Qu’il est difficile de donner confiance à son enfant. Sous ses airs bravaches, Hortense est une grande sensible qui peine à croire en ses qualités.
Être la petite sœur d’Eglantine ne facilite pas les choses. Malgré sa santé, les résultats de sa grande sœur sont brillants. Eglantine avait obtenu son brevet mention très bien à la fin de sa troisième, quand bien même elle n’était pas retournée en cours après le mois d’octobre. C’était l’année du COVID. Les épreuves écrites avaient été annulées et seul avait compté le contrôle continu. Même avec simplement deux mois de notes.
Quatre ans après, il ne reste que la mention très bien.
Même si elle ne l’évoque jamais, Hortense souhaite faire aussi bien que sa sœur. Cependant, je sens que ma cadette se persuade parfois qu’elle n’a pas le même niveau que son aînée. Il est indéniable qu’elles sont très différentes. Leurs forces et leurs faiblesses sont très éloignées.
Hortense me surprend souvent. Elle a un caractère de chat – gardant ses distances mais pas trop loin des caresses. Des émotions tantôt impénétrables, tantôt exubérantes. Un vif désir d’émancipation malgré un besoin indéniable de reconnaissance.
J’aime la regarder grandir, mûrir, s’épanouir. Malgré les orages que je laisse éclater quand elle me désarçonne trop intensément, elle sait que je la soutiens toujours.
Mais quoi de mieux que d’obtenir sa propre mention très bien à son Diplôme National du Brevet pour enfin croire en elle ? Les résultats sont tombés ce matin. Je suis tellement heureuse pour elle.
Je lui souhaite d’oser rêver et croire en ses rêves pour choisir la vie qui lui plaira. Sky is the limit !
Une vieille bâtisse au bord de la Creuse, ses buissons d’hortensias, ses murs de pierre et ses épaisses portes en bois. Une vingtaine de jeunes bacheliers venus se détendre après les dernières épreuves, à quelques jours des résultats.
Eglantine les a rejoint pour trois jours.
A l’extérieur, végétation luxuriante, piscine et terrain de volley. A l’intérieur les restes du déjeuner côtoient les derniers petits-déjeuners sur la toile cirée de la cuisine. Des vêtements abandonnés constellent les fauteuils du grand salon. Shorts et maillot de bain, sweats à capuche et tee-shirts, le pratique et le confortable siéent au relâchement des corps et des esprits.
A la grand table étirée sous les arbres et les parasols, ça discute tranquillement en avalant le riz-ratatouille du déjeuner. Lotion anti-moustique et crème solaire traînent sur les sièges. Il est 15h ce samedi quand je viens chercher Eglantine. Embrassades et aurevoirs. La petite troupe se dispersera à la rentrée en différentes facs, écoles et prépas.
Ultimes moments avec les élèves qui ont accompagné la dernière année de lycée d’Eglantine. Une classe en or qui a toujours respecté ses besoins particuliers et ne lui a jamais tenu rigueur de sa différence. Pendant ces trois jours avec eux, ils lui avaient d’ailleurs réservé une chambre seule pour qu’elle puisse se reposer à l’écart.
Ça n’a pas suffi à empêcher la fatigue. Trop heureuse de cette ambiance de troupe qu’elle a toujours affectionnée, Eglantine est allée au bout de ses forces. Elle a mis plusieurs jours à retrouver assez d’énergie pour sortir de sa chambre une fois de retour à la maison. Malgré le nouveau traitement.
Mais les souvenirs de ces moments partagés sont précieux. Le grand sourire et les yeux brillants de joie estompent les cernes et la pâleur.
Et c’est le cœur radieux qu’elle a commencé son inscription administrative à la fac. Un nouveau souffle l’emporte dans une odyssée inédite, l’âge adulte.
Il y a des livres qui trainent longtemps dans une pile à lire. Un jour, on y plonge, on s’y prélasse et on en garde une odeur de sel sur la peau comme après un bain de mer.
