Assumer le silence

Borda de Lia Rodrigues transforme le silence en un partenaire de danse, rendant chaque bruit de la salle partie intégrante du spectacle. Entre lenteur hypnotique et explosion carnavalesque, le voyage est sensoriel. Personne ne reste indifférent.

Un spectacle de danse sans son, ça crée un certain malaise. Pourtant, assumé et travaillé, ce silence devient hypnotique, chaque mouvement est scruté, de références picturales en rappels du cinéma muet, la danse devient théâtrale.

D’abord, la salle est plongée dans le noir.  Une forme blanche se distingue à peine dans la pénombre du plateau. Le public bruisse de murmures. Incompréhension. Mécontentement. Abattement de se retrouver coincé dans ce silence inattendu. Chut ! Répondent ceux que cette scène sans bruit, et presque sans mouvement, ne dérange pas.

La forme bouge à peine. Elle prend vie. Elle gonfle et s’étire dans une lenteur aussi lourde que l’absence de musique. Chaque quinte de toux emplit l’espace. Chaque croisé ou décroisé de jambe. On entend jusqu’aux gargouillis d’estomac.

Je repense alors à cette émission de radio où une journaliste s’extasiait du silence régnant dans un réserve ornithologique. « Je ne trouve pas cela silencieux », avait répondu le spécialiste des oiseaux en face d’elle. Nous, auditeurs qui n’avions pas l’image, entendions en effet les cris des volatiles, le sifflement du vent et les vagues qui se fracassaient au loin.

Le silence, avec huit cents personnes dans une salle, n’existe pas. Il me semble alors que ces bruits sont autant de perturbations qui font partie du spectacle. Pas de musique mais la présence sonore d’un humanité plurielle.

Sur la scène, une grande bâche en plastique blanc attrape la lumière. Roulée, froissée ou tendue, elle évoque une chrysalide étrange et fantastique. Hypnotique. Les bruits du public sont les signes uniques de l’humanité présente dans la salle. On sait que des danseurs respirent sous la masse de plastique et de tissu, que leurs cœurs battent, que leurs muscles sont crispés dans d’interminables pauses ou des mouvements d’une lenteur extrême. Mais aucune forme humaine ne se dégage, laissant toute la place à une imagination contemplative.

Petit à petit, des visages apparaissent. Tâches sombres dans la blancheur originelle. Dans le public, les quintes de toux se sont espacées. Comme si chacun avait enfin trouvé sa place dans ce spectacle aux portes de l’irréel.

Borda, de la brésilienne Lia Rodriguez, est un spectacle qui joue avec les limites. Entre le surnaturel et le banal (la bâche en plastique), entre le magique et l’ordinaire (les visages des danseurs exacerbent des émotions humaines bien connues), entre la vie et la mort, entre la douceur et la violence, entre l’ailleurs et l’ici, entre l’autre (les danseurs) et nous, entre l’amour et la haine, entre les corps voilés et la peau nue.

Le silence est remplacé par les froissements du plastique. Puis des murmures et des plaintes humaines, à peine audibles. Les pleurs d’un bébé. Enfin, les corps des danseurs rebondissent à travers toute la scène, les pieds claquent, les cuisses frappent, les mains clapent. Le tapage de la vie envahit la salle. Les tousseurs sont enfin inaudibles.

Quand les tambours résonnent pour la première fois, le silence est déjà loin. La fin du spectacle est un feu d’artifice. Les costumes prennent des couleurs, brillent de mille paillettes. On est au carnaval de Rio. On est dans le foisonnement magique de la forêt tropicale. On est dans une tribu ancestrale. Dans un chamanisme joyeux et exaltant.

Photo de Sammi Landweer, prise sur le site de l’Azimut.

Enfin, la troupe se resserre, se ramasse littéralement puisque tous les éléments qui ont volé à travers la scène sont regroupés, réinsérés dans la grande bâche en plastique blanc. Les danseurs disparaissent à nouveau sous une forme mystérieuse, surnaturelle. Ça et là, des tissus colorés lacèrent pourtant la blancheur initiale. Comme une trace de cette expérience extraordinaire vécue avec les danseurs.

