La longue route de l’adolescence

Je ne me lasse pas de regarder cette vidéo (trop de visages, je ne la diffuserai pas ici), captée à la fin des vacances alors qu’Hortense avait retrouvé ses ami·es scout·es. Détendue, souriante, enjouée, elle rayonne, riant, chantant et dansant avec les autres chemises rouges lors du retour-photo des camps de l’été. Il y a les copines de toujours. Celle avec qui elle était à la maternelle et celle qui partageait ses cours de GRS à l’école primaire. Il y a les nouveaux copains. Celui qu’elle considère comme son reflet masculin, même taille, même humour, même énergie. Celui qui fait battre son cœur plus vite que les ailes d’un colibri et dont on a beaucoup entendu parler ces dernières semaines. Et celui qui, justement, les a aidés à se rapprocher, à prendre des risques, à se déclarer.

Qu’il est difficile d’apprivoiser ses sentiments quand on quinze ans ou presque. Sueurs et frémissements, entre gêne et grands engouements, alors que les hormones font des loopings délirants, montagnes russes des émotions.  J’avais oublié l’intensité de ces premiers émois.

Bonheur de voir Hortense sereine et heureuse face à cette vie qui se dessine par touches impressionnistes. S’épanouir dans la plongée. Se révéler au volley. Fleurir au lycée. Chatoyer en grattant sa guitare. Profiter des vacances en famille dans son pays natal. Vibrer avec les scouts. Éprouver de nouveaux sentiments. Se confier tranquillement. Bâtir cet univers qui lui est propre, ouvert sur les autres, légèrement décalé, pleinement assumé.

Être dans dans son monde mais avec les autres.
Beach-volley en Turquie.
Merci tante Élise pour la photo !

Elle ne crie pas, elle ne boude pas, elle laisse glisser. Souvent silencieuse avec les adultes, elle sait toutefois se faire entendre quand un mal-être s’installe. Elle choisit les chemins détournés, il faut savoir lire les signes, entendre les échos, les bruissements et les murmures. Nous l’avons éprouvé d’une autre manière avec Églantine. Alors nous restons à l’écoute, entre vigilance et bienveillance, posant des bornes qui peuvent accueillir quelques herbes sauvages, propices à une pause sur la longue route de l’adolescence.

Pas cette interminable ligne droite de l’autoroute. Plutôt les virages sinueux de la montagne avec ses cailloux, de belles pentes et des cols compliqués. Mais les rêveries nivéales en hiver, les éclats colorés du printemps, l’ombre rafraîchissante des arbres en été, les moirures mélancoliques de l’automne.

Accompagner l’adolescence, c’est faire de la place à une altérité intime qui rebat chaque jour les cartes de nos propres certitudes. Un beau voyage.

La longue route de l'adolescence
Image par Pexels de Pixabay

Les pêcheurs du Bosphore

Sur les bords du Bosphore, une forêt d’hommes étire ses longues cannes à pêche flexibles au-dessus des eaux scintillantes. Derrière eux, des seaux sont suspendus à autant de trépieds où poser leur gaule le temps d’une pause. Buissons à trois pieds en lisière de ce monde à part.

Pêcheurs dans l’ombre d’Anadolu Hisarı

Ils sont déjà nombreux, au matin, quand les rayons du soleil rasent les toits endormis de la ville. Ils arrivent par petites grappes sur la rive asiatique de la ville à cheval sur deux continents, cigarette à la bouche, matériel soigneusement plié dans des sacs similaires à ceux des tireurs, habillés de noir, bottes en caoutchouc. Leurs silhouettes dessinent un théâtre d’ombre dans le contre-jour d’une percée sur le Bosphore, entre les murs épais d’une antique forteresse et ceux en bois des yalı, ces maisons traditionnelles qui colorent les rives d’Istanbul. 

Les yalı le long du Bosphore

Les chats attendent non loin, faussement désinvoltes, prêts à saisir un poisson. Comme ce félin réfugié dans le jardin d’une mosquée, conservant fermement sa prise dans sa gueule, alors qu’une poignée de congénères le poursuit. Les flâneurs du dimanche, amusés et curieux, observent la scène. Réussira-t-il à garder pour lui seul son énorme poisson ? 

