Premières épreuves

Sortie du lycée. Beaucoup de sweats à capuche, des jeans et des baskets blanches. Des cheveux décolorés, des petites barbes bien coupées, une forêt de sacs EastPack, des vaporettes et beaucoup de portables. De grandes discussions où les sourires se répondent. On sent que la pression retombe après la deuxième épreuve de spécialité.

On arrive à la fin du temps officiel alloué aux épreuves de quatre heures. Pour Eglantine, aujourd’hui, c’était trois heures trente de physique chimie. Mais avec son tiers temps et le temps additionnel de ses pauses, ça peut être plus d’une heure supplémentaire.

Hier, elle est sortie de son épreuve de maths au bout de cinq heures. Un vrai défi physique pour elle. La fatigue lui fait faire des erreurs. Elle prend le temps de tout reprendre avant de rendre sa copie. Ce qui la fait rester encore plus longtemps sur sa table d’examen. Encore plus de fatigue après. Mais au moins, elle n’a pas l’angoisse de l’horloge qui tourne. Elle sait qu’elle peut se permettre de comprendre ce qui cloche dans ses résultats.

Les groupes d’adolescents dégingandés s’éclaircissent peu à peu. Chacun rentre chez soi.

Soudain, je vois Eglantine qui s’approche dans le rétroviseur.

Elle pousse un grand soupir en s’asseyant dans la voiture. Elle est exténuée, se jette sur l’épais morceau de brownie que je lui ai apporté et me raconte son épreuve avec toute l’intensité d’un souvenir bien frais.

Dès notre retour à la maison, elle commence à s’éteindre au rythme de la pression qui descend.

Elle dîne rapidement va se coucher. Demain, elle se reposera toute la journée.

Elle est super fière d’avoir passé ses épreuves. Et nous donc… Quel chemin parcouru depuis quatre ans !

Dans le sac d’Eglantine, convocation, carte d’identité, calculatrice, gourde et energy balls à base de dattes et autres fruits secs. Yes, it’s today 😉

Cueillir la joie

Être à la maison quand Hortense rentre du collège est l’assurance de pouvoir échanger avec elle. L’heure du goûter signifie détente, relâchement et bavardage. On en arrive à des assertions du type « les pimbêches ne font pas de latin ». La formulation nous amuse comme le titre d’un livre feel good. Olivier ne s’y trompe pas qui, averti par nos voix et nos rires, quitte son écran pour se mêler à la conversation.

Quand vient le temps des devoirs, Hortense s’installe sur la grande table de la salle à manger. Je prends mon iPad dans l’idée d’écrire mon article du jour. Je fourmille d’idées. Hortense s’assoit à sa place habituelle et ouvre son agenda où la semaine s’étale sur une grande double-page. Assise en face d’elle, je reste disponible.

Elle commence par la physique puis poursuit avec des mathématiques.

Hortense : Maman, c’est normal que je préfère factoriser que développer et réduire ?

Moi : Eglantiiiiiiiiiine !

Alertée par mon ton désespéré, cette dernière sort de sa retraite camérale, ravie de pouvoir aider sa sœur. Et les voilà qui partent toutes les deux dans un voyage mathématique tout en connivence.

Si vous pensez que je vais vulgariser la factorisation ou quoi que ce soit de mathématique, passez votre chemin. J’ai calé mon casque sur mes oreilles et suis partie approvisionner mon compost en épluchures de pommes.

Elles y ont passé du temps. Chacune acceptant des compromis, qui pour avoir la patience d’expliquer, qui pour consentir à recevoir de l’aide. Il y eût des cris, des soupirs affligés, des épaules abaissées d’incompréhension, de l’hilarité, du brouillon raturé, des discussions enflammées, motivées et spontanées mais le devoir fût terminé.

A la fin de l’exercice, chacune s’en vient ravie pour dîner. Eglantine d’avoir expliqué. Hortense d’avoir compris.

Et moi, je me réjouis de notre famille délicieusement débonnaire où règne une si belle entraide.

François Gremaud, dans l’entretien sur France Culture que j’ai partagé hier, parle de « définir la joie comme force majeure, car elle est susceptible de contenir le tragique de l’existence, l’inverse n’étant pas toujours vrai ». Regarder mes filles grandir me renforce dans ce sentiment que la joie nous apporte une énergie extraordinaire.

Encore faut-il savoir l’accueillir, ou la cueillir. Avec une Tasse de Thé ?

Citron pressé

Je ne pensais pas croiser autant de cyclistes sur la route aujourd’hui. Je suis admirative des jeunes femmes en petites bottines et simple manteau de laine. Moi je roule avec une grosse doudoune. J’ai piqué les moufles de ski d’Eglantine et je porte un bonnet sous mon casque.

Au bout des seize kilomètres pour rejoindre la Fondation de France ce matin, j’ai tout de même le bout des orteils gelés.

Retour dans les mêmes conditions glaciales. La Seine se perd dans un air blanc, acéré. La Tour Eiffel se distingue à peine. Les dorures du pont Alexandre III sont ternes.

Poser mon vélo. Déjeuner rapidement avec Eglantine. La conduire au lycée. Filer faire le contrôle technique. Attendre. Lire un peu. Repartir. Récupérer Eglantine qui n’a assisté qu’à son seul cours de maths. La prof de philo a eu pitié d’elle hier. Elle lui a demandé de ne pas venir aujourd’hui. Sa fatigue reste bien trop présente.