Leurs visage réapparaissent par-dessus la bâche. Dieux antiques scrutant les pauvres êtres humains depuis l’Olympe. Le noir revient. Seules scintillent encore les paillettes des coiffes extravagantes de nos dieux de pacotille. Flammes d’esprits malicieux que l’on envie de suivre dans la nuit.

Le silence revient. Et l’on hésite un peu avant d’applaudir. On n’a pas vu le temps passer. Est-ce vraiment fini ?

Alors, la salle explose de viva. Quand le rideau tombe, les commentaires fusent. Les enthousiastes et les dubitatifs. Ceux qui se sont laissé emporter. Ceux qui n’ont pas compris l’histoire. Faut-il une histoire pour être embarqué dans des émotions ? Une chose est sûre, personne n’est resté indifférent.

Borda, de Lia Rodrigues, c’était à l’Azimut le mercredi 24 septembre 2025 dans le cadre du festival Paris d’Automne.

Pour voir plus d’images du spectacle (j’en ai piqué deux de Sammi Landweer sur le site de l’Azimut), je vous conseille de consulter la galerie de photos du même artiste sur le site du Théâtre de Chaillot.

Insouciance nocturne

Douceur d’une nuit de printemps charmée par l’atmosphère de joyeuse fantaisie d’un spectacle de cirque.

Que les nuits de printemps peuvent être douces. Mon vélo file dans l’ombre dorée des rues désertes. Je viens de quitter l’Espace Cirque, l’orbe lumineux du chapiteau, les mélodies partagées autour d’une bière entre les derniers éclats du public, les équipes de l’Azimut, les techniciens et les artistes. Les accents qui se mélangent, chatoiements musicaux du sud et flâneries voyageuses de l’au-delà des frontières.

On a cherché les paroles sur les téléphones. Le guitariste a accompagné les belles voies, les fausses notes, les envolées enthousiastes, les hésitations marmonnées. La tessiture veloutée de la chanteuse s’est tue peu à peu. Le karaoké improvisé a remplacé le concert de Sarah et les keurs sauvages. Sfumato musical sous les guirlandes lumineuses.

Olivier et Églantine sont rentrés après le spectacle du cirque Aïtal, A ciel ouvert. Un cirque sans chapiteau. Les gradins sont répartis dans des caravanes pleines de surprises. Campement nomade dont le cercle délimite la piste. Cercle poreux puisque le jeu est permanent entre intérieur et extérieur.

Les portes des roulottes sont autant de passages secrets vers un imaginaire foisonnant. On y croise des poules et des canards, des cuivres de toutes les tailles, une contrebasse, un violon et autres accessoires insolites. Des palombes s’envolent tout comme cette acrobate aux muscles fermes et aux lignes délicates qui s’élève jusqu’au ciel, légère comme une plume, fière comme la liberté, envoutante, drôle, souveraine.

Elle est aussi menue que son partenaire est colossal. Géant aux boucles brunes, barbe broussailleuse. Ses jambes sont des colonnes doriques, ses bras des grues puissantes. Et pourtant… c’est de la douceur qu’il susurre aux oiseaux,  de la légèreté lorsqu’il s’échappe vers le ciel, se métamorphosant en nuées de plumes virevoltantes.

Duo tout en équilibre poétique et fantaisiste. Entouré de personnages loufoques, musiciens autant qu’acrobates, diffusant une atmosphère suspendue entre ciel et terre, merveilleux et prosaïque.

Mon vélo file dans la nuit et dans ma tête vibrent encore ces étoiles de bonheur. A la maison, des scouts se sont installés dans le jardin. Hortense les a rejoint après sa séance de plongée. Murmures de voix sous le bruissement des arbres.

Insouciance nocturne qui absorbe les contrariétés de la semaine. Magie de ces vies qui se croisent et se réchauffent. Dans une maison de famille, sous un chapiteau, une roulotte, une toile de tente ou la voûte céleste.