Tout comme les chats, sur ces quais de la rive européenne d’Istanbul, les pêcheurs ne prêtent aucune attention à la foule déambulant entre les restaurants huppés et les petits cafés de quartier. Bercés par l’incessant clapotis des vagues, leurs regards se perdent dans le ballet des bateaux. Coques de noix des petits pêcheurs, bateaux taxi, yachts luxueux, vapör (bateaux-bus) et autres embarcations dessinent des trajectoires aléatoires alors que les immenses carcasses de métal des cargos gardent le cap en direction de la mer Noire ou de celle de Marmara. 

Vue sur le Bosphore depuis Bebek, rive européenne

Un pêcheur remonte sa ligne. Mouvement souple du moulinet à la mécanique impeccable. Il dépose trois reflets d’argent dans son seau avant de relancer sa ligne d’un geste ample. Derrière lui, la ville vibre des klaxons des voitures et du brouhaha de la foule, de la musique des cafés et du chant d’un guitariste de rue. Pour lui, ce sera friture au prochain repas.

Battre les coeurs au rythme du fado

J’ai lu cette citation un jour, en introduction d’un article d’un sociologue sur les pathologies du travail.

« De partout monte le sentiment qu’inexorablement, le monde s’obscurcit. Et à ce sentiment répond, en écho, une aspiration diffuse à la beauté. »  Monchoachi

Quelques jours après, je suis allée voir Bate Fado, de Jonas & Lander. Du fado dansé.

Trois ans et demi au Portugal et je n’en avais jamais entendu parler. Pour des raisons géographiques, nous connaissions surtout le fado de Coimbra, chanté par des hommes. Nous avions également découvert la voix envoutante de Mariza lors d’un concert à Aveiro. Nous étions jeunes, elle aussi. Sa carrière n’a cessé depuis de se renforcer et sa notoriété de traverser les frontières. Mais voilà que je m’égare dans le vertige des souvenirs. Conséquence de cet art du fado qui chante les vibrations de la saudade, cette mélancolie rêveuse des Portugais ?

Le fado, à l’origine, était dansé. Ou plutôt « battu » comme l’indique le nom du spectacle. Rythmé par le martèlement puissant des talons épais des bottines cavalières. Neuf artistes, deux femmes, sept hommes. Guitares classiques et guitares portugaises, basse et ukulélé emplissent l’espace d’une soirée la salle de La Piscine (un des trois lieux de l’Azimut). Mélodies entêtantes, harmonies douces ou charivari, langoureuses comme un long voyage un bateau, tristes comme la perte d’un ami, brutales comme une tempête ou allègres comme une journée de carnaval.

Deux danseuses, deux danseurs, quatre musiciens et le fadista, le chanteur de fado, Jonas. Une voix puissante qui donne la chair de poule. Et qui, lors de la reprise finale, sait entraîner son public francophone à partager la saudade grâce à une chanson d’Edith Piaf. Et c’est toute la salle qui rejoint le fadista en reprenant en chœur Padam, padam, padam, ce petit refrain gravé dans toutes les mémoires. Ou comment faire vivre à des Français l’ambiance d’une soirée de fado portugaise, quand toutes les générations chantent ensemble les paroles du fadista.

S’il reprend les codes traditionnels du fado, allant fouiller les archives pour en retrouver les pas de danses originels, Bate Fado n’a rien d’un spectacle folklorique. Les musiciens ont des airs des rocks stars ou de marins au long cours, les danseuses ont des caractères forts, une présence presque animale qui vient compléter le velouté de certains hommes, dans des chorégraphies aux teintes presque érotiques.

Et il y a Lander, le danseur vedette, à l’origine du projet avec Jonas. Petit et vif, il irradie la scène de mouvements à la rapidité quasiment mécanique qui rappellent Les temps modernes de Charlie Chaplin.

Enfin, il faudrait parler de ce kiosque de lumière, point de départ à toutes les rêveries dans lesquelles nous emmène cette troupe joyeuse, de l’humour festif qui sous-tend le spectacle ou des références au métissage du Brésil et du Portugal dans la naissance du fado.