Le portrait de mariage de Maggie O’Farrell nous entraîne dans l’Italie de la Renaissance. De Florence à Ferrare. Bruits de palais et froissements d’étoffes. Pas un roman historique mais une fiction basée sur des personnages réels qui servent de prétexte pour parler de la condition de la femme et du rôle de l’art. Entre autres. A faire résonner avec les violences conjugales et les féminicides qui ponctuent malheureusement trop souvent l’actualité.
Le roman commence par un dîner dans une forteresse sombre. Lucrèce, seize ans, mariée depuis seulement quelques mois à Alfonso, duc de Ferrare, perçoit sa mort imminente. Son époux projette de la tuer. Elle le sait. L’autrice nous entraîne alors dans un va-et-vient entre l’enfance de Lucrèce – dont elle est tout juste sortie pour se marier – et cette soirée funeste.
Je ne divulgâche rien. Cette mort est annoncée dès les premiers paragraphes du roman. J’ai hésité à en continuer la lecture. Pas certaine d’avoir envie d’accompagner Lucrèce dans cette fin tragique en spectatrice impuissante. Pourtant Maggie O’Farrell réussit à nous tenir en haleine. On s’attache à cette petite fille un peu différente. Qui sort tellement du cadre qu’il n’y a pas vraiment de portrait d’elle dans le palais de son père. Le seul qui existe ne lui rend pas honneur. Et il est accroché dans un recoin peu fréquenté du palais.
Trouver sa place dans la fratrie. Trouver grâce auprès de ses parents. Trouver son rôle dans le mariage. Lucrèce a le tempérament d’un animal sauvage. Telle cette tigresse que son père, grand-duc de Toscane, a enfermée entre les murs de son palais de Florence mais qu’elle réussira à toucher à travers les barreaux de la cage. Dès son plus jeune âge, Lucrèce est contrainte de dompter l’acuité de son regard, sa sensibilité farouche, son intelligence subtile, son imagination fertile.
L’art occupe une place essentielle dans la vie de Lucrèce. De la salle des cartes où elle a été conçue au portrait de mariage commandé par son mari en passant par la peinture qu’il lui offre pour leurs fiançailles. Mais surtout avec ces peintures miniatures qui sont la seule façon pour Lucrèce, femme libre et rebelle, d’échapper au carcan de son rang.
Alors, la mort est-elle vraiment une fin ? Maggie O’Farrell dresse ainsi avec talent le portrait de son héroïne en touches lumineuses, sans oublier les ombres, essentielles à la réussite d’une œuvre.
Maggie O’Farrell, Le portrait de mariage, éditions Belfond, 2023, 416p.
Sur le chemin de la gare ce matin, mon ado me parlait de Vice-versa 2 et des nouvelles émotions qui ont fait leur apparition dans ce deuxième opus. Hortense évoquait l’ennui, la nostalgie… Le film réussit visiblement à mettre en couleur les turpitudes de l’adolescence. Période compliquée de mutation permanente, de recherche de soi, de doute et de sensibilité extrême.
Eglantine a éludé son adolescence. La gardant à distance, éteinte derrière ses douleurs et sa fatigue chroniques. Hortense vit pleinement la sienne, ses affres et ses joies, les changements de son corps. Déjà si grande alors qu’elle n’a que quatorze ans. Et une irrésistible inclination à enfouir ses émotions derrière une épaisse carapace d’indifférence.
Il faut généralement attendre la nuit pour que se déverrouille la cuirasse et que la parole se libère. Tard le soir, quand sa sœur dort et que son père lit dans notre chambre, si je traîne un peu au salon, elle vient s’assoir près de moi. C’est l’heure des confidences et des révélations murmurées dans les lumières tamisées.
Ces moments sont rares – le soir, je tombe généralement de fatigue. Ils sont d’autant plus précieux. Moi, je suis du matin, jamais plus en forme qu’au lever du jour. A cette heure où Hortense dort d’un sommeil de plomb duquel je culpabilise de la sortir.
