Ode-trip à l’amitié

Rouler sous le soleil de juillet. Zaho de Sagazan chante les nuages. Direction Bordeaux. Ville d’enfance aux souvenirs effacés. Mémoire en éclats, tessons de vie, de la maternelle à l’adolescence. Avant que ne disparaissent le o prononcé comme un a – la vie en « rase » – le g à la fin des mots – aller acheter le « paing » – articuler toutes les lettres, bases de cet accent qui chante le sud. Dans mon sud-ouest natal, les enfants sont des drôles, on se traite de couillon avec affection et on mange des chocolatines.

Je retourne rarement dans la capitale de la Gironde. On a restitué les clés de l’appartement de ma grand-mère derrière le jardin public à sa mort juste après notre retour en France. Mon père avait vendu la maison de notre enfance bien avant de s’éteindre dans un EHPAD au bord du Bassin d’Arcachon. Il a rejoint le caveau de ses propres grands-parents dans un cimetière de la rive droite alors que le monde entier suivait en direct les funérailles de la reine d’Angleterre.

Pour atténuer le découragement qui me saisit chaque fois que je dois me rendre dans la maison de ma maman, j’ai transformé ce voyage en une sorte de road-trip amical et mémoriel.

Talence est désormais une mer inconnue où je flotte sans aucun repère. Des bâtiments ont poussé entre les îles de mes souvenirs. Je retrouve la grande tour de mes premiers pas. Dans la boîte à livres, une série de Tout l’univers. Sur la première page du volume 1, la date annonce 1979. Entrée à la maternelle.

Quelques rues plus loin, l’école est toujours là. Son toit d’ardoise sur la pierre tendre, le préau de mes premiers jeux, la grande grille en fer forgé. L’école primaire se situe à l’angle. La petite porte au fond de la cour était celle de ma classe de CP. Juste à côté du grand fronton où je n’ai  pourtant jamais vu personne jouer à la pelote basque. Nous rejouions les dessins animés du Club Dorothée sous les grands platanes. Les anciennes classes de CE1 et de CE2 ont disparu derrière un agrandissement.

Je reprends pied sur l’île principale de mon enfance. Je n’ai qu’à suivre le trottoir pour retrouver notre maison. Ici le bureau de tabac où nous achetions toujours quelques bonbons avec la monnaie des cigarettes de nos parents. La petite maison à laquelle nous aimions sonner puis partir en courant avant que la porte ne s’ouvre. Sales gosses.

Les balcons ont été repeints en bleu. Les volets en bois ont été remplacés par des stores roulants. Des arbres ont poussé haut dans le petit jardin. Le carré de pelouse a disparu sous une terrasse en dalles de bois disjointes. La haie et le voile posé sur la grille  m’empêchent d’apercevoir les traces que nos échasses avaient creusées dans la pierre blanche. Elles doivent pourtant encore être visibles, inconnues à quiconque ne lève pas suffisamment les yeux.

La maison voisine est celle des parents de ma copine Véro. Refuge aux crises de l’adolescence, base de repli après les batailles avec mon père lors des visites obligatoires. Vero est revenue vivre à Bordeaux après une vie à Londres. Elle m’héberge dans la maison qu’elle vient d’acheter à quelques minutes de nos fous rires d’adolescentes.

Les années sans nous voir n’ont jamais entamé notre amitié. Nous la retrouvons intacte alors que nous pique-niquons sur une plage océane devant le coucher du soleil. Son rire n’a pas changé, perles sonores et colorées qui sèment de la joie. Cette plage est celle où je venais, enfant, alors que nous vivions pour un week-end ou des vacances au bord du Bassin, dans la maison de mes grands-parents.

Je continue de visiter les îles de mes souvenirs. Le jardin de la maison semble abandonné. Le toit refait à neuf indique pourtant qu’elle est en cours de remise en état. La boîte-aux-lettres porte encore le nom de ma grand-mère. Je marche jusqu’à la jetée délaissée par la marée basse, retrouve le chemin des cabanes d’ostréiculteurs dans le petit port aux portes des prés salés. La route goudronnée a remplacé le chemin blanc sur lequel on jetait les coquilles d’huîtres pour le renforcer. Graviers de nacre blanche qui crissaient sous les roues des voitures.