Quand on sait que le fado était un des rares moyens d’expression sous la dictature de Salazar, les paroles de Monchoachi résonnent d’autant plus avec ce très beau spectacle de Jonas & Lander. Il apporte de la beauté et de la lumière. Une joie qui fait battre les cœurs.

Image issue de l-azimut.fr, © José Caldeira

Garder un œil délicat sur la vie qui passe

C’est une petite boutique à l’angle d’une rue pavée, sertie d’un boulanger et d’un traiteur. Dans la vitrine étroite, des lunettes aux montures brillantes ou sobres, lignes fines ou épaisses, formes rondes, ovales, rectangulaires voire hexagonales qui rappellent des cours de géométrie, des couleurs chatoyantes, des nacrés translucides, des noirs sévères et quelques modèles enfant.

Assise derrière son bureau blanc, l’opticienne a des airs de Julia Robert. Ondulations rousses d’une chevelure impétueuse. Son visage est réhaussé d’une paire de lunettes aux larges verres rectangulaires enchâssés dans une monture diaphane couleur sable. Deux clientes sont déjà assises dans la petite boutique alors que j’y entre avec ma maman.

Accrochée à mon bras, elle craint une perte d’équilibre. Un ciel d’orage violet et jaune ecchymose la moitié de son visage, une fine suture adhésive barre le coin de son œil, ses lunettes tombent en travers de son nez. Elles ont perdu une branche lors d’une bataille avec le bitume. L’opticienne accueille avec bienveillance le récit des déboires de maman qui s’assoit sur la banquette rouge alors que continue la longue litanie de ces vieillesses aux vues défaillantes.

Elle termine d’abord de réparer les lunettes de la dame assise sur la même banquette que maman. Ses cheveux argentés semblent sourire autant que son visage quand elle quitte la boutique d’un pas guilleret. Puis l’opticienne reprend sa conversation avec une dame si petite que, assise sur la chaise en face du bureau, ses pieds touchent à peine le sol. Un long turban noir enserre un visage très doux à l’opalescence surannée. « Dire qu’avant je courais » soupire-t-elle en soulevant sa canne, le regard tourné vers maman. Complicité de vieilles dames amenuisées.

La dernière ordonnance a plus de douze ans. L’octogénaire se débrouille depuis longtemps avec des lunettes achetées en grande surface. Elle ne se souvient plus avoir porté des verres progressifs. « Vous arrivez à lire avec ces lunettes ? » lui demande l’opticienne. La vieille dame n’a jamais appris à lire mais elle peut voir les lettres, oui, bien-sûr. Alors l’opticienne lui parle couture et broderie. Le visage de la grand-mère s’illumine. Ça oui, elle connaît. Et elle a bien besoin de ses lunettes pour ce genre de travaux.

Malheureusement, la facture est finalement trop élevée. La vieille dame doit demander à son fils. Petit bout de vie qui laisse entrevoir les galères, elle se dirige vers la porte, la dignité dressée sur sa canne.

Le téléphone sonne. L’opticienne prend le temps de répondre, retrouve le client dans sa base de données. La dernière paire de lunette date de six ans. On devine que l’interlocuteur est âgé. Pourtant, il est surpris d’apprendre que son ophtalmo est parti à la retraite depuis plusieurs années. La vieillesse semble loin de l’avoir envahi.

Maman, elle, s’y noie à petits bouillons.

Heureusement, l’opticienne a le même modèle de lunettes que celles de maman. Elle fixe les verres sur la nouvelle monture. Ils ont gardé quelques rayures de la chute mais ses lunettes tiennent désormais fermement sur son nez. Demain, je l’emmène au pôle ophtalmologique le plus proche pour une nouvelle ordonnance.

Je ne comprends pas bien la multiplication des opticiens à tous les coins de rues et leurs rayonnages kilométriques à la blancheur aseptisée. A-t-on vraiment besoin d’avoir plus d’opticiens que de boulangers au kilomètre carré ? Mais l’opticienne de ce matin m’a réconciliée avec ce commerce. Elle avait la couleur d’une chronique de Laure Adler et la douceur d’un roman de Foenkinos. Un personnage qui garde un œil délicat sur la vie qui passe.

La chambre d’étudiante

La chambre d’enfant d’Eglantine accueillait facilement ses amies. On posait un matelas au sol. On entendait les rires étouffés derrière la porte alors qu’elles auraient dû dormir depuis longtemps. Puis la chambre s’est tue.