La tête enfouie dans son oreiller, les cheveux en bataille, enroulée dans sa couette, mon ado redevient la petite fille qui dormait à poings fermés dans son lit à barreaux. Je voudrais encore la couvrir de bisous et la croquer du bout des lèvres. Mais aujourd’hui, c’est du bout du stylet que la croque sur ma tablette. On n’approche pas une ado si facilement.
Au moment d’accéder au train ce matin, nous avons demandé l’autorisation d’un agent en veste rouge et casquette noire pour que j’accompagne Hortense jusqu’à sa voiture. Mon ado prenait le train toute seule pour la première fois. Et après tout, elle n’a que quatorze ans. « Elle est grande quand même ! » répondit-il d’abord en constatant qu’elle le dépassait de quelques centimètres. Il a finalement refusé que nous sortions sa carte d’identité et j’ai pu passer les barrières de sécurité. Hortense était rassurée.
Une fois installée sur son siège, la valise à l’entrée du compartiment, la guitare sur l’étagère au-dessus de sa tête, le pique-nique dans le sac-à-dos, Hortense n’a pas prolongé les effusions. J’ai rapidement rejoint le quai.
L’adolescence, c’est un compromis permanent pour trouver la bonne distance avec son enfant. Laisser respirer tout en restant à l’écoute. Exiger et accepter. Accompagner et lâcher prise. Une expérience exténuante et tellement enrichissante, une découverte quotidienne.
Le train a passé la frontière espagnole. Mon ado n’a pas oublié de descendre à la bonne gare. Elle a retrouvé sa copine. Changement de famille pour quelques jours.
Il lui aura fallu un peu plus de temps que les autres.
Elle aura manqué beaucoup de cours. Elle aura suivi ses enseignements en courant alternatif. Elle aura troqué une scolarité classique pour l’hôpital puis une école hors contrat, Steiner. Petits effectifs et profs bienveillants qui auront su s’adapter pour qu’elle suive les cours à son rythme. Du fond de son lit parfois, en visio ou en audio (par téléphone). Ce sont eux qui ont imaginé cette terminale en deux ans, l’étalement des épreuves. On ne compte plus les mots d’absence, les justificatifs médicaux, les plans d’accompagnement individuel (PAI), les aller-retour en voiture pour une heure de cours dans la journée, ou trois, ou six.
Elle se sera accrochée. Elle n’aura rien lâché. Sauf l’allemand. Dispensée. Tout comme l’endurance. Elle n’en a plus. Elle aura quand même passé une épreuve de sport, le tennis de table, où elle excelle.
Eglantine a passé sa dernière épreuve mercredi. Le grand oral. Elle avait choisi un sujet sur ces nuages qu’elle aime tant. Derrière la poésie du ciel, il y a de la physique-chimie.
A 13h précises aujourd’hui, elle s’est connectée. Admise au baccalauréat. Mention très bien.
Joie bruyante, délectation remuante, humeur bondissante. On a mis la musique. On a trinqué. On a fêté. Une odeur de bonheur parfumera nos journées pendant encore plusieurs jours.
Elles sont cinq resserrées autour d’une table en lattes de bois brut. Cheveux gris ou colorations blondes, teint hâlé des peaux blanches qui profitent du moindre rayon de soleil, chemisiers fleuris, bijoux discrets, maquillage léger. Elles ont le ton chantant des beaux jours malgré la pluie qui menace et l’accent parfaitement britannique.
Guinguette sur les bords de la Vienne. Village rustique au joli pont de pierre et aux ruelles médiévales dominées par un château en ruine. Les chaises dépareillées sont retournées sur les tables détrempées. Tout le monde s’est resserré sous le barnum blanc. Les arbres coulent leurs feuilles humides vers les flots épais et sombre de la rivière.