Dans les vibrations colorées de David Hockney

David Hockney à la Fondation Vuitton : un festival de couleurs qui transforme les flaques d’eau en chef-d’œuvres et vous fait voir la vie en technicolor sans substance illicite !

Jour de pluie. Ciel sombre. Grondement du tonnerre au loin. Le ciel s’éclaircit alors que je me gare dans le Bois de Boulogne. Les allées sentent le sous-bois humide, alliaire et gaillet-gratteron dégoulinent des bas-côtés et soudain les flaques d’eau sont inondées de soleil.

Nous n’attendons pas longtemps avant de rentrer dans la Fondation Louis Vuitton mais la foule est dense. Églantine et moi nous réfugions dans la musique de nos casques réducteurs de bruit. Rapidement harponnées par les couleurs de David Hocney, nous nous perdons de vue. Peu importe, nous savons que nous nous retrouverons à la fin. Chacune navigue à son rythme dans un océan de couleurs vibrantes.

Les premières salles prennent des raccourcis bienvenus de Bradford à Los Angeles en passant par Londres, Berlin et Paris. On retrouve les fameuses piscines, les paysages californiens, les portraits baignés de lumière, la palette vive, les toiles immenses. Et commence l’éblouissement des couleurs. Une nature vibrante. David Hockney nous embarque dans sa vision de l’espace et du temps. Celui qui passe et celui qu’il fait. Les saisons défilent, obsessionnelles. Variations à l’infini de paysages récurrents d’où jaillissent des vagues de lumières.

Les peintures de David Hockney ne sont pas réalistes. Pourtant il me semble entendre le sifflement du vent dans les branches nues des grands arbres, sentir le murmure de la brise dans les feuillages d’été alors que monte du sol une chaleur bienveillante. Le bruissement des fruitiers en fleurs perdant des tourbillons de pétales. Le clapotis de la pluie ou le bouillonnement d’un ruisseau. J’ai envie de m’allonger dans les hautes herbes, d’escalader les bottes de foin, de sauter dans les flaques avec des bottes en caoutchouc.

La multiplication des portraits. Galerie monumentale, impressionnante. Hommage à l’humanité. Le foisonnement des fleurs, un mur entier de natures mortes. La mise en abîme des visiteurs dans des œuvres où se mêlent collages photographiques et dessin. Les vidéos, les animations sur iPad, l’opéra animé, les fusains, les aquarelle, les gouaches, les huiles, les acryliques… C’est une plongée dans l’univers sans limite d’un artiste inventif, libre et fertile.

Il y aurait encore beaucoup à dire. Il y avait surtout beaucoup à voir. Nous avions les couleurs incrustées dans nos rétines en sortant. Je voyais les arbres vibrer de tons vifs, les chemins violets, les routes rouges. La vie paraissait soudain plus belle.

Rêveries au son du piano

S’échapper dans les mélodies d’Hortense au piano…

Certaines journées sont plus lourdes que d’autres.

Et Hortense se met au piano.

La mélodie allège l’atmosphère. Les notes volent dans le salon, emplissent la maison. Le thème épique de Pirates des Caraïbes transforme les émotions pernicieuses en pensées légères.  Je pourrais l’écouter jouer toute la nuit.

A défaut de vous montrer le superbe jeu d’Hortense, je vous partage cette modeste version symphonique 😉

Ma rêverie s’amplifie sur l’air d’Expérience, de Ludovico Einaudi. Bercée par les vagues qui roulent et s’enroulent sous les touches du piano. Envolée dans les nuages qui paressent lentement dans le ciel rosé d’une soirée d’été. Allongée dans les hautes herbes qui ondoient dans la chaleur fraîche du printemps.

Hortense, magicienne du bonheur. Sous ses allures désinvoltes, elle distille un éclat effervescent. Parfois ça pique. Souvent, ça égaye. Parfois, ça bouscule; Toujours, ça vivifie.

Dors ton sommeil de brute, une rencontre parsemée d’étoiles

Dors ton sommeil de brute. Un roman, une rencontre et des fils qui tissent des étoiles dans la nuit. Ou des oies sauvages.

J’ai rencontré Carole Martinez.