Antre des douleurs et de cette fatigue accablante, elle n’a plus hébergé qu’une longue solitude. Seule concession à l’adolescence, la sédimentation des objets. Les cours qui s’empilent. Les tas de vêtements. Les piles de livres et les boîtes de jeux qui prennent la poussière. Et toujours Eglantine au fond de son lit, enfouie sous ses couvertures, un doux sourire accroché aux lèvres. Sensation de temps suspendu dans une parenthèse pas vraiment enchantée.

Mais la chambre ne fait pas le moine. Si, tel un lac, elle restait impassible en surface, les petits cailloux jetés dans l’eau au fil des années avaient nourri un tourbillon vital. Il ne manquait qu’une impulsion pour que cet élan prenne son envol.

Un nouveau traitement, le bac, une inscription à la fac et voilà désormais la chambre d’étudiante.

Une petite voix résonne en moi. Mes chers parents, je pars, je vous aime mais pars… Je ne m’enfuis pas, je vole… Églantine aimait jouer cette chanson au piano, à une époque où elle ne quittait même plus la maison pour aller en classe.

Aujourd’hui, elle vit toute la semaine dans sa chambre d’étudiante. Elle appelle de temps en temps. Ramène son linge sale le week-end et repart le dimanche soir avec des petits plats maison – sauf quand, vraiment, je n’ai pas envie de cuisiner.

Sa chambre est le nouveau cocon à partir duquel elle rayonne. Elle rejoint ses cours à pied, au rythme tranquille de sa nouvelle amie Roxane et de sa chienne guide, Speed – qui porte très mal son nom. Bientôt, elle déménagera dans la nouvelle résidence dédiée aux étudiants de sa licence, à cinquante mètres du bâtiment de leur institut. Les travaux seront terminés dans quelques semaines. La chambre d’étudiante, c’est le vrai début de sa vie d’adulte. C’est un ailleurs, c’est une chambre avec vue… sur l’avenir.

Dérouiller les pinceaux

Cet été, je me suis réconciliée avec ma palette d’aquarelle. Malgré un manque flagrant de technique, petit bonheur de poser la couleur sur le papier épais. Avec une pratique plus régulière, le résultat serait sans doute meilleur. Mais je ne réussis pas à m’astreindre à une activité quotidienne.

J’avais aussi très envie de retrouver l’acrylique. Plaisir de peindre vite, avec cette infinie possibilité de revenir sur le travail en cours, reprendre un détail, recouvrir un regret. Mes quatre tubes posés sur la table de mon petit atelier, blouse, chevalet, palette, j’entreprends de mélanger mes primaires, y ajoutant parois une touche de blanc, pour obtenir les couleurs désirées. Tâtonner un peu avant de retrouver les bons réflexes. Me laisser surprendre par certains mélanges.

Puis, petit à petit, faire courir le pinceau sur le papier épais – je n’ai pas voulu reprendre tout de suite une toile. Poser les couleurs principales. Au premier passage, alors que l’ensemble évoque un barbouillage de maternelle, je m’interroge sur le résultat final. Impression de ne plus savoir peindre.

Couche après couche, ma peinture prend finalement forme. Un bouquet de fleur pour dérouiller mes pinceaux. Un peu de douceur pour relancer les gestes.

Au-dessus des nuages

L’été s’est enfui dans un dernier éclat de soleil après avoir pris son temps. Le temps de se reposer, de réduire les contraintes, de vivre au rythme des jours qui se suivent sans fracas, sans tracas. Lâcher prise, se libérer des impératifs, ralentir.

Dans les montagnes où nous sommes partis nous ressourcer, nous avons marché paisiblement. Respirer, s’émerveiller, partager. Nous étions loin des performances. Nous n’avons battu aucun record, gagné aucune course. Un pied devant l’autre, un sandwich savouré au point le plus haut, le regard qui se pose sur les pics qui se bousculent les uns derrière les autres, avec les glaciers rabougris qui accrochent encore les nuages.

Le soir, nous laissions nos pensées vagabonder dans la vallée. Certains jours, nous marchions carrément au-dessus des nuages. Plaisir de se sentir coupés du monde, dans un univers de ouate fraîche et de verdure rocailleuse.

