Que la vie soit un bal permanent

Demander son avis sur un spectacle à un directeur technique de théâtre, c’est demander à un ouvrier agricole sur les bords de Loire au XIXe siècle s’il le saumon est bon. Le saumon, il en mangeait à tous les repas. Difficile de se laisser encore surprendre.

Le festival Solstice s’est encore poursuivi toute ce week-end. Les techniciens ont monté les structures chaque jour sous une chaleur caniculaire. Peaux rougies, desséchées, soif intense, épuisement. L’esprit d’équipe tient l’énergie de la troupe mais les démarches se font lourdes, les jambes raides, les pieds trainants, les épaules tombantes.

Et puis ce soir.

Dans la lumière rasante de la fin d’une journée d’été, la Bande à Tyrex sort les cuivres la batterie et l’accordéon. Chanteurs, musiciens, acrobates, comédiens, ils sont onze à prendre d’assaut la scène montée pour eux. De la joie, de l’absurde, de l’équilibre, de la chute, de la connivence, jamais d’indifférence. Le public adhère, suit le mouvement, applaudit, chante, fait la Ola.

La bande à Tyrex au festival solstice 2023

Les artiste font tournoyer leurs vélos, les tirent tels des  boulets, pédalent le nez au vent telle Paulette sur les chemins environnants, se rentrent dedans, se cherchent, s’évitent puis se retrouvent.

La musique accompagne, entraîne, orchestre cette joyeuse bande de clowns en roue libre. Poésie déjantée, amoureuse, bienveillante, littéralement éblouissante (un casque boule à facette réverbère les rayons chatoyants du soleil couchant).

Enfin, la piste est envahie, les musiciens appellent les spectateurs et le bal commence, heureux, simple, réjouissant.

On écluse les bières, esquisse des pas de danse. On se tape dans le dos. On se félicite de la saison, du festival, de la journée. Les sourires sont sincères sous les regards assommés de chaleur.

Il faudrait que la vie soit un bal permanent.

Les week-end de juin

Les week-end de juin, les journées sont tellement longues qu’elles semblent ne jamais se terminer. On tient la chaleur à distance derrière les volets fermés. On déjeune en terrasse avec de la mozzarella bien fraîche. Et on fête les dernières fois.

Dernière épreuve du bac pour Eglantine cette année avec la philo. Sujet 1 : Le bonheur est-il affaire de raison. Quatre heures. Et une tel soulagement ensuite que, pour la première fois depuis des mois, Eglantine rayonne.

Dernière fosse pour Hortense. Un aller-retour en Belgique avec son club de plongée un samedi. Tout un après-midi dans un aquarium géant avec des poissons d’eau douce exotiques. Difficile de la reconnaître derrière le masque et le détendeur, bien cachée dans son épaisse combinaison noire.

Les pique-niques, les barbecues, les restaus, les cafés, les apéros pour se voir, une dernière fois, avant la grande pause estivale. Revivre l’année. Partager les bons souvenirs.

Les anniversaires, soirées pyjamas, à rire et à papoter jusqu’au milieu de la nuit pour notre jeune adolescente, Hortense, tellement heureuse de grandir et de s’épanouir avec ses ami.es.

Les derniers spectacles de l’année avec Solstice, le festival de cirque et de musique de rue de l’Azimut. Un chien blanc qui traque un diabolo, des acrobates qui jonglent avec des poutres sur des trampolines, de l’humour, de la musique, de la poésie. Et Eglantine, pantalon fluide bleu et blanc, blouse légère et large chapeau, qui enfourche son vélo électrique pour profiter des spectacles.

Jour d’orage. Les spectacles sont rapatriés à l’intérieur du théâtre. Dans le foyer, musiciens et techniciens regardent le dernier spectacle grâce au retour vidéo. Au fond, à gauche, je reconnais Eglantine, trop heureuse de jouer avec une poutre dans la lumière des spots.

Et puis la fête du collège. C’était hier. La fin des cours approche. Le récital de piano. Cet après-midi. Bientôt les vacances.

Les week-ends de juin défilent à toute vitesse. Riches, intense, heureux, épuisants, stimulants.

Ca tire dans les muscles, ça racle sous les paupières, ça fond au niveau des neurones, ça explose les émotions.

Alors, il est temps d’aller dormir.

Faire une escale avec Mario Kart

Team-building. Au théâtre L’Azimut, on parle d’escale. Un dernier arrêt avant la bouquet final de la saison, le festival Solstice. L’occasion de rassembler les équipes, de souder tout le monde, régie, production, direction, communication, programmation, de ravitailler le groupe en solidarité, bienveillance et envie de construire quelque chose ensemble. Car il faut de l’envie pour réussir à donner vie à trois lieux culturels sur deux villes année après année. J’y apporte la plus modeste des contributions depuis deux ans avec mes quelques heures par mois.

J’aime cette escale qui me permet de connaître celles et ceux que je côtoie rarement. Je n’aime pas, par contre, découvrir l’activité proposée à la dernière minute. Je préfèrerais savoir à l’avance ce qui m’attend. Même si je ne suis pas certaine que le karting m’aurait plus motivé que l’escape game l’année dernière. Tourner en rond sur des moteurs avec quatre roues au ras du bitume en consommant une quantité ahurissante d’essence, pas certaine que j’en eus réellement rêvé.

Pourtant, cette année encore, je me suis trompée. Tout comme l’escape game avait été très réjouissant car organisé autour des cinq sens, coopératif et drôle, ce karting n’avait rien de classique.

Ça commençait pourtant mal.