En route vers la pointe du Médoc. Fenêtres grand ouvertes. L’air chaud ébouriffe mes cheveux. Odeur de pin. Routes aux infinies lignes droites. Vieux séchoirs à tabac. Maisons basses. Puis la forêt s’estompe et j’arrive aux eaux boueuses de l’estuaire. Trajectoires croisées des optimistes, vedettes, voiliers et scooters de mers. L’air de vacances sur le pont du bateau referme la carte des routes de mon enfance.

Un peu plus tard, la lumière chaude étire les vignes du Cognac quand je quitte la maison de maman la voiture pleine de cartons. Les éoliennes jettent de grandes ombres dans le soleil couchant. Je suis le GPS sur les petites routes de Touraine. La silhouette sombre d’un sanglier s’immobilise à mon passage.

Une lampe s’agite sur un chemin de terre. Phare dans la pénombre pour accoster au milieu des champs. Je retrouve Gaëlle dans sa retraite paisible. Quelques amis, des pizzas cuites dans le vieux four en pierre, bières et conversations sous les étoiles. Lueur d’un tracteur qui s’active au loin. Un cheval hennit derrière les hautes herbes.

Au petit matin, le soleil paraît délicatement derrière les arbres, dorant les champs fraîchement moissonnés. Douceur médiévale de Loches. Nos conversations s’enchaînent paisiblement, se nourrissant de vieux souvenirs communs, en construisant de nouveaux, dont une mémorable chasse à la mouche et de piteux essais de dorure sur bois sous l’œil indulgent d’une grande artiste.

Je rejoins finalement la Sologne, villages de brique rouge et forêts épaisses. Mon pare-brise se brouille d’insectes accumulés en même temps que les kilomètres. Aurore et Régis m’accueillent dans leur grande maison au bord d’un étang. On s’installe sur la terrasse. Barbecue et rosé me rappellent les nuits campées ensemble sur les plages de la mer Noire au son de la guitare de Régis. Ce soir, il se met au piano alors que la voix calme d’Aurore me donne les dernières nouvelles du temps qui passe.

Je rejoins le tumulte de l’autoroute sous la pluie et retrouve enfin Olivier et Eglantine alors que vient de se terminer la cérémonie d’ouverture des JO. J’ai l’impression d’avoir voyagé très longtemps, le cœur chargé des rencontres avec mes souvenirs et mes amies. Ce road-trip express fût une ode à l’amitié, celle qui nourrit le présent et abreuve l’avenir.

Carte routière

Déjà six heures que nous sommes sur la route. A l’arrière de la voiture, Hortense écoute de la musique dans mon gros casque réducteur de bruit. Sitôt quittés nos amies à Carry le Rouet, elle a sombré dans un sommeil profond, la tête renversée contre la portière. Une semaine de plongée quotidienne, de levés à 7h30, de veillées animés, d’éclats de rire avec les nouvelles copines et copains, de kayak dans les calanques et autres défis sportifs à l’UCPA de Niolon… elle est crevée.

Nous venons de passer Vezelay quand Eglantine entreprend de nous situer sur la carte de France. Je l’ai acheté sur une aire d’autoroute à l’aller. Mais nous étions toutes trop fatiguées pour s’y intéresser. C’est la première fois qu’Eglantine suit notre trajet sur une carte en papier.

Nous ne roulons plus qu’avec le GPS. Très pratique pour ne pas se perdre. Complètement inutile pour se repérer dans l’espace. Avec Waze la route ressemble à une éternelle ligne droite. Si l’on sait où l’on va, on ne sait plus où l’on est.

Le doigt posé sur la carte, Eglantine a repéré le nom des villes, le numéro des routes, celui des sorties de l’A6, la destination des autoroutes que nous rencontrions. L’A19 partait vers Orléans. L’A77 provenait de Nevers. Les départements sont devenus concrets. Les distances se sont ajustées. La géographie a retrouvé une réalité dans laquelle projeter le trajet. La route a cessé d’être un espace distendu où seul le temps qui passe servirait de repère.

En plus, la lecture de la carte amène des discussions, des découvertes, des mises au point et des interrogations. Plus le temps de s’ennuyer. Arrivées en région parisienne, il nous aurait fallu un plan plus détaillé pour continuer à suivre.

Désormais cette carte restera toujours à portée de main dans le vide poche central de la voiture.