La rentrée a à peine poussé l’accélérateur. Vol fluide de l’avion qui navigue au-dessus des altocumulus. Les turbulences semblent s’éloigner. Sensation étrange d’harmonie retrouvée. Eglantine installée sur son campus. Hortense, jeune lycéenne. La maison se vide totalement trois jours par semaine.

Ranger, trier, organiser pour construire quelque chose de nouveau. Enfin. Peut-être. Sentiment d’équilibre instable. Peut-être est-il encore trop tôt pour s’assurer que le ciel est complètement dégagé.

Peu importe, ce moment suspendu au-dessus des nuages aura apporté le réconfort nécessaire pour affronter les prochains orages. Il est de temps de reprendre l’écriture ; ressusciter ce blog pour travailler les mots ; pousser la pratique pour produire des récits aboutis. Prendre son élan dans le flou des nuages pour créer des arc-en-ciels.

Partage olympique

A l’anticipation des JO, Olivier mérite la médaille d’or. Pas question de ne pas vivre au plus près ces olympiades qui se jouent à domicile alors qu’il vibre tous les quatre ans au rythme des épreuves devant l’écran de sa télé. Il avait pris ses places bien en avance.

Match de volley dès le lendemain de la cérémonie d’ouverture. Accompagné de Gilles, avec qui il jouait dans leur école d’ingénieur. Transpiration de joueurs à vingt ans, passion de supporters à cinquante.

Retrouver ensuite les cousins au pied de la Tour Eiffel pour du beach-volley. Euphorie contagieuse dans un écrin magique. Brochettes de sourires aux reflets bleu-blanc-rouge. Dans le groupe WhatsApp familial, chacun affiche son selfie aux couleurs des JO.

Car que seraient les Jeux Olympiques sans le partage des émotions ? Il n’y a qu’à voir le succès des fans zones, les cris de joie dans un RER anonyme à l’annonce d’une médaille, la connivence des visages souriants des autres voyageurs ou, simplement, les conversations au marché. Oubliée, la peur de l’autre qui a empoisonné les dernières élections. Sous le tapis, les tensions communautaires. Au placard, le repli sur soi. Muselée, l’amertume. Un esprit de fête a saisi le pays.

Même au tir à l’arc, qui réclame une concentration silencieuse, l’ambiance est explosive. Le dôme des invalides éclate sous le soleil, tout comme la joie d’Eglantine avec son père. Elle qui n’a commencé la pratique de ce sport que cette année, s’extasie des performances des meilleurs mondiaux. Elle a les yeux qui brillent et le débit mitraillette quand elle raconte sa journée.

Puis vient le tour d’Hortense de revêtir sa tenue bleu-blanc-rouge, mascotte sur la tête, maquillage sur les joues. Pour elle, Olivier a choisi du volley —ou peut-être est-ce encore un peu pour lui. Hortense participe à toutes les animations avant le match. Ca fait quelques années que ce sport la titille. Elle s’amuse encore plus que son père. Dans les tribunes, elle bondit à chaque point de l’équipe de France, brandissant son drapeau tricolore, hurlant son soutien aux joueurs. Gros plan du cameraman sur cette ado passionnée. Voix cassée de retour à la maison. Elle aura du mal à s’endormir après une soirée si intense.

Notre rencontre avec les épreuves cyclistes n’étaient pas prévue. De l’inconvénient de faire une rando-vélo dans la vallée de Chevreuse le week-end même des épreuves sur route. A l’anticipation des JO, je suis disqualifiée. Cernées par les routes bloquées, nous réussissons tout de même à traverser le parcours. Quand il nous faut finalement attendre plus de deux heures pour continuer notre chemin, nous gardons le sourire. Sieste à l’ombre des arbres le long d’une départementale et de l’énergie à revendre pour encourager les athlètes dont les roues filent à quelques centimètres de nous.

La médaille d’or et celle d’argent sont sur ma photo !

