le soleil brillait, la journée s’annonçait belle, Emeline n’avait plus grand-chose à faire pour terminer la cabane, elle décida d’emmener Castafiore et ses copines faire un tour.

A sa plus grande surprise, les brebis la suivirent sagement. Elle se sentit en harmonie avec elles. Quelques habitants reconnurent le troupeau mais la plupart étaient surpris de voir des moutons au cœur de leur cité. Les enfants approchèrent, joueurs et blagueurs, heureux de cette attraction nouvelle. Ils indiquèrent à Émeline un endroit paisible derrière la médiathèque. Emeline ne resta pas longtemps. Elle ne savait quoi répondre à ceux qui voulaient tout savoir sur les moutons. Et elle avait bien trop peur de perdre une bête.

Paul revint le lendemain. Emeline lui avoua qu’elle avait sorti les brebis, préférant affronter une colère justifiée. Paul l’écouta et se mit à sourire. Elles t’ont bien eu, tu sais, confia-t-il. Maintenant, tu ne pourras plus t’en détacher. Il avait raison. Bien que la cabane fût terminée, Emeline revint tous les jours à la bergerie. Elle apprit à guider les brebis, à les canaliser le long des trottoirs et à les faire traverser en sécurité. Paul lui indiqua les meilleurs pâturages et lui apprit le nom des plantes qui étaient bonnes pour les moutons.  Emeline lui fit découvrir le carré de prairie de la médiathèque.

Désormais, Emeline était persuadée qu’elle devait abandonner le béton pour les moutons. Encore quelques mois de formation avec Paul et elle envisageait d’avoir son propre troupeau. Tu vois, cette plante dans le talus là-bas ? C’est de l’armoise, un vermifuge naturel pour les moutons, m’expliqua-t-elle. La ville était construite sur d’anciennes terres agricoles. La végétation y était excellente pour les brebis.

Emeline avait rencontré quelques personnes intéressées par un projet de coopérative urbaine. Ils commenceraient avec quelques bêtes puis verraient bien comment ça prendrait. Est-ce que je voulais en être ? Assise dans la verdure à côté d’Emeline, je me sentais sereine. Le thermos de café était posé par terre. J’avais retiré mes chaussures pour sentir l’herbe sous mes pieds. Je ne voyais même plus les tours qui encerclaient le terrain. Je m’imaginais bergère.

Puis je repensais à mon appartement confortable, à mon travail indispensable et à la réalité qui vous rattrape. J’eus peur. J’invoquais des raisons superficielles qui ne trompèrent pas Emeline. Elle objecta que je pouvais ne venir que les week-ends, que ce que l’on donne est généralement bien inférieur à ce que l’on reçoit. Je louvoyais. Emeline ne chercha plus à me convaincre. Elle m’invita simplement à venir de temps en temps pour voir les brebis puis elle me resservit du café dans un sourire sincère.

Je vins une fois. Puis je pris seulement des nouvelles. J’eus une promotion et j’oubliais d’appeler Emeline pendant plusieurs semaines. J’envoyais un texto. Je reçus la photo d’une nouvelle bergerie. Emeline avait maintenant la sienne, installée dans l’enceinte d’une gendarmerie pour qu’on ne lui vole pas ses moutons. Les gens ont faim, tu sais, expliqua-t-elle sobrement. Elle était heureuse. Et toi ? me demanda-t-elle. Je m’empressais de lui montrer que tout allait bien pour moi aussi. Je prenais du galon dans ma boîte. J’avais trouvé un appartement beaucoup mieux situé avec un parquet en chêne et d’adorables moulures. Il faudra que tu viennes voir, lui dis-je. Et puis le temps s’étira de plus en plus sans que nous ne nous donnions de nouvelles.

Quelques années plus tard, j’étais assise à la terrasse d’un petit café coloré sur les bords du canal en bas de mon quartier. Le client précédent avait oublié son journal. Je le feuilletais. A la dernière page, la photo d’Emeline s’étalait en grand sous le titre « La fabrique à sourires ».