Pendant ce temps en Turquie

La sonnerie retentit. Facetime. Ici, il fait encore jour. En Turquie, la nuit est déjà tombée. Olivier télétravaille depuis Istanbul pendant que Yesim guide Hortense et Juliette entre l’Asie et l’Europe. Istanbul, seule ville au monde à cheval entre deux continents…

Dégustation de simit et d’açma, vapör pour traverser le Bosphore accompagnés par les mouettes, gastronomie turque. Thé noir, glycine mauve, mosquée Bleue. Jeux de lumière dans la Citerne Basilique. Olivier, Hortense et Juliette profitent des couleurs douces de la Turquie.

Sur la tombe du papa de Yesim

Art espiègle des vendeurs de glaces qui, vingt fois, font semblant de laisser tomber le cornet, le lancent dans des pirouettes acrobatiques, magiciens de la crème glacée, illusionnistes de rue qui produisent toujours autant de sourires, même avec des ados.

L’art de souffler le verre pour créer ses propres perles colorées. Yesim a trouvé l’endroit idéal pour deux jeunes filles à peine sorties de l’enfance. Dans le parc voisin de la verrerie, des lapins en liberté, des jeux en quantité, moments de bonheur ensoleillé.

Partage de photos, de videos et visios, une impression d’ailleurs pour nous aussi. Eglantine et moi profitons sans regret du calme de la maison, même si nous serons très heureuses de retrouver l’autre moitié de la famille dans quelques jours.

Petit pincement au coeur, tout de même, de ne pas avoir pu rejoindre ce pays tant aimé.

Photos prises par Olivier

Verre à moitié plein ou à moitié vide ?

Première soirée sans Olivier et Hortense. Ils se sont envolés pour la Turquie en début d’après-midi. Notre chère Yesim les a récupérés à Istanbul. Désormais, des éclats de rires complices d’adolescentes peuplent sa jolie maison. Hortense a emmené sa grande copine Juliette dans son pays de naissance.

Elle tisse à travers ses voyages en Turquie une relation intime avec le pays qui l’a vue élever ses premiers cris, esquisser ses premiers sourires et former ses premiers mots. Un gloubi-boulga de turc et de français. Yesim est la précieuse magicienne de cette relation.

Pendant ce temps, Eglantine et moi restons à la maison. Ce genre de voyage est bien trop fatiguant pour elle. Surtout avec les épreuves de bac qui se profilent encore en mai puis en juin. Quelque part, nous sommes assez heureuses de profiter de la maison en toute quiétude pendant deux semaines. Pour moi, c’est une vraie pause avec beaucoup moins de logistique.

Tout de même, ce soir, il manquait la moitié d’entre nous autour de la table. Les sollicitations de sa sœur risquent de manquer à Eglantine. Ainsi que les conversations scientifiques à bâtons rompus avec son père.

De son côté, Olivier n’a pas l’habitude d’être à Istanbul sans nous. Petit sentiment de vide aussi.

Ah la famille… Elle nous étouffe parfois mais elle nous rassure souvent.

Alors, verre à moitié plein ou verre à moitié vide ?

Ce soir, le lit me semble tout de même un peu grand…

De l’art à la carte

Dans la boîte aux lettres ce matin, deux cartes postales. Elles portent des timbres ukrainiens et sont destinées aux filles. Chacune la sienne. Au dos des cartes colorées, nos écritures. Nous les avions oubliées ! Ces cartes qui faisaient partie d’un projet artistique à l’aéroport de Kiev. Nous y étions restés quelques heures début novembre à la faveur d’une correspondance en revenant de Jordanie.

Dans la tristesse d’un aéroport sans charme, alors que nous avions vu le soleil se lever au-dessus de la Turquie depuis notre vol Aman-Kiev, nous prenions un petit-déjeuner dans un café. A quelques pas, une vingtaine de boîtes-aux-lettres joyeusement peintes. Sur un chevalet en leur centre, des cartes postales attendaient les voyageurs. L’envoi était gratuit. Il suffisait de remplir la carte.

Entre une tasse de thé, un café crème et un cruel manque de sommeil nous avions aimé l’idée de poster des cartes aux filles. Sans trop savoir quand elles arriveraient à destination. Forcément après nous, puisque nous atterrissions à Roissy quelques heures plus tard.


J’avais posté chaque lettre dans une boîte différente. Des oiseaux rêveurs, d’un bleu qui invite au voyage dans les nuages pour Églantine. Un cœur rouge vif, ailé, et des roses carminées pour Hortense.
Souvenirs de voyage. Quand l’art illumine un interminable trajet, distillant un mois et demi plus tard un peu de joie au cœur de l’hiver.