Je n’aime pas avoir la télé allumée en permanence mais je dois bien avouer que, grâce à Olivier, toute la famille continue de palpiter pour ces athlètes aux disciplines plus ou moins connues. Il a réussi à nous insuffler cette passion pour le sport qui l’anime depuis toujours. Ou l’art d’alimenter notre mémoire familiale. Tu te souviens, les JO de Paris ? Oui, j’y étais, pourront-dire nos filles. Elles étaient aussi à Londres en 2012 mais c’est plus flou.

Ode-trip à l’amitié

Rouler sous le soleil de juillet. Zaho de Sagazan chante les nuages. Direction Bordeaux. Ville d’enfance aux souvenirs effacés. Mémoire en éclats, tessons de vie, de la maternelle à l’adolescence. Avant que ne disparaissent le o prononcé comme un a – la vie en « rase » – le g à la fin des mots – aller acheter le « paing » – articuler toutes les lettres, bases de cet accent qui chante le sud. Dans mon sud-ouest natal, les enfants sont des drôles, on se traite de couillon avec affection et on mange des chocolatines.

Je retourne rarement dans la capitale de la Gironde. On a restitué les clés de l’appartement de ma grand-mère derrière le jardin public à sa mort juste après notre retour en France. Mon père avait vendu la maison de notre enfance bien avant de s’éteindre dans un EHPAD au bord du Bassin d’Arcachon. Il a rejoint le caveau de ses propres grands-parents dans un cimetière de la rive droite alors que le monde entier suivait en direct les funérailles de la reine d’Angleterre.

Pour atténuer le découragement qui me saisit chaque fois que je dois me rendre dans la maison de ma maman, j’ai transformé ce voyage en une sorte de road-trip amical et mémoriel.

Talence est désormais une mer inconnue où je flotte sans aucun repère. Des bâtiments ont poussé entre les îles de mes souvenirs. Je retrouve la grande tour de mes premiers pas. Dans la boîte à livres, une série de Tout l’univers. Sur la première page du volume 1, la date annonce 1979. Entrée à la maternelle.

Quelques rues plus loin, l’école est toujours là. Son toit d’ardoise sur la pierre tendre, le préau de mes premiers jeux, la grande grille en fer forgé. L’école primaire se situe à l’angle. La petite porte au fond de la cour était celle de ma classe de CP. Juste à côté du grand fronton où je n’ai  pourtant jamais vu personne jouer à la pelote basque. Nous rejouions les dessins animés du Club Dorothée sous les grands platanes. Les anciennes classes de CE1 et de CE2 ont disparu derrière un agrandissement.

Je reprends pied sur l’île principale de mon enfance. Je n’ai qu’à suivre le trottoir pour retrouver notre maison. Ici le bureau de tabac où nous achetions toujours quelques bonbons avec la monnaie des cigarettes de nos parents. La petite maison à laquelle nous aimions sonner puis partir en courant avant que la porte ne s’ouvre. Sales gosses.

Les balcons ont été repeints en bleu. Les volets en bois ont été remplacés par des stores roulants. Des arbres ont poussé haut dans le petit jardin. Le carré de pelouse a disparu sous une terrasse en dalles de bois disjointes. La haie et le voile posé sur la grille  m’empêchent d’apercevoir les traces que nos échasses avaient creusées dans la pierre blanche. Elles doivent pourtant encore être visibles, inconnues à quiconque ne lève pas suffisamment les yeux.

La maison voisine est celle des parents de ma copine Véro. Refuge aux crises de l’adolescence, base de repli après les batailles avec mon père lors des visites obligatoires. Vero est revenue vivre à Bordeaux après une vie à Londres. Elle m’héberge dans la maison qu’elle vient d’acheter à quelques minutes de nos fous rires d’adolescentes.

Les années sans nous voir n’ont jamais entamé notre amitié. Nous la retrouvons intacte alors que nous pique-niquons sur une plage océane devant le coucher du soleil. Son rire n’a pas changé, perles sonores et colorées qui sèment de la joie. Cette plage est celle où je venais, enfant, alors que nous vivions pour un week-end ou des vacances au bord du Bassin, dans la maison de mes grands-parents.