Les vieilles anglaises ont commandé une bouteille de rosé. Les paniers à pique-nique renferment des fish and chips, cliché culinaire de leur patrie. Au moment de servir le vin dans les gobelets en carton de la guinguette, l’une d’elles extirpe de son panier cinq verres à pied immenses, d’un rose bonbon délicieusement kitch, rehaussés de décors en relief au baroque assumé.
Elle trinquent en entonnant « Joyeux anniversaire », en français dans le texte. Elles fêtent les quatre-vingt-dix ans de leur doyenne. Le mauvais temps n’entame pas leur volonté farouche de pique-niquer. Elles oublient la grisaille dans une bulle de gloussements enjoués et de joyeux babillages.
J’imagine Baloo, l’ours du Livre de la Jungle, descendre la rivière à cette instant en chantant « Il en faut peu pour être heureux » et accompagner leur doux univers fantasque.
Des voix résonnent dans les jardins voisins. Le soleil disparaît derrière les pierres claires de l’église romane. Les derniers rayons s’éteignent dans les roses trémières, fers de lance d’un jardin abandonné. Les herbes folles aux petites fleurs sauvages ont envahi la pelouse. Les arbres ont étendu leurs branches qui frémissent dans le vent du soir. J’ai trouvé deux nids sous un rebord du toit. J’ai ouvert toutes les fenêtres de la maison de ma maman.
Je comprends qu’elle ait tant aimé cet endroit au milieu des vignobles du Cognac. Chemins blancs qui courent entre les rangs de vignes dans la lumière douce du sud-ouest. Sa maison était le nid qu’elle s’était construit, réceptacle de toutes ses histoires, vécues ou inventées, de ses rêves et de ses dénis.
Depuis deux ans, je découvre ses failles, abyssales, cachées derrière des décors de carton-pâte. Un toile de fond qui m’avait finalement toujours contentée et derrière laquelle je n’avais jamais creusé. Des sentiments confus, enfouis, ont fait surface. Une déception immense, une colère intense. Reflets d’un amour filial indéniable qui, pourtant, ne rend pas le pardon plus facile.
Elle est allée au bout de la pièce de théâtre qu’elle a jouée toute sa vie, ne se dupant finalement qu’elle-même. Depuis quelques mois, elle vit près de nous, ne s’occupant plus de rien. Elle a retrouvé le sourire, promène son petit chien, lit, retisse des liens sociaux. Parkinson et démence lui permettent d’effacer l’ardoise des paroles acerbes et des actes manqués.
Demain, je lui apporterai ses vêtements d’été et quelques petites choses de sa maison. Bientôt les jardiniers viendront débroussailler et élaguer. La maison sera vendue. Il va falloir la vider. Sans elle. Revenir ici serait trop violent.
La nuit est tombée. Le clocher fait vibrer l’heure bleue qui précède l’obscurité. J’ai hâte de quitter cet endroit et de reprendre mon souffle.
Écrire. Lire. Peindre. Photographier. Aller et venir entre ces activités. Les suspendre le temps de prendre soin des autres. Impression d’un temps infini. Voir fleurir les jonquilles, apercevoir les cerisiers en fleurs, contempler la flamboyance de l’arbre de Judée dans le jardin, voir faner les magnolias. Laisser cette Tasse de Thé en friche.
C’est joli aussi une friche. Les plantes s’installent rapidement. Comme ces sauvages qui envahissent les rues à travers le moindre interstice dans le béton. Une friche, c’est avant tout un endroit qui vit alors qu’aucune fonction particulière ne lui est plus attribué.
Un peu l’état de ma tête actuellement. Pourtant, l’envie est là qui titille. Ce désir d’écrire, de saisir l’instant, d’en ressentir la couleur, d’en partager l’intensité. L’irritation de laisser filer le temps. Comme un ruban qui s’envolerait dans un ciel nuageux. Tendre la main pour l’attraper alors qu’il est déjà trop loin.