On y parlait des cités et de ces jeunes urbains qui choisissent d’y faire revivre la nature. Le journaliste racontait les sourires des gens quand apparaissait le troupeau d’Emeline à l’angle d’une rue. Emeline citait Amadou, Nasser ou encore Vasilius. Venus d’ailleurs, du sud ou de l’est, des plaines ou des montagnes, ils avaient grandi avec des moutons. Ils avaient aidé Emeline à mieux comprendre ses bêtes. Personne ne klaxonnait quand il fallait attendre derrière son volant que les brebis aient traversé un rond-point. Quand les bêtes paissaient, on s’arrêtait bavarder. Les voisins se découvraient. Les rires fusaient au détour des conversations. Les moutons rendaient les gens heureux. Au milieu de son troupeau, entourée de visages de toutes les couleurs qui souriaient largement, Emeline resplendissait. Derrière elle, des tours de béton rappelaient ses rêves d’enfant. Elle avait réussi, elle était devenue une architecte de la vie.

Mon téléphone vibra. Visio dans dix minutes avec le CoDir. Je laissais le journal sur la table, la chaleur du soleil dans les bourgeons des arbres et les murmures du canal derrière moi. Je rejoignis mon appartement, ses jolies moulures et son wifi.

Nouvelle écrite en mars 2022

Cueillir la joie

Être à la maison quand Hortense rentre du collège est l’assurance de pouvoir échanger avec elle. L’heure du goûter signifie détente, relâchement et bavardage. On en arrive à des assertions du type « les pimbêches ne font pas de latin ». La formulation nous amuse comme le titre d’un livre feel good. Olivier ne s’y trompe pas qui, averti par nos voix et nos rires, quitte son écran pour se mêler à la conversation.

Quand vient le temps des devoirs, Hortense s’installe sur la grande table de la salle à manger. Je prends mon iPad dans l’idée d’écrire mon article du jour. Je fourmille d’idées. Hortense s’assoit à sa place habituelle et ouvre son agenda où la semaine s’étale sur une grande double-page. Assise en face d’elle, je reste disponible.

Elle commence par la physique puis poursuit avec des mathématiques.

Hortense : Maman, c’est normal que je préfère factoriser que développer et réduire ?

Moi : Eglantiiiiiiiiiine !

Alertée par mon ton désespéré, cette dernière sort de sa retraite camérale, ravie de pouvoir aider sa sœur. Et les voilà qui partent toutes les deux dans un voyage mathématique tout en connivence.

Si vous pensez que je vais vulgariser la factorisation ou quoi que ce soit de mathématique, passez votre chemin. J’ai calé mon casque sur mes oreilles et suis partie approvisionner mon compost en épluchures de pommes.

Elles y ont passé du temps. Chacune acceptant des compromis, qui pour avoir la patience d’expliquer, qui pour consentir à recevoir de l’aide. Il y eût des cris, des soupirs affligés, des épaules abaissées d’incompréhension, de l’hilarité, du brouillon raturé, des discussions enflammées, motivées et spontanées mais le devoir fût terminé.

A la fin de l’exercice, chacune s’en vient ravie pour dîner. Eglantine d’avoir expliqué. Hortense d’avoir compris.

Et moi, je me réjouis de notre famille délicieusement débonnaire où règne une si belle entraide.

François Gremaud, dans l’entretien sur France Culture que j’ai partagé hier, parle de « définir la joie comme force majeure, car elle est susceptible de contenir le tragique de l’existence, l’inverse n’étant pas toujours vrai ». Regarder mes filles grandir me renforce dans ce sentiment que la joie nous apporte une énergie extraordinaire.

Encore faut-il savoir l’accueillir, ou la cueillir. Avec une Tasse de Thé ?

Giselle, sans effacement

Les deux spectacles allaient ensemble dans la programmation de l’Azimut. Après Phèdre !, nous sommes allés voir Giselle… . Avec trois points de suspension. L’auteur de cette comédie-ballet est aussi François Gremaud. Il accueillait d’ailleurs le public à l’entrée de la salle. Pour qui le reconnaissait, il était même possible d’échanger quelques mots avec lui.

Je lui ai transmis la joie d’Eglantine en découvrant les mots que Romain Daroles lui a dédiés. La veille, j’étais allée glaner cette dédicace lors des ultimes répétitions de Phèdre ! à l’Azimut .

La joie est justement un des sentiments qui sous-tend cette conférence dansée par Samantha van Wissen, accompagnée de quatre jeunes musiciennes. Flûte traversière, violon, harpe et saxophone inondent la scène alors que la danseuse la peuple des nombreux personnages de ce ballet de Théophile Gautier et Henri de Saint-Georges, composé par Adolphe Adam.

Samantha van Wissen explique, montre et accompagne les différents mouvements des danseurs et danseuses de ce ballet. Elle réussit à nous plonger dans le décor romantique d’une Allemagne idéalisée et à interpréter les émotions de chaque rôle, tout en parvenant à recréer, seule, la réalité d’une troupe de trente-deux Willis. Je suis persuadée avoir vu les quatre lignes de deux fois quatre danseuses – tout en symétrie.

Dans le livret qui accompagne le spectacle, François Gremaud explique les trois points de suspensions comme

Ce signe de ponctuation qui, dans la littérature romantique, traduit l’inexprimable, extériorise sans les nommer les états d’âme d’un sujet sensible et exprime l’ineffable émotion.

Samantha van Wissen est une conteuse enjouée qui donne vie à ces points de suspension. Sans pour autant s’éclipser totalement derrière eux, contrairement au jeu de mot auquel son nom se prête. Van Wissen, en néerlandais, signifie « d’effacement ». Sa présence sur scène est tangible, sensible et rayonnante.

En écoutant cette interview de François Gremaud sur France Culture, j’ai appris qu’il écrivait chacun des spectacles de cette trilogie pour son interprète. J’imagine que c’est ainsi qu’il obtient une aussi grande fluidité dans leur jeu.

J’espère avoir l’occasion un jour de voir Carmen avec Rosemary Standley.

En attendant, je désire moi aussi, avec cette Tasse de Thé transmettre, en toute humilité, mes émerveillements.

Enfin, comme avec Phèdre !, le texte de l’œuvre nous a été distribué peu avant la fin. Encore une fois, le jeu s’est alors répandu dans les gradins à l’invitation de l’auteur.

On y découvre également un site où écouter toutes les musiques du spectacle : http://www.giselleke.ch. Tout en relisant le texte. Bien sûr, il faudra faire preuve d’imagination pour retrouver le délicieux accent de Samantha van Wisse et il nous manquera son corps souple et tonique. Pour cela, il faudra retourner voir ce spectacle.

Câlin félin

Les amis sont partis. La maison a retrouvé son calme après les discussions animées du dîner. Seul le lave-vaisselle ronronne dans la cuisine.

Django est rentré de sa balade nocturne, la truffe froide et l’appétit insatiable. Il a vérifié que rien de mangeable ne traînait dans la cuisine. Dépité, il m’a rejointe dans le salon.

Lumières tamisées sur les livres entassés devant la cheminée. Je décompresse dans un fauteuil.

Django saute sur mes genoux, me laboure d’abord les cuisses avec ses pattes avant puis se blottit sur mon ventre. Le nez calé au creux de mon bras.

Il fait ça depuis qu’il est bébé. C’est maintenant un gros chat, mais il retrouve son âme de chaton tous les soirs.

Et moi, j’adore sentir cette boule de poils roux et blancs se serrer tout contre moi.

La ronde de l’ordinaire

Dans une ronde, les danseurs tournent ensemble, répétant les mêmes pas à l’infini. Parfois le rythme s’accélère, les pieds s’emmêlent et chacun finit essoufflé et heureux. Ma ronde ne fait danser que l’ordinaire, l’ensemble des choses qui, ordonnées les unes par rapport aux autres, forment mon quotidien.

Priorité à Eglantine et à ses conduites. Puis le travail au théâtre, qui a l’avantage, en plus d’être sympathique, d’être rémunéré. Je n’oublie pas les Petites Cantines Antony, parce que j’en porte le projet avec Hélène et Nathalie. Il y a aussi toutes ces démarches administratives. Les repas parce que ça revient deux fois par jour. Tous les jours. Les moments privilégiés avec les filles. Petits-déjeuners, retours d’école – c’est à cette occasion qu’elles livrent le plus d’anecdotes sur leurs journées. Les dîners sont également souvent très animés. Nous laissons libre cours à une gentille folie et aux rires.

Désormais, j’écris aussi tous les jours sur ce blog. Une contrainte et un plaisir. Écrire me fait du bien.

J’aimerais aussi me remettre à la peinture. Peut-être ce week-end ? Accompagner Hortense pour sa Forêt rouge a fortement titillé mon envie de déposer des couleurs sur une toile.

Bien sûr, il s’agit aussi de ne pas oublier les amis et les copines. Une expo de temps en temps. Lire des livres. Feuilleter des magazines. Je me lancerais bien aussi dans quelques pliages de papier. Des collages. Du papier mâché. Et mille autres idées, envies, fulgurances… Voilà ma ronde de l’ordinaire qui s’emballe et le réveil qui sonne la fin des rêves.

La liste de mes envies est infinie. Le quotidien se rappelle invariablement à moi. C’est le balancier entre ces deux pôles, les obligations et les rêveries, qui donne de l’élan à mes désirs.

Enfin, c’est quand même mieux sans ces nausées qui m’ont encore gâché la vie aujourd’hui.

Bloguer me donne aussi l’occasion de m’amuser à dessiner pour illustrer mes articles.

Phèdre !

Nous l’avions repérée dans le programme de l’Azimut. Phèdre, avec son point d’exclamation, nous la connaissions déjà. Pas celle de Jean Racine, tragédienne en alexandrin. Non, celle de François Gremaud, qui se cache dans le point d’exclamation et dans l’admiration de son auteur pour la pièce de Racine.

Phèdre !

Un seul en scène où Romain Daroles fait un tour chez les Grecs, suit les détours de la mythologie et remonte les arbres généalogiques pour situer la tragédie de Racine. Sous prétexte de parler de la pièce, il la raconte toute entière, avec humour et respect, admiration et modernité, décalage et déférence.

Son seul accessoire ? Le livre de la pièce. Celle de Gremaud, pas celle de Racine. Le petit ouvrage de couleur crème, où le titre se détache en grosses lettres rouges, sert de houppette pour Hippolyte, de couronne pour Phèdre et de barbe pour Théramène, tout en simulant la toge de Thésée sur son épaule.

Romain Daroles joue tous les personnages. Œnone a un accent marseillais et aime Bourvil. Hippolyte ne dépareille pas avec les ados présents en nombre dans la salle. Théramène, fatigué par son grand âge, halète derrière sa barbe. Panope tente d’attirer l’attention en coulant des œillades enjôleuses au public lors de ses rares interventions. Mais non, décidément, Racine ne lui a pas donné beaucoup de texte et on lui fait comprendre qu’elle doit sortir de scène. Elle s’exécute en renâclant. Phèdre, stature altière mais expression légèrement ridicule, traîne l’amour honteux qu’elle éprouve pour Hippolyte comme un bagnard son boulet, concentrée sur ses multiples tentatives de se donner la mort. Enfin, Thésée est un macho à la démarche de cowboy et à la bêtise viriliste et revancharde. Il revient des enfers en hurlant « Back from heeeeeeeeell ! » tel un rappeur hardcore new-yorkais.

On rit, on découvre, on apprend, on savoure, on part en voyage dans l’imaginaire de la mythologie, de Racine et de Gremaud. Une superbe réussite qu’Eglantine était contente de partager avec nous et son ami Calixte.

Il y a quelques années, alors qu’elle tentait tant bien que mal de rattraper ses cours de français, elle devait lire Phèdre. Je cherchais alors une solution pour éviter la fatigue de la lecture. J’avais trouvé la vidéo de ce spectacle. Elle n’avait finalement jamais lu la tragédie de Racine mais s’était régalée de cette comédie, au demeurant fort instructive. Elle en avait gardé un si bon souvenir qu’il était hors de question de rater son passage au théâtre d’Antony.

Et, pour ne rien gâcher à notre plaisir déjà complet, le livre est offert à tous les spectateurs de la pièce. Tout le monde pouvant lire en chœur les deux dernières pages. Le jeu se transmet à la salle. Chacun devient acteur. Les cheveux gris comme les collégiens et lycéens venus en nombre avec leurs professeurs ce soir, donnant tout son sens au spectacle vivant et au partage qu’il génère. Oui, les ados sont bruyants, mais les entendre rire, réagir et interagir avec l’acteur fait partie de la vitalité nécessaire à la culture. Celle-ci ne doit pas être un sanctuaire mais un lieu de vie.

La différence invisible

Je tombe régulièrement sur des articles qui expliquent que les parents d’aujourd’hui imaginent tous que leur enfant est HPI (haut potentiel intellectuel), qu’ils cherchent des explications plus baroques les unes que les autres pour montrer que leur enfant est différent, mérite plus d’attention. Bref, les parents sont des enquiquineurs qui surprotègent leur descendance.

Je tombe rarement sur des articles expliquant le parcours du combattant d’un enfant neuro-atypique et de sa famille. Quand Eglantine a commencé à souffrir de douleurs et de fatigue chroniques, nous ne connaissions rien au sujet. Aujourd’hui, j’avoue ne toujours pas vraiment comprendre ce qui la rend si différente.

Mais en ai-je vraiment besoin pour l’accompagner ? Petit à petit, nous trouvons ce qui lui fait du bien. Nous éclipsons au maximum ce qui la met en difficulté pour éviter cette fatigue qui peut la clouer au lit plusieurs mois.

Et je me rends compte que j’ai renoncé à expliquer ce qu’elle a. D’abord parce que, comme je viens de l’écrire, je ne sais pas vraiment. Ensuite parce que c’est très difficile à entendre pour la plupart des gens. Même des gens très proches. Même des gens bienveillants.

Eglantine appartient surtout à une catégorie de personnes qui souffrent d’une différence invisible.

C’est d’ailleurs le titre d’une bande-dessinée que nous avons découverte à l’automne. La différence invisible, de Mademoiselle Caroline et Julie Dachez.

Une jeune femme de 27 ans découvre qu’elle a un trouble du spectre autistique (TSA) de type syndrome d’Asperger. Elle comprend mieux sa sensibilité au bruit, à la lumière et pourquoi les interactions sociales, les transports en commun et plein d’autres aspects apparement anodins de la vie quotidienne la fatiguent énormément.

Eglantine a toujours des boules quies et des lunettes de soleil dans son sac. Elle a aussi un casque anti-bruit.

Évidemment, elle n’est pas le double dessiné d’Eglantine. Beaucoup de points communs et de grandes différences. Car Marguerite, dans la BD, a pu suivre des études et décrocher un emploi dans une grande société alors qu’Eglantine suit une scolarité chaotique depuis quatre ans.

Mais j’y retrouve les gens qui pensent que ça peut se soigner, qui m’expliquent que, quand on veut on peut.

Je pense aussi à ceux qui, apprenant qu’elle était au fond de son lit depuis un, deux, trois, quatre mois ou plus me demandaient s’il ne faudrait pas l’obliger à sortir. L’action entraîne l’action. A force de larver ainsi, forcément, elle se complait dans la paresse et l’inaction.

J’ai en tête toutes ces personnes aussi qui « ne la trouvent pas si mal ». Parce que, quand elle va bien, Eglantine semble en pleine forme. Elle s’enthousiasme comme tout le monde. Elle a une conversation intéressante, de l’humour et une curiosité infinie.

Heureusement, nous avons trouvé dans son école une équipe de professeurs compréhensifs, qui savent adapter leur enseignement aux contraintes d’Eglantine pour l’aider à développer son esprit, enrichir ses connaissances et l’accompagner pour rentrer au mieux dans le moule d’un système éducatif prévu exclusivement pour des neuro typiques.

Des professeurs qui sentent quand elle est épuisée, qui proposent des solutions pour l’aider, qui nous guident dans les méandres des PAI et des aménagements d’épreuves pour le bac.

Tout va tellement mieux quand cette différence invisible est reconnue et acceptée. La BD passe d’ailleurs petit à petit d’un noir et blanc austère ponctué d’un rouge agressif, à des cases colorées et joyeuses.

On prend cette liste et on cherche les mêmes critères pour les études d’Eglantine.

Cette différence invisible, c’est toute la magie d’Eglantine depuis qu’elle est née.

Citron pressé

Je ne pensais pas croiser autant de cyclistes sur la route aujourd’hui. Je suis admirative des jeunes femmes en petites bottines et simple manteau de laine. Moi je roule avec une grosse doudoune. J’ai piqué les moufles de ski d’Eglantine et je porte un bonnet sous mon casque.

Au bout des seize kilomètres pour rejoindre la Fondation de France ce matin, j’ai tout de même le bout des orteils gelés.