Un trajet en RER alors que le thermomètre s’emballe. Le GPS m’annonçait plus de deux heures à vélo. J’ai longtemps hésité mais j’ai choisi de ne pas cumuler presque cinq heures de vélo dans la journée, 70 km aller-retour, avec une activité potentiellement fatigante. Mauvais choix, j’aurais préféré revenir en prenant l’air plutôt qu’enfermée dans la promiscuité poissarde d’une rame de RER.

Un parc d’exposition sans charme écrasé de soleil. Des entrepôts posés les un à côté des autres et une verdure misérable parsemée au milieu de l’asphalte.

Tout ça pour aller faire du karting.

Mais, déjà, il y avait l’effet Azimut. Le trajet en RER à papoter joyeusement. Les retrouvailles avec l’ensemble des l’équipe, lunettes de soleil sur le nez, le plaisir de ne rien avoir à organiser et de se laisser guider.

Et puis, ce n’était pas un karting classique mais un karting électrique. Nous avons poussé la porte d’un des entrepôts. La salle était plongée dans une épaisse pénombre d’où montait des lumières vives : la piste ultra colorée, les voitures éclairées comme des vaisseaux spéciaux, le bar à la lumière chaude et rassurante. Tout rappelait l’univers de Mario Kart.

On nous a présenté le fonctionnement de la voiture. Accélérateur pied droit. Frein pied gauche. Quatre boutons sur le volant dont deux réellement utiles. Le bleu pour la marche arrière. Le jaune pour envoyer ses bonus sur les autres joueurs et les ralentir – nitro, fusée, huile, bouclier pour se défendre. Comme un Mario Kart grandeur nature. C’est un karting électrique en réalité augmentée. Fabuleux !

On enchaîne une course style Mario Kart, une bataille style Snake.io – il faut attraper le maximum de pastilles colorés pour avoir une queue de plus en plus longue, que l’on perd si on coupe celle d’un autre joueur – et une bataille de couleur – colorer un maximum de cases avec sa propre couleur en roulant simplement dessus. On termine par une dernière course.

Je ne joue jamais à Mario Kart et à Snake.io. Il me faut un peu de temps pour assimiler les règles. Je me concentre sur ma conduite et pilant mon bouton jaune dès que j’ai quelqu’un en face de moi. Il ne sera pas dit que je ne me serais pas battue. Ma défaite sera honorable. Je m’amuse énormément. La pédale de frein ne sert à rien. Je prends les virages à fond. Je maîtrise mon volant. Je me sens pilote de Formule Un. Je ne regarde pas l’écran sur lequel s’affichent le classement et le nom de ceux qui m’attaquent.

Pour le serpent, je pige rapidement qu’il vaut mieux prendre son temps pour grandir en toute sécurité et engranger les points contrairement aux rageux qui accélèrent frénétiquement pour attraper plus de pastilles colorées sur la piste.

Nous sommes plus de trente. Nous passons par groupes d’une dizaine de personnes. Deux passages chacun. Je me débrouille bien. Deuxième ex-æquo puis première ex-æquo.

Puis le responsable du lieu annonce le classement final. J’emporte la première marche du podium ! Au grand dam de certains compétiteurs déjà persuadés de leur victoire, l’attendant impatiemment. L’air de rien, tranquillement, c’est moi qui ai remporté le plus de points. Une belle surprise.

D’un autre côté, je sais tenir un volant et le vélo en région parisienne, ça entraîne à faire attention à ce qui nous entoure sur la route. Surtout, je reste persuadée que ma patience au jeu du serpent m’a rapporté beaucoup de points.

Une grande envie d’y retourner avec Olivier et les filles…

Sous le soleil du théâtre

Dans le foyer Avignon du théâtre en ce lundi matin, les techniciens prennent leur café. Ambiance joyeuse avant d’entamer le démontage des immenses rideaux noirs qui ont servi d’écrin aux marionnettes de La petite casserole d’Anatole. Il faut ranger le plateau en vue du prochain spectacle, Sentinelles, de Jean-François Sivadier. L’histoire de trois pianistes. Une pièce qui interroge sur le rapport à l’art en général, à la musique en particulier et à l’amitié. Deux représentations. Mercredi et jeudi.

Mais je n’en verrai aucune car cette semaine est consacrée aux Petites Cantines. Réunion de travail mardi soir, soirée des lauréats du budget participatif écologique et solidaire d’Île-de-France mercredi et apéro info jeudi, au bar du théâtre, justement pendant la pièce.

Revenons au foyer ce matin. Des bises, des checks et des chouquettes. Les nouvelles s’échangent, les sourires sont généreux, les blagues fusent et les rires se chevauchent jusqu’au moment où tout le monde s’éparpille. Je range le foyer Bussang. Celui des artistes. Les marionnettistes ont été très discrets. Pas de bazar. Je termine rapidement.

Puis je monte m’installer au bar. En dehors des spectacles, il n’est pas ouvert au public. Les équipes de l’Azimut, quand elles quittent leur QG de la Piscine (l’un des trois sites de l’Azimut), s’y installent là pour travailler. Ce matin, j’espérais bien trouver un petit coin pour avancer sur les Petites Cantines avant d’aller bosser avec Hélène. Aucune envie de repasser par la maison.

La chance m’a sourit autant que le soleil qui inondait les tables à travers la grande baie vitrée. Personne au bar. J’ai branché mon ordinateur, sorti mes dossiers et me suis mise au travail. C’était parfait. Par-dessus les toitures basses de la vieille ville, le clocher procurait une sensation de village paisible.

A 11h, j’ai replié mes affaires, traversé le plateau par la passerelle, récupéré mon vélo près du quