Petit bonheur de les avoir à la maison. Profiter des éclats de rire qui montent du sous-sol avant que vienne le temps où l’oiseau quittera le nid.
Ils ont quinze, seize ans. La timidité les rend un peu gauches. Ils sont plutôt atypiques, décalés, loin de ces jeunes forts de l’assurance de leurs bons-droits. Eux, ils s’interrogent sur la société, les questions de genre ou la psychologie. Ils sont cinq. Leurs rires montent du sous-sol. Je l’ai nettoyé à fond pour qu’ils puissent s’y réfugier toute la nuit.
Seules quelques parts de pizza dans le four témoignent de leur moment à cuisiner ensemble. Ils ont laissé la cuisine bien rangée. Les papiers cadeaux sont dans la poubelle de tri. Une partie de leurs présents attendent le petit-déjeuner sur la table de la salle à manger. Hortense et ses amis se font leur petit Noël à eux.
A l’étage, le sommeil s’est déjà installé dans les chambres. Les chats lissent leur pelage avant de s’endormir sur les fauteuils du salon, éclairés par le clignotement intermittent des guirlandes de Noël.
Assise sur le canapé, mon ordinateur sur les genoux, j’ai envie de partager ce moment fugace de plénitude. Malgré le temps qui s’emballe à l’approche des fêtes, Hortense a su se préserver un moment pour elle. Négocié de haute lutte. Je ne souhaitais pas tellement avoir la maison envahie par une bande d’ado dans la succession tourbillonnante des repas de fête et des derniers préparatifs de Noël.
La partie de Loup Garou bat son plein. Les matelas d’appoint sont gonflés. Couettes et oreillers sont entassés sur le dossier du petit canapé.
J’aime savoir qu’ils se sentent bien. Je profite à fond de ces dernières années où la maison vibre de leurs éclats de rire.
Une vieille bâtisse au bord de la Creuse, ses buissons d’hortensias, ses murs de pierre et ses épaisses portes en bois. Une vingtaine de jeunes bacheliers venus se détendre après les dernières épreuves, à quelques jours des résultats.
Eglantine les a rejoint pour trois jours.
A l’extérieur, végétation luxuriante, piscine et terrain de volley. A l’intérieur les restes du déjeuner côtoient les derniers petits-déjeuners sur la toile cirée de la cuisine. Des vêtements abandonnés constellent les fauteuils du grand salon. Shorts et maillot de bain, sweats à capuche et tee-shirts, le pratique et le confortable siéent au relâchement des corps et des esprits.
A la grand table étirée sous les arbres et les parasols, ça discute tranquillement en avalant le riz-ratatouille du déjeuner. Lotion anti-moustique et crème solaire traînent sur les sièges. Il est 15h ce samedi quand je viens chercher Eglantine. Embrassades et aurevoirs. La petite troupe se dispersera à la rentrée en différentes facs, écoles et prépas.
Ultimes moments avec les élèves qui ont accompagné la dernière année de lycée d’Eglantine. Une classe en or qui a toujours respecté ses besoins particuliers et ne lui a jamais tenu rigueur de sa différence. Pendant ces trois jours avec eux, ils lui avaient d’ailleurs réservé une chambre seule pour qu’elle puisse se reposer à l’écart.
Ça n’a pas suffi à empêcher la fatigue. Trop heureuse de cette ambiance de troupe qu’elle a toujours affectionnée, Eglantine est allée au bout de ses forces. Elle a mis plusieurs jours à retrouver assez d’énergie pour sortir de sa chambre une fois de retour à la maison. Malgré le nouveau traitement.
Mais les souvenirs de ces moments partagés sont précieux. Le grand sourire et les yeux brillants de joie estompent les cernes et la pâleur.
Et c’est le cœur radieux qu’elle a commencé son inscription administrative à la fac. Un nouveau souffle l’emporte dans une odyssée inédite, l’âge adulte.
Mon amie Sophie et moi avons ceci en commun que nous ne venons pas de familles où la culture se partageait en héritage. Ainsi, à presque cinquante ans, nous sommes encore en train de former nos goûts et d’enrichir nos connaissances. Sophie a découvert le travail de la terre alors qu’elle vivait en Roumanie. Nous étions voisines. Le travail de la terre reste aujourd’hui sa soupape de décompression.
C’est elle qui m’a fait découvrir l’expo actuellement visible au Musée de la Manufacture de Sèvres, haut lieu de la céramique française, Formes Vivantes. Au dernier étage du bâtiment, nous voilà immédiatement embarquées dans un foisonnement de couleurs, de formes et de matières auquel je ne m’attendais pas.
Après une rapide introduction, l’exposition commence réellement avec les œuvres de Bernard Palissy. J’ai d’abord vu les moules de ses rustiques figulines. Les formes animales ainsi piégées dans la terre dure comme de la roche sédimentaire rappellent les fossiles préhistoriques. Ici, point d’amanites mais des couleuvres curvilignes, des grenouilles, une mouche et même un oiseau.
Je suis plus émue par l’aspect brut et archéologique des moules que par le plat que je découvre ensuite. Un serpent ondule au centre. Des poissons à l’aspect visqueux semblent manquer d’eau dans un bassin où baignent également une tortue et une écrevisse. Des lézards criant de réalisme se faufilent sur les berges au milieu de coquillages et de feuillages.
Dans un réflexe primaire, j’associe la forme de l’objet à sa finalité. Un plat, pour y mettre de la nourriture. Un certain dégoût me traverse. Et puis je commence à comprendre que ce plat n’est qu’un support pour un art dont je reconnaît peu à peu la prouesse technique. Les animaux grouillent dans cette flaque d’eau avec une authenticité vivace.
Contrairement à ces YouTubers, je n’en suis pas à comparer Palissy à de l’art nanar. Mais, au premier regard, j’étais très loin d’être sensible à son travail.
L’exposition est encore riche de nombreuses œuvres. Elle met en regard différentes époques. Si bien que ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai pu en savoir un peu plus sur Bernard Palissy. Il est l’inventeur des rustiques figulines, ces petits animaux en terre cuite vernissée moulés sur le vif. Comme le remarquait la fille de mon amie Sophie, ils ne devaient pas trop se soucier de la souffrance animale à l’époque.
Palissy avait déjà bien à faire avec sa propre souffrance lui qui, en tant que protestant, échappa de peu à la Saint-Barthélémy et finit sa vie dans une geôle de la Bastille, mourant de faim, de froid et de mauvais traitements.
Scientifique autant qu’artiste, il est un grand technicien de cette terre qu’il modèle avec finesse pour obtenir le réalisme qui feront sa gloire. J’ajoute une dernière vidéo afin de bien voir le mystère qui persiste encore aujourd’hui autour de sa technique.
Après en avoir appris un peu plus sur lui, je pose sur son œuvre un regard différent, averti, admiratif. Bien plus riche que mon premier sentiment, kitch, face à son œuvre.
L’exposition montre comment son travail a inspiré des artistes contemporains, tels que Johan Creten dont les formes viscérales des Vagues pour Palissy sont directement inspirées par la technique du céramiste de la Renaissance.
Ou, dans une lignée plus évidente, les œuvres de la norvégienne Christine Viennet. Même si, en ce qui la concerne, il me semble que les techniques de cuisson et de colorisation diffèrent de celles de Palissy.
« Obtenues par moulage ou modelage, ses figures animalières ou végétales sont ensuite scellées au plat à l’aide de barbotine, une argile liquide permettant de « coller » les pièces entre elles. Une première cuisson fixe la composition générale, puis, après application des couleurs au pinceau, la pièce est plongée dans un bain de glaçure transparente plombifère, et enfin cuite à 1060°. »
Elle a revisité la vision très réaliste de Palissy, noyant son plat dans un camaïeux de verts évoquant plutôt une nature rêvée, enchanteresse ou cauchemardesque. A chacun de choisir. A l’instar de l’interprétation que chacun peut avoir de ses vase envahis de serpents dont les courbes se resserrent sur l’anse ou la corps gibbeux. Repoussoir diabolique, image tentatrice ou renaissance et nouvelle Vénus animal qui sait changer de peau pour continuer de vivre ?
Cette expo est un vrai plaisir des sens. Elle éveille la curiosité, contraste les sentiments, de l’émerveillement au dégoût. Je vais continuer à partager cette découverte avec vous durant les prochains jours.
Le long de la piste cyclable, de belles péniches aux couleurs douces, plantes grimpantes, terrasses aménagées, vélos endormis sur les passerelles. Soleil d’hiver sur les premières fleurs du printemps. Gaité intérieure sur le chemin de la Manufacture de Sèvres.
Attendre mon amie. Prendre le temps de discuter avec les agent.es d’accueil. Sourires bienveillants, échanges légers qui réchauffent l’air matinal.
Murmures partagés pour une visite en terre cuite des formes du vivant. Les époques qui se regardent. Temps anciens. Contemporains. Faire durer la conversation après la visite. Mais le temps file.
Trop tôt 2004 Farida Le Suavé Céramique et matelas Exposition Formes du Vivant Manufacture de Sèvres
Pédaler sans s’arrêter pour rejoindre le treizième arrondissement. Laisser passer les piétons, les feux au vert, les voitures et les scooters pressés. Prendre le temps de jeter un œil sur les immenses fresques colorées de cet arrondissement. Sans ralentir la cadence. C’est l’avantage du vélo, ça ne va pas très vite. Ça laisse du recul pour profiter du décor.
Arriver quand même en retard pour déjeuner. Impression de courir après le temps. Et pourtant. Retrouver des ami.es. Le temps d’un café. Et les gens qui s’arrêtent pour parler avec nous. Drôles de temps alors que tout le monde crie au chacun pour soi.
Six fourgons passent en hurlant. Ils n’ont pas le temps, on les attend. Des manifestants qui, eux, aimeraient bien avoir le temps de ne pas être trop vieux pour profiter du temps qui leur reste.
Tête-à-tête avec mon amie Nathalie. La patronne, profil asiatique, sourcils tirant sur un rouge sombre hypnotisant, nous apporte une carafe d’eau alors que nous avons terminé nos cafés depuis longtemps. Prenez votre temps nous encourage-t-elle sur un ton délicieusement maternel.
Quelques tours de roue vers une dernière expo. Le gardien qui encourage à accélérer la visite. Gardien du temps. Le musée va fermer. Merci de vous diriger vers la sortie. Grosse voix, pas le temps d’un sourire. Et les visiteurs qui traînent des pieds, subjugués par ces sculptures hyper réalistes.
Le temps d’une photo, pour une One Minute Sculpture d’Erwin Wurm. La seule œuvre qui se touche. Une minute pour être une œuvre d’art. C’est toujours ça.
Idiot II 2007 Erwin Wurm One minute Sculpture avec la participation de la Tasse de Thé exposition Hyperréalisme musée Maillol
Entre les photos et le GPS, batterie de téléphone à plat. Sortir mon livre sur un banc de pierre à la sortie du musée. Le temps de recharger. Quelques notes sur un cahier. Quelques pages d’un livre de poche sorti du fond de mon sac.
Il est temps de rentrer. Libérer le vélo de ses antivols et traverser la ville baignée de lumières artificielles.
Dîner à la maison. Enfourcher mon vélo pour faire les courses ce matin. Ranger la maison. Cuisiner à la cocotte pour être tranquille ce soir. Des fleurs fraîches sur la table. Des odeurs d’épices qui parfument la maison. Musique douce. Lumières tamisées.
Quand les copains arrivent, manteaux trempés, journée de pluies ; embrassades, petits cadeaux. Puis c’est parti pour les vieilles bouteilles. Grands noms. Camaïeux de rouges sombres, presque caramel pour un vieux Bourgogne.
Discussions croisées. Entrée, plat, fromages et au dessert, des galettes, parce que c’est encore la saison. Une fève reste sur la table à la fin du repas et une bouteille de Porto vintage 1987.
On secoue la nappe. Les oiseux mangeront les dernières miettes. On remplit le lave-vaisselle.
Les bougies terminent de se consumer. La musique berce les derniers relief d’un bon repas.
Repos. Tel a été le mot d’ordre du weekend. Pas de course contre la montre pour enchaîner les activités. Pas de soirée, pas de nocturne. Juste un déjeuner chez des amis, un dimanche avec vue sur les toits de Paris, le ciel gris et la pluie. Le regard qui se perd dans le lointain quand soudain la discussion reprend son souffle, traîne dans les pensées de chacun, puis se ranime, se ravive, croisant à nouveaux ses feux d’un bout à l’autre de la table, dans la quiétude chaleureuse d’un appartement parisien.
Vera me propose une soirée ciné entre copines. Expérience oubliée depuis des années, je dis oui sans hésiter. Séance à 21h, les filles resteront à la maison avec leur papa. Je m’échappe dans la douceur d’une soirée pas si estivale. Svetlana, Vera et moi nous retrouvons au bout de la rue. Nous habitons toutes dans le même quartier. Copines de sortie d’école et voisines. Esprit pas très différent des rues avoisinantes du lycée Français que je fréquentais en expatriation. Vera est russe. Svetlana bulgare. Hasard ou plaisir inconscient de garder un goût d’ailleurs ?
Nous allons voir Love and Friendship en VO dans notre cinéma de quartier, flambant neuf. Sièges rouges ou velours confortable, rangées espacées où déplier ses jambes et petites lumières au plafond rappelant un ciel étoilé. C’est la fête du cinéma, la place est à 4€.
Tellement enthousiaste à l’idée de cette soirée entre filles, je ne m’étais pas renseignée sur le film. Entrée immédiate dans le XVIIIè siècle de Jane Austeen. Aristocratie anglaise de province où la réputation de la sulfureuse Lady Suzan devance sa beauté calculatrice. Manipulatrice réaliste qui ne possède aucune fortune si ce n’est celle d’un époux. Veuve, cherchant à marier sa fille. Maîtresse d’un homme marié. Charme et cynisme. Accent british et humour qui tranche au coupe-papier, fin et délicat. Crises de nerf et pleurs ne sont pas acceptables. Il faut sauver la face et savoir rebondir, jouer des codes et carcans de la bonne société.
Je ne serais certainement jamais allée voir ce film toute seule, d’ordinaire peu attirée par les histoires de chassés croisés amoureux en costume. J’ai finalement beaucoup apprécié la légèreté joyeuse, cruelle et ironique de ce film dans une campagne anglaise de carte postale.