Je continue de visiter les îles de mes souvenirs. Le jardin de la maison semble abandonné. Le toit refait à neuf indique pourtant qu’elle est en cours de remise en état. La boîte-aux-lettres porte encore le nom de ma grand-mère. Je marche jusqu’à la jetée délaissée par la marée basse, retrouve le chemin des cabanes d’ostréiculteurs dans le petit port aux portes des prés salés. La route goudronnée a remplacé le chemin blanc sur lequel on jetait les coquilles d’huîtres pour le renforcer. Graviers de nacre blanche qui crissaient sous les roues des voitures.

En route vers la pointe du Médoc. Fenêtres grand ouvertes. L’air chaud ébouriffe mes cheveux. Odeur de pin. Routes aux infinies lignes droites. Vieux séchoirs à tabac. Maisons basses. Puis la forêt s’estompe et j’arrive aux eaux boueuses de l’estuaire. Trajectoires croisées des optimistes, vedettes, voiliers et scooters de mers. L’air de vacances sur le pont du bateau referme la carte des routes de mon enfance.

Un peu plus tard, la lumière chaude étire les vignes du Cognac quand je quitte la maison de maman la voiture pleine de cartons. Les éoliennes jettent de grandes ombres dans le soleil couchant. Je suis le GPS sur les petites routes de Touraine. La silhouette sombre d’un sanglier s’immobilise à mon passage.

Une lampe s’agite sur un chemin de terre. Phare dans la pénombre pour accoster au milieu des champs. Je retrouve Gaëlle dans sa retraite paisible. Quelques amis, des pizzas cuites dans le vieux four en pierre, bières et conversations sous les étoiles. Lueur d’un tracteur qui s’active au loin. Un cheval hennit derrière les hautes herbes.

Au petit matin, le soleil paraît délicatement derrière les arbres, dorant les champs fraîchement moissonnés. Douceur médiévale de Loches. Nos conversations s’enchaînent paisiblement, se nourrissant de vieux souvenirs communs, en construisant de nouveaux, dont une mémorable chasse à la mouche et de piteux essais de dorure sur bois sous l’œil indulgent d’une grande artiste.

Je rejoins finalement la Sologne, villages de brique rouge et forêts épaisses. Mon pare-brise se brouille d’insectes accumulés en même temps que les kilomètres. Aurore et Régis m’accueillent dans leur grande maison au bord d’un étang. On s’installe sur la terrasse. Barbecue et rosé me rappellent les nuits campées ensemble sur les plages de la mer Noire au son de la guitare de Régis. Ce soir, il se met au piano alors que la voix calme d’Aurore me donne les dernières nouvelles du temps qui passe.

Je rejoins le tumulte de l’autoroute sous la pluie et retrouve enfin Olivier et Eglantine alors que vient de se terminer la cérémonie d’ouverture des JO. J’ai l’impression d’avoir voyagé très longtemps, le cœur chargé des rencontres avec mes souvenirs et mes amies. Ce road-trip express fût une ode à l’amitié, celle qui nourrit le présent et abreuve l’avenir.

Embellie pulmonaire

Il y a des mots qui trainent dans nos imaginaires sans que l’on sache réellement ce qu’ils représentent. Embolie pulmonaire. Phlébite. Déjà entendus sans qu’ils aient de consistance concrète. Soudain, pourtant, ils se matérialisent douloureusement.

Obstruction d’une veine par un caillot de sang. Phlébite. Le plus souvent dans le mollet.

Obstruction d’une artère pulmonaire par un caillot de sang. Embolie pulmonaire.

Nécrose d’une partie du tissu pulmonaire suite à l’arrêt de la circulation sanguine. Infarctus pulmonaire.

Pour nous, des mots qui font peur. Pour Olivier, son médecin généraliste qui l’emmène personnellement aux urgences et une semaine d’hospitalisation en cardiologie. Douleur et angoisse des premiers jours. Patience, le temps que le corps se remette, que l’anticoagulant agisse, que les premiers examens écartent le plus grave.

Un peu plus d’un mois après l’alerte, les capacités respiratoires d’Olivier s’améliorent progressivement. Il vient de reprendre le travail. Il s’essouffle de moins en moins en montant les escaliers ou en marchant.

Petit bonheur estival au feu d’artifice du 14 juillet. Les lumières qui fusent et explosent en immenses fleurs colorées semblent célébrer l’embellie pulmonaire qui redonne une bouffée d’oxygène à Olivier.