Partager la joie d’Eglantine qui a eu 20 à son bac blanc de maths. Un bon présage pour l’épreuve de mars. Écouter en boucle le contenu des exercices, les annotations du prof. Parfait.

Déposer Eglantine à la maison. Aller chercher Hortense à la sortie du collège. Rendez-vous chez le médecin. Attendre un heure pour quinze minutes de consultation.

Préparer le dîner alors que la fatigue tiraille. Le mal de crâne qui tape derrière les yeux. Le cerveau dans la semoule. Les muscles qui tirent. Les paupières plombées.

Attendre le retour d’Olivier pour qu’il prenne le relais sur les maths. Je suis au bout de mes compétences et de mes capacités à écouter les histoires de conjecture et de théorème du point fixe.

Je range la cuisine en écoutant un podcast dans mon gros casque quand Eglantine vient me voir avec un grand sourire.

Quelle est l’exponentielle de ln(3) ?

Se prononce comme « quelle est l’exponentielle de Hélène de Troie ».

Mon cerveau se fige. Plus de jus. Plus rien. Même pas une blague en rebondissant sur Hélène de Troie. Juste l’envie violente que l’on me laisse tranquille.

Ce soir, je suis un citron pressé. La Fondation de France présentait ce matin son Rapport des solitudes 2022, insistant sur la souffrance engendrée. Moi, j’ai parfois des rêves de solitude, de silence total, d’un temps qui s’étirerait à mon rythme seul.

Ça ne dure pas. Et je retourne voir Eglantine avant d’aller me coucher. C’était quoi sa question déjà ? Parce que j’ai en tête de vous la partager. Et la réponse ? Trois bien sûr !

Hortense vient nous souhaiter une bonne nuit. Elle se love sur notre lit. Tout à l’heure ce sera au tour de Django de venir chercher son câlin du soir.

Mon envie de solitude est passée dans la douceur de notre cocon familial. Ça pique beaucoup moins quand les maths partent se reposer aussi.

Dans mes écouteurs, Lucas Santtana chante Sobre la memoria. Bonne nuit…

La fractale du chou romanesco

Quand Cendrillon ou Blanche-Neige s’endorment, il faut attendre la venue du Prince Charmant pour qu’elles rouvrent les yeux. Eglantine, elle, se ragaillardit avec les maths. Et je ne parle pas de quelques énigmes mathématiques amusantes pour se changer les idées. Non. Pour récupérer, Eglantine a suivi un mooc de Polytechnique sur les probabilités.

Il s’agit de calculer ses chances de battre Djokovic en fonction de la probabilité de marquer un point. Ce sont des maths avec plus de lettres que de chiffres et des formules à rallonge. Elle a pris un carnet spécial pour y noter ces cours supplémentaires. Elle a d’abord réfléchi au brouillon en suivant les vidéos présentées par les Polytechniciens et les indices distribués au fil de la leçon pensée par les professeurs de la prestigieuse école.

Finalement, elle a absolument tout compris et s’est bien amusée. A tel point qu’elle me disait cet après-midi, un sourire enthousiaste illuminant son visage, « j’ai limite envie d’écrire un algorithme python pour calculer tout ça ». Oui, oui, oui…

Samedi dernier, le professeur qui la suit depuis plus de trois ans pour ses douleurs et sa fatigue chroniques, me demandait ce qui m’étonnait le plus chez Eglantine. J’ai eu bien du mal à répondre parce qu’Eglantine a toujours été pour moi un étonnement permanent. Quand je l’écoute me parler de maths ou de chimie, quand je vois la somme des connaissances qu’elle engrange, clouée au fond de son lit, je suis bluffée.

Sa prochaine leçon ? Les fractales. Croyez-le ou non, les fractales peuvent être très artistiques et franchement hypnotisantes. Si je vous dis que le chou romanesco est une fractale, peut-être serez-vous aussi épatés que moi. Heureusement, tout de même, elle a son père qui partage les mêmes passions scientifiques et à qui elle peut se frotter pour mettre un peu à l’épreuve ses acquis.

Si son corps a besoin d’un rythme adapté pour tenir la longueur, son cerveau, lui, a un insatiable appétit. Les Promenades mathématiques de Polytechnique la ressourcent autant qu’une balade en forêt. Heureusement, elle n’a pas besoin que je comprenne tout ce qui la fait vibrer. Et elle sait comment me rallier à son intérêt matheux. La beauté, la magie du monde.

Ce qui ne signifie pas que je n’ai rien à lui transmettre. Ainsi, alors que nous rentrions de sa séance d’ergothérapie cet après-midi, elle regrettait qu’un rayon de soleil ne vienne pas illuminer les champs d’un vert tendre et les nuages aux belles nuances de gris mauves biffés par de grands pylônes électriques. « Ca aurait fait une belle photo. » Cet art de voir la poésie du monde à travers les couleurs du quotidien, c’est grâce à moi. Bouffée de tendresse et d’émotion quand elle m’a dit ça.

Notre espoir aujourd’hui est de réussir à l’accompagner vers son autonomie, qu’elle puisse construire sa vie, quelle qu’elle soit, et quels que soient les chemins de traverse qu’elle devra emprunter à cause de sa santé.