Je me suis assise sur une chaise inconfortable de la médiathèque. Nous étions une petite trentaine. Une poignée d’hommes. Principalement des femmes. J’avais terminé son livre, Dors ton sommeil de brute, la veille.

Il était dans ma liste de souhaits de lecture depuis la rentrée littéraire de septembre. Quand mon amie Juliette m’a proposé de nous rendre ensemble à cette rencontre, j’avais oublié pourquoi ce livre m’avait attirée. Une critique lue dans un magazine ? Seule me restait une impression fugace. Mais le titre m’avait refroidie. Avais-je envie d’affronter une brute ? Quel était ce cri dans la nuit qui saisissait les enfants du monde entier ? J’ai besoin de livres qui me font du bien.

Je voulais avoir lu le livre avant la rencontre. Pour mieux profiter de l’échange à venir. Pour qu’il y ait un échange justement. Avoir une connaissance commune, ce roman au moins, puisque je n’ai pas lu les autres, pourtant généreusement primés.

J’ai choisi l’écoute pour découvrir le livre de Carole Martinez. Le roman est lu par Françoise Gillard, sociétaire de la Comédie Française. Embarquée par l’histoire et la voix, j’ai dévoré les dix heures d’écoute avec une gourmandise avide. En cuisinant, en rangeant, en taillant la haie, en marchant. Même en prenant ma douche. J’avais tellement hâte de connaître la suite.

Carole Martinez est une conteuse. Elle a la voix chaude d’un feu de cheminée une nuit d’hiver. Le rythme doux du vent dans des feuilles de peuplier. Le sourire d’un soleil de bord de mer. L’éclat d’un torrent de montagne. Ses yeux pétillent en buissonnant sur l’assistance. Sa parole foisonne, court dans les collines magiques de ses pensées en feu d’artifice.

Elle raconte la naissance de cette histoire. Métamorphoser ses peurs en les tissant dans ses récits, tirer des fils, détricoter des mythes, transcender la réalité, ouvrir l’esprit au merveilleux. Sensation de s’envoler sur un tapis volant, vers les sources de la création.

La bibliothécaire nous fait découvrir un livre magnifique sur des œuvres d’art en broderie dont Carole Martinez a signé la préface. Un de ses romans s’intitule Le cœur cousu. De fil en aiguille, objets dont Carole Martinez assure ne jamais se servir, le lien se fait. Texte et textile ont la même origine.

Je repense à cette exposition vue cet hiver à la fondation Cartier. L’artiste colombienne Olga do Amaral y expliquait l’inspiration de certaines de ses œuvres, traitant le textile comme un langage.

« Les mots « texte » et « textile » partagent la même racine étymologique, le latin textere, qui signifie à la fois tisser et raconter. Cette hybridité se trouvait déjà dans les quipus, un système complexe de conservation des informations utilisé par les Incas : des cordelettes nouées et colorées qui servaient de livres de comptes, de textes de lois ou de récits historiques. »

Dans Dors ton sommeil de brute, Carole Martinez explore le monde des rêves, ses perceptions et ses interprétations dans différentes cultures. Dans Le cœur cousu, il semble que ce soit la couture qui tisse le cœur des êtres humains. Avec toujours une place centrale accordée à l’œuvre des femmes.

J’ai acheté Dors ton sommeil de brute – je le relirai avec plaisir – et Le cœur cousu pour que l’auteure me les dédicace. Curieuse et volubile, Carole Martinez prend le temps de parler avec chacune de ses lectrices. Les dédicaces sont très personnelles, en lien avec la conversation, couronnement d’un échange prolifère.

Si bien qu’Eglantine, dont j’ai parlé de sa passion pour la frivolité à la navette, se retrouve sur la première page du Cœur cousu. Les liens se tissent, souterrains et magiques. Sources joyeuses qui ressurgissent et nous surprenne. Nous nourrissent.

Il y a des rencontres comme cela, qui tissent des étoiles dans la nuit. Ou des oies sauvages dans le ciel de Camargue…

Interview de chiottes

Une interview originale, dans un lieu inattendu avec une star de Youtube. Le bonheur, c’est parfois simple comme des chiottes à la fac.

Églantine nous appelle rarement dans la semaine. Prise par ses cours qui la passionnent. Ses amis avec qui elle partage une résidence sur le campus. Et sa fatigue qui suffoque encore son quotidien. Un jour de janvier, sa voix était pleine de joie quand elle m’a téléphoné. Elle venait d’être interviewée dans les toilettes de la fac avec Julien Bobroff.

Dis comme ça, bien sûr, ça surprend un peu.

Que faisait-elle au petit coin avec une équipe de télé ? Et puis, c’est qui ce Julien ?

Chez nous, Julien Bobroff est une vraie star. Pas que chez nous en réalité puisque qu’il y a pas loin de 150 000 personnes abonnées à la chaîne Youtube de ce prof de physique (@Julien_Bobroff). Dont Olivier, depuis des années. Et Églantine depuis presque aussi longtemps.

Cet enseignant-chercheur rattaché à la fac d’Églantine est un brillant vulgarisateur. Il est capable de capter l’attention de parfaits néophytes sur des sujets hautement scientifiques. Avec lui, tout le monde peut s’attaquer à la physique quantique – en s’accrochant un peu, la pente est quand même raide.

Mais quel rapport avec les gogues de l’université ?

Ben la physique, justement. A travers une idée décalée. Trouvée à force de chercher le meilleur endroit pour diffuser de la science. Un endroit où on a du temps et rien d’autre à regarder qu’une porte ou un mur. Des toilettes.

Avec son équipe de vulgarisation La physique autrement, Julien Bobroff a imaginé l’expo scientifique la plus improbable.

« Le pari fou de ce projet, c’est de transformer des toilettes en salles d’expo pour vulgariser les sciences. Vous êtes dans une fac, un lycée, un musée ? Vous avez accès aux toilettes ? Imprimez les affiches, scotchez-les, et le tour est joué. Vous pouvez être sûr.es que les visiteur.euses seront au rendez-vous, avec l’effet de surprise garanti ! »

Ça s’appelle Aux chiottes la physique !

Ce jour-là, TF1 est venu filmer Julien Bobroff dans les toilettes des salles de cours d’Églantine. Curieuse comme une pie, elle a passé une tête, s’est retrouvée embarquée dans l’interview, était trop heureuse de parler d’un projet qu’elle trouve génial. J’attendais de voir la vidéo apparaître quelque part pour la partager ici. Mais je ne l’ai pas trouvée.

Il faudra vous contenter d’imaginer les yeux brillants, le sourire rayonnant et les paroles qui se bousculent allègrement quand Églantine raconte son aventure chiotissime.

Peau d’homme, gourmandise théâtrale

Peau d’homme au Théâtre Montparnasse avec Laure Calamy. Un voyage entre rires et réflexions sur l’identité, la sexualité, les injonctions de la société et l’amour.

Le temps est presque trop beau pour s’enfermer dans un théâtre en cet après-midi dominical. Mon vélo roule joyeusement jusqu’au théâtre du Montparnasse. Les terrasses bruissent de murmures ravis et de rires libérés un instant de la chape de grisaille permanente. Je glisse tant bien que mal ma fidèle monture entre deux arceaux trop serrés – les concepteurs de parking vélo pensent largeur des roues et oublient le guidon, les pédales et les éventuelles sacoches. Mais c’est un autre sujet.

La rue de la Gaîté porte bien son nom. Sous la corniche richement décorée, les trois baies vitrées et les deux cariatides aux seins nus de la façade du théâtre, le nom de l’actrice parade en lettres lumineuses. Laure Calamy. Elle est la tête d’affiche de la pièce de Léna Breban, Peau d’homme.

Alors que ma petite famille dévale les pentes enneigées, je me suis offert un plaisir théâtral solitaire. Fauteuil d’orchestre dans une mer de velours rouge, stucs dorés et balcons voluptueux. Veuillez éteindre vos téléphones portables. La salle est plongée dans l’obscurité.

La salle se remplit tranquillement. Plus un siège vide au lever du rideau.

Nous voilà immédiatement transportés dans un temps lointain, une époque incertaine qui tient plus de la projection onirique que de la réalité historique. Une Renaissance rêvée. Des sculptures aux formes généreuses dans une Italie à la douceur lumineuse.

Bianca guette l’arrivée de son fiancé, le beau Giovanni. Son vœu le plus cher serait de le connaître un peu avant de l’épouser. Sa marraine – l’éclatante Samira Dedira, mon personnage préféré – lui révèle alors un secret que les femmes de la famille se transmettent de génération en génération : une peau d’homme.

Celle qui l’enfile se transforme alors en garçon, avec tous les attributs physiques de la virilité. Comment ne pas exploser de rire devant la performance de Laure Calamy – Bianca – devenue Lorenzo, quand il découvre cet appendice long et mou pendouillant entre ses jambes. Quand elle doit apprendre à marcher comme un homme, comme si le sol lui appartenait, et oublier les pas légers et feutrés des femmes.

La pièce se poursuit sur un rythme haletant, cadencé par les chansons écrites par Ben Mazué. On part à la découverte du monde masculin. On y rencontre les questions de quête d’identité, de la place de femmes, des injonctions de la société, des esprits fermés, de la joie de vivre, du respect de l’altérité. Beaucoup de questions actuelles traitées par le prisme d’un conte décalé.

Il y a de la folie et du drame, du rire et du cabaret, de l’amour et des couleurs. On en ressort l’optimisme chevillé au cœur et l’envie de croquer la vie.

Quand je reprends mon vélo, un jeune homme décroche le sien en fredonnant un air de la pièce. Sourires complices.

Sur le chemin du retour, la nuit est en train de tomber mais j’ai encore du soleil plein la tête. Comme un goût de sucre guilleret qui reste en bouche.

Deux jours après, je dévore la BD à l’origine de cette pièce, Peau d’homme de Hubert et Zanzim aux éditions Glénat. Pour revivre le plaisir alors que la pluie tombe drue.

Ceci est une clé

Ou comment Magritte peut déverrouiller une facette d’Hortense.

Ne pas partir en vacances, c’est prendre le temps de laisser faner les maladies d’hiver en un froissement de mouchoirs

en papier. C’est aussi profiter d’habiter à proximité d’une ville qui fait rêver le monde entier, surtout depuis qu’elle a été si joliment mise en scène pour les jeux olympiques.

La pluie, le froid et les journées mornes n’incitent pas à se balader nez au vent dans les rues parisiennes. Alors il reste les musées. L’offre est monumentale. Sauf le lundi, où la plupart d’entre eux sont fermés. Seul Beaubourg ouvre ses portes et ses escalators extérieurs qui révèlent petit à petit une vue magnifique sur les toits parisiens. Même quand la tour Eiffel s’estompe dans les nuages.

L’expo phare du moment est celle sur le surréalisme. Une foule compacte piétine dans les allées, écoute doctement la voix d’André Breton reconstituée par une IA tout en découvrant son écriture serrée sur les pages de ses carnets. « Surréalisme » foisonne d’œuvres plus ou moins connues, bifurque entre les amitiés et les rivalités, les nationalités, les genres, les supports, les formats, les inspirations. L’ensemble est gigantesque, limite indigeste.

Et puis il faut aimer. Ce n’est pas mon courant favori même si la démarche est passionnante. Un artiste en particulier m’a pourtant fait énormément vibrer, Max Ernst. Je connaissais un peu, de loin, de nom. Une vraie rencontre. C’est une de ses œuvres, L’ange du foyer, qui a été choisie pour l’affiche de l’exposition. Personnellement, je suis restée subjuguée par ses forêts.

J’avais traîné Hortense avec moi. Qu’elle découvre par elle-même des œuvres qu’elle peut aimer, critiquer, détester. Peu importe, du moment qu’elle s’autorise ses propres choix. Elle a traversé l’exposition sans s’attarder. Trop de monde. Contempler une œuvre tenait de la bataille opiniâtre bien que silencieuse. Elle, ce sont les œuvres de Magritte qui ont systématiquement retenu son regard.

René Magritte, Les valeurs personnelles, 1952

Ses toiles font écho aux sentiments d’Hortense. Ce décalage permanent, légèrement absurde, derrière une première impression de normalité, c’est un univers qui lui parle, dans lequel elle se reconnaît. Car sous son air désinvolte, Hortense cache surtout une grande sensibilité. Comme elle ne sait pas vraiment quoi en faire, comme elle se sent très en marge des normes attendues, elle se verrouille. Magritte a été comme une clé.

Dans l’immensité de cette exposition, Magritte n’est qu’une anecdote. Mais il m’a permis de comprendre une facette d’Hortense. Rien que pour ça, ça valait la peine d’affronter la foule.

Madelaine avant l’aube

Un roman de Sandrine Colette qui laisse un goût âpre et chaud. Un clair-obscur magnifique.

Dans les romans de Sandrine Colette, les humains se taisent face à cette nature immense, aux échos infinis, qui ouvre et ferme les horizons. J’avais été happée par On était des loups. La lecture de Madelaine avant l’aube me laisse un goût âpre et chaud, comme des marrons cuits dans la cheminée un soir d’automne. La noirceur de la nuit, l’éblouissement du feu.

Voilà des temps anciens aux contours indéfinis dont on sait seulement que les seigneurs avaient encore tous les pouvoirs, chevauchaient à travers leurs terres l’épée à la ceinture et avaient droit de vie et de mort sur leurs paysans. Des temps où la famine guettait derrière les bourgeons du printemps. Des temps où les enfants naissaient à la chaîne et mourraient presque aussitôt. Des temps où la vie se pressait entre la forêt, la rivière et les champs.

Le paysage rappelle ceux de ces contes un peu sombres qui allongent les ombres et écarquillent les yeux. Dans un coin reculé, à l’écart de tout, les Montées, vivent une poignée d’hommes et de femmes, entrelacés entre la beauté et la force, l’impuissance et la sagesse, l’enfance et la maturité, la lourdeur de la terre et le sifflement du vent. Tous liés par une résignation poisseuse que viendra perturber une petite fille à la sauvagerie animale. Tel un chat indomptable, hostile à l’injustice et à l’arbitraire.

Lumineuse et incandescente, Madelaine vit au rythme des saisons et de ses émotions. Une « fille de faim » avec une volonté farouche de vivre, sans concession.

Un livre splendide et rude, qui touche au plus profond des âmes, faisant appel à tous nos sens, où la tendresse affleure, l’amour se devine et la famille se dessine en creux. Un clair-obscur magnifique.

  • Sandrine Colette, Madelaine avant l’aube, Lattès, 2024, 252p.

20 ans de cirque contemporain, ou l’équilibre fragile d’une bulle

Vision personnelle du cirque contemporain à l’occasion des 20 ans de l’Espace Cirque de l’Azimut.

« Préserver du vide et du fragile pour que naisse la poésie du cirque »*, telle est la proposition de l’Espace Cirque à Antony. Quelle idée délicieusement folle à une époque et dans une région où la population se densifie, où les relations se crispent et où le mètre carré vaut de l’or.

Le vide, telle une bulle lyrique, écrin de l’éphémère beauté d’un chapiteau.

De mon enfance, j’ai gardé le souvenir d’un cirque flamboyant. Du rouge pompier. De l’or éclatant. Des étoiles, des strass et des paillettes. L’attirail pour en mettre plein la vue. Je devais avoir dix ans quand mon oncle nous emmena voir le cirque Pinder. La grande esplanade des Quinconces à Bordeaux. Des éléphants et des tigres parfaitement dressés. Se tordre le cou pour suivre le balancier des acrobates tout en haut du chapiteau. J’avais des étoiles plein mes yeux d’enfant. J’ai gardé longtemps le petit drapeau à l’effigie du cirque que mon oncle m’avait offert en souvenir.

Mais le cirque, une fois adulte, je n’y ai que rarement remis les pieds. Il y a eu notamment cet été dans le sud de la France. Un petit chapiteau sur un parking et des voitures qui sillonnaient la ville, haut-parleurs grésillant les dates des prochaines représentations et des affiches avec toujours la même tête de clown. Nous avons pris des places pour occuper les enfants. Un zèbre perdu sur la piste. Un tigre de mauvaise humeur. Un lama déboussolé et des numéros sans surprise ont eu raison de mon envie de cirque.

Aujourd’hui, on n’autorise plus les lions en cage et les éléphants sur des tabourets. Ni aucun animal sauvage. Tant mieux. Restent les femmes et les hommes pour faire vibrer nos cœurs. J’ai eu l’occasion de voir trois fois le Cirque du Soleil. Du spectaculaire. Des univers extraordinaires. Des prouesses acrobatiques. On en prend plein la vue. Mais aussi plein le porte-monnaie. On est loin de l’après-midi d’été à combler pour enfants désœuvrés.

Que reste-il entre le parking de la zone péri-urbaine et le show sous chapiteau géant ? La bulle fragile du cirque contemporain, en équilibre entre la société ordinaire et la fantaisie créatrice.

Depuis que je travaille à l’Azimut, je découvre l’étendue de cet art fugace aux confins du théâtre. Les circassiens embarquent les spectateurs dans une atmosphère où jouent autant la subtilité des sentiments que les prouesses artistiques.

Lundi, l’Azimut fêtait les vingt ans de son Espace Cirque. Un terrain vide sur lequel dorment toujours quelques caravanes aux habitants intermittents, un petit chapiteau pour la restauration et un module en préfabriqué qui sert de bureau administratif. De l’architecture éphémère. Chaque compagnie structure cet espace à sa façon, modulant le plein et le vide pour écrire des univers fantastiques.

Ce mois-ci, je suis allée voir deux spectacles coup sur coup. Vendredi soir, au théâtre Firmin Gémier, Antigone de Sophocle, mis en scène par Laurence Cordier. Dimanche après-midi, à l’espace cirque, Sono io ?  de Circus Ronaldo.

J’ai été conquise par l’actualité du texte de Sophocle et la scénographie de la pièce, le travail sur les lumières, le gravier noir qui tombe régulièrement du ciel, sablier inexorable qui noie les personnages dans le deuil. Mais je n’ai pas été saisie par l’émotion des sentiments. Je suis restée spectatrice admirative de la performance, sans entrer réellement dans la pièce.

Alors que sous le petit chapiteau du Circus Ronaldo, j’ai été emportée dans l’univers merveilleux et absurde de ce père et ce fils qui s’aiment sans se comprendre, se cherchent sans se trouver, s’observent sans se regarder. Une histoire de passation autant que d’émancipation, d’un héritage aussi délicat à transmettre qu’à recevoir. Comment construire sa propre place avec ce que nous donnent nos parents. Comment accepter la singularité de son enfant. Une rêverie poétique où l’acrobatie n’était qu’un moyen de raconter une histoire.

Finalement, c’est cela le cirque contemporain. Un cirque qui raconte des histoires. Alors que les numéros se succédaient dans une ambiance fantaisiste et festive pour cet anniversaire, je pensais à Molière et à ce théâtre itinérant qui écumait les villes et jouait dans les foires, loin des salles luxueuses des théâtres d’aujourd’hui.

Je trouve merveilleux que des structures telles que l’espace cirque d’Antony permettent de préserver ces parenthèses d’évasions vagabondes et joyeuses. Et je m’estime extrêmement chanceuse de participer à cette aventure incroyable, même à mon échelle microscopique.

📸Pour de bien meilleurs images que celles prises avec mon téléphone, je vous invite découvrir les photos de Joseph Banderet. Elles sont magnifiques !

🎪Pour aller voir les prochains spectacles à l’Espace Cirque ou dans les autres lieux de l’Azimut, demandez le programme !

Le programme des 20 ans de l’Espace Cirque d’Antony

*Extrait du discours de Marc Jeancourt et Delphine Lagrandeur à l’occasion des vingt ans de l’Espace Cirque.