C’est sans compter sur les rencontres. Ces quelques mots échangés au détour d’un déjeuner. Partage du plaisir d’écrire. Promesse de se revoir. De partager des textes. Un nouvel atelier d’écriture ? Comme une jolie confluence. Une impulsion qui donne envie de remettre les mots en ordre et de faire renaître des phrases sur la friche.
Avoir la tête en friche, finalement, c’est laisser le temps aux idées de fleurir quand point un rayon de soleil.
La vallée s’éveille dans les brumes bleutées de la nuit. Sophie jette un dernier coup d’œil par la fenêtre. Les rares lampadaires réchauffent les murs de pierre grise et les toits de tôle. L’acier a remplacé depuis longtemps les bardeaux de mélèze sur les maisons. Rien n’est immuable. Même pas la montagne. Le glacier de ses souvenirs d’enfance s’est ratatiné comme ses rêves de jeune femme.
Elle avait vingt-trois ans lorsqu’elle avait rencontré Karim. Elle terminait son école de commerce. Il travaillait déjà au service informatique du rectorat de Versailles. L’avenir leur ouvrait des bras enthousiastes. Le premier appartement. Les voyages hors saison. Puis les enfants. Trois. La maison pleine de vie. Les rires, les pleurs. Les parties de Uno et de Monopoly. Les barbecues entre amis. Les vacances en Corse ou en Bretagne. Karim avait besoin de la mer pour se ressourcer. Elle avait oublié qu’elle préférait la montagne.
Malgré sa grosse polaire et son coupe-vent, Sophie frissonne en rejoignant sa voiture. La fraîcheur de la nuit alpine surprend alors que la canicule estivale accable le reste du pays. Le ciel est plissé de nuages aux contrastes gris perle et ardoise, derrière lesquels perce déjà une lumière jaune pâle. La route serpente au creux des montagnes. Au loin, Sophie distingue Briançon, moulée dans ses contreforts, un voile blanc accroché à ses toits. Elle se gare sur le parking près du rond-point d’où part la route vers le col du Granon. Alex et Chloé arrivent juste après elle. Ils ne tardent pas à apercevoir le van de Nico, floqué du logo de l’école Univ’air Briançon Parapente.
En habitué de la montagne, Nico enfile les virages à vive allure. Les discussions joyeuses atténuent la nausée de Sophie. A presque cinquante ans, elle n’est pas la plus âgée du groupe mais la majorité des élèves a plutôt la trentaine. Seul Pascal a quelques années de plus qu’elle. A l’avant, Chloé pose sa tête sur l’épaule d’Alex. Comme elle posait la sienne sur celle de Karim lorsqu’elle était fatiguée. Cette épaule lui manque terriblement depuis deux ans qu’il l’a quittée.
Il n’est même pas parti pour une autre, une plus jeune, une plus mince, une plus vive. Il est parti parce qu’il ne l’aimait plus. Parce qu’il était malade à l’idée de rentrer chez lui après sa journée de travail. Parce que leur thérapie de couple ne débloquait rien. Parce que vivre sans elle était devenu sa seule façon de se retrouver, lui. Il avait toujours beaucoup d’affection pour elle. Plus suffisamment pour vivre ensemble. Il était parti à la fin du mois de février, ce mois rabougri comme un sursis, deux ans auparavant.
Un peu avant le col, Nico s’engage sur un chemin caillouteux à flanc de montagne. Les chaos finissent de retourner l’estomac de Sophie. Alors elle se concentre sur les flamboiements vifs qui apparaissent derrière le ciel de plomb, annonçant le lever du soleil. La camionnette s’arrête enfin dans un renfoncement du chemin. Sophie charge sa sellette et sa voile sur son dos. Le groupe monte en file indienne la pente raide qui mène à la zone de décollage. Les silhouettes sombres, courbées sous le poids des gros sacs, se détachent dans les premiers rayons du soleil qui paraît de l’autre côté de la crête.
Sophie étend sa voile sur l’herbe courte. Pascal, qui en est à son troisième stage, vient l’aider à bien séparer ses lignes de suspentes. Elle, c’est son premier vol. Depuis trois jours, elle s’entraîne sur la pente école au col du Lautaret et ingurgite des tonnes d’informations techniques et théoriques dans le local d’Univ’Air à Briançon. Elle se concentre pour ne rien oublier. Aucun tour n’emmêle sa sellette, ni ses poignées de commande. Le parachute de secours est en place. Elle contrôle dix fois que sa sellette est correctement attachée, teste la radio et refait le double-nœud de ses chaussures.
Sur sa droite, la pointe du Petit Aréa s’illumine dans le soleil naissant. A gauche, dans le lointain, elle distingue le Queyras. En face, les derniers nuages s’accrochent aux sommets enneigés des Ecrins. Le groupe attend dans le silence de la montagne. Quand le vent tourne enfin, chacun se met en position et attend les ordres de Nico. La voix de Tom, l’autre moniteur, crachote dans la radio. Il est redescendu avec le van et les guidera depuis le terrain d’atterrissage. Sophie n’entend pas le cri de la marmotte qui résonne dans l’air frais. Elle est concentrée. Elle en oublierait presque de respirer. Pascal tente de la détendre avec une blague quand on appelle son nom.
Alors Sophie exécute les gestes qu’elle a répété des dizaines de fois sur la pente école. Les mains à hauteur des épaules, elle se penche en avant et commence à courir dans la pente. Elle sent la voile qui se lève derrière elle et prend de la vitesse. « Tempo, tempo » crie Nico dans la radio. Elle freine la voile pour qu’elle ne passe pas devant elle et continue de courir dans la pente. En un instant, le sol se dérobe sous ses pieds. « Bravo Sophie ! » la félicite Nico dans la radio. « Maintenant, sans t’appuyer sur tes commandes, tu vas t’assoir. Ne bouge pas tes mains. Là. Et tu me fais le signal quand tu es assise. » Sophie s’installe dans sa sellette et hurle « hihaaaaaaaa ». Un bon moyen pour décharger cette première montée d’adrénaline.
Le vent froid siffle dans son casque. Elle n’en revient pas. Elle a réussi. Elle vole ! Elle reprend sons souffle et pense à Karim. Ce premier vol en parapente, seule dans sa sellette, marque le début de sa nouvelle vie sans lui. Portée par le vent mais tenant les commandes. Elle descend doucement vers le champ où l’attend Tom. Concentrée sur les points de repère mémorisés avant le décollage, écoutant les instructions de Tom, se remémorant les consignes d’atterrissage, elle profite à peine de la sensation de légèreté que procure le parapente, cette impression d’être assise dans une gigantesque balançoire dans les nuées.
Demi-tour par la droite. Quart de tour par la gauche. Guidée par la voix de Tom qui grésille dans la radio, elle sort de sa sellette pour se mettre debout, bras hauts, prête à atterrir. Elle s’approche du sol à vitesse maximale, corrige légèrement à droite pour éviter un arbre puis descend ses mains sous les fesses pour freiner complètement. La voile s’affaisse doucement dans son dos. Elle court un peu afin que toute la voile se pose derrière elle. Elle a quelques minutes pour ramener sa voile en tirant sur les suspentes, la mettre sur son dos et quitter l’atterro pour laisser la place au suivant.
Elle rejoint le reste du groupe sous les arbres au bord du champ. Un ruisseau court de l’autre côté des buissons. Une odeur de reine des prés embaume la matinée estivale. Sophie se détend petit à petit, recevant les félicitations des membres du groupe qui ont atterri avant elle. Le vol n’a duré que sept minutes mais Sophie est exténuée. L’âge, le surpoids, le manque de pratique sportive, pense-t-elle. Ce vol solo en parapente était un incroyable défi pour elle.