Retour dans les mêmes conditions glaciales. La Seine se perd dans un air blanc, acéré. La Tour Eiffel se distingue à peine. Les dorures du pont Alexandre III sont ternes.

Poser mon vélo. Déjeuner rapidement avec Eglantine. La conduire au lycée. Filer faire le contrôle technique. Attendre. Lire un peu. Repartir. Récupérer Eglantine qui n’a assisté qu’à son seul cours de maths. La prof de philo a eu pitié d’elle hier. Elle lui a demandé de ne pas venir aujourd’hui. Sa fatigue reste bien trop présente.

Partager la joie d’Eglantine qui a eu 20 à son bac blanc de maths. Un bon présage pour l’épreuve de mars. Écouter en boucle le contenu des exercices, les annotations du prof. Parfait.

Déposer Eglantine à la maison. Aller chercher Hortense à la sortie du collège. Rendez-vous chez le médecin. Attendre un heure pour quinze minutes de consultation.

Préparer le dîner alors que la fatigue tiraille. Le mal de crâne qui tape derrière les yeux. Le cerveau dans la semoule. Les muscles qui tirent. Les paupières plombées.

Attendre le retour d’Olivier pour qu’il prenne le relais sur les maths. Je suis au bout de mes compétences et de mes capacités à écouter les histoires de conjecture et de théorème du point fixe.

Je range la cuisine en écoutant un podcast dans mon gros casque quand Eglantine vient me voir avec un grand sourire.

Quelle est l’exponentielle de ln(3) ?

Se prononce comme « quelle est l’exponentielle de Hélène de Troie ».

Mon cerveau se fige. Plus de jus. Plus rien. Même pas une blague en rebondissant sur Hélène de Troie. Juste l’envie violente que l’on me laisse tranquille.

Ce soir, je suis un citron pressé. La Fondation de France présentait ce matin son Rapport des solitudes 2022, insistant sur la souffrance engendrée. Moi, j’ai parfois des rêves de solitude, de silence total, d’un temps qui s’étirerait à mon rythme seul.

Ça ne dure pas. Et je retourne voir Eglantine avant d’aller me coucher. C’était quoi sa question déjà ? Parce que j’ai en tête de vous la partager. Et la réponse ? Trois bien sûr !

Hortense vient nous souhaiter une bonne nuit. Elle se love sur notre lit. Tout à l’heure ce sera au tour de Django de venir chercher son câlin du soir.

Mon envie de solitude est passée dans la douceur de notre cocon familial. Ça pique beaucoup moins quand les maths partent se reposer aussi.

Dans mes écouteurs, Lucas Santtana chante Sobre la memoria. Bonne nuit…

Émerveillement du compost

J’ai découvert cette semaine une citation de Christian Bobin qui illustre bien ma Tasse de Thé quotidienne.

Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveilles.

A l’heure de préparer le dîner, je me retrouve face à mon tas de compost qui s’élève de jour en jour. J’ai trop froid pour avoir envie de traverser le jardin pour jeter tout cela dans le grand composteur derrière l’arbre de Judée.

Les épluchures s’accumulent. Les racines de poireaux. Les feuilles de thé infusées. Les fleurs fanées d’un dîner passé.

Mon grand bol en terre cuite noire de Marginea, rapporté de Roumanie lors de notre retour en France, suffit d’ordinaire à contenir quelques jours de déchets compostables. Ces temps-ci, il déborde sur un plateau ramené de Turquie. Rien d’autre qu’un plat rond, avec un bord assez haut, pour préparer normalement de délicieux Su Böregi. Je ne sais pas cuisiner les Su Böregi mais j’adore ce plat.

Ainsi, comme le bout du monde est trop loin, comme le fond de mon jardin a sévèrement refroidi, je trouve aujourd’hui des merveilles au cœur de l’accumulation de mon compost.

L’entrelacement des verts et des blancs, rehaussé de touches noires, les pompons blancs de la gypsophile m’évoquent un jardin enchanté et joyeux, un printemps au cœur de l’hiver, une échappée lumineuse dans la morosité de janvier.

Comme le dit Belinda Cannone dans son livre S’émerveiller qui traîne sur ma table de nuit depuis quatre ans :

L’émerveillement résulte du regard désirant posé sur le monde.

Cette Tasse de Thé est l’expression de mon regard désirant sur le monde. Et sur mon compost.