Quand son petit dernier avait quitté la maison en septembre, poursuivant ses études à Lyon, elle s’était retrouvée vraiment seule. Elle qui, pendant des années, avait rêvé de silence alors que les enfants criaient, riaient et chahutaient, ne supportait plus le mutisme de la maison. Elle avait pleuré à grosses larmes sur les albums de famille, remontant jusqu’à ses propres photos d’enfance. Les vacances avec ses parents à la montagne, les grandes randonnées avec les copains, les folles parties de volley le soir au bord de la Guisane, les premières cuites à l’Alpen. Elle n’avait pas transmis ces souvenirs à ses propres enfants.
Etiolée par l’hiver parisien, rongée par la solitude, laminée par le boulot, elle avait surfé sur internet à la recherche d’une location pour l’été dans cette montagne qui lui avait tant apporté. Elle était tombée sur le site d’Univer’Air Briançon Parapente. « Pourquoi pas » s’était-elle encouragée en réservant un stage pour débutants.
« Superbe, ton atterrissage, Sophie ! » lance Pascal en rejoignant le groupe, sa voile bouchonnée sur le dos, les lignes colorées des suspentes dans la main droite. « Moi, la première fois, j’ai atterri dans les buissons. » Le bleu de ses yeux pétille. Sophie rit avec lui. Le groupe termine de ranger les voiles dans les sacs des sellettes. Ce sera le seul vol de la journée car, en réalité, tout le monde est crevé. Ils retournent à l’école pour des cours théoriques.
Quelques nuages moutonnent toujours l’azur mais la chaleur estivale écrase déjà la végétation. En reprenant sa voiture pour rejoindre l’école, Sophie se sent différente. Des voiles colorées tournent encore dans le ciel. Elles semblent minuscules. Pourtant, quelques heures auparavant, dans le soleil levant, manœuvrant elle-même sa voile immense, Sophie a retrouvé la force des rêves.
Les techniciens ont monté la scène, arrimé les structures de métal, posé rubans et fanions colorés entre les tentes blanches, déplié tables, chaises et transats sur la pelouse verdoyante, branché les câbles électriques, raccordé l’eau.
Les nuages ont confié leurs dernières gouttes aux premières chaleurs de l’été. Alors, on a abandonné les vestes sur les bancs, jambes et bras nus. Une nuée de tee-shirts bleu ciel a fourmillé sous les arbres du parc. Les équipes du théâtre, permanents, intermittents, bénévoles, ont accueilli les artistes et le public. Alchimie d’une rencontre aux allures de fête.
Les premières notes de musique ont fait vibrer les corps alourdis par des semaines de grisaille pluvieuse. Impression de renaître, de retrouver de la force, de l’envie et de la joie. On a beaucoup marché, abandonnement discuté. On a porté, déplacé, rangé, nettoyé. On a partagé nos repas, enchaîné les cafés, trinqué à un futur radieux.
On a vu des spectacles, assis dans l’herbe ou debout sous les arbres. Du mat chinois, de la musique onirique aux notes aquatiques, des chants mystiques, un vélo dans le ciel, de l’humour poétique, de la boue acrobatique, des voix espagnoles et du dub coloré. On a plané, vibré, ri, dansé et beaucoup applaudi.
On s’est retrouvés, on s’est reconnus ou simplement connus.
On a couru après le temps. On l’a finalement trouvé. Ne pas le laisser filer. En grapiller parfois. Et s’en donner enfin, sans être à contretemps.
Quand les lumières se sont éteintes, les guirlandes chamarrées se sont échouées sur l’herbe piétinée. Les camions ont avalé le matériel par petites bouchées ajustées.
La nuit est tombée, chargée de rêveries fantastiques. Les portes du parc étaient déjà fermées. Un groupe de jeunes les a escaladées en riant. On a chargé les voitures, repris les vélos et le parc a retrouvé la paix d’une douce nuit d’été.
C’était le premier week-end du festival Solstice, organisé comme chaque année par l’Azimut. Fêter la fin de saison et le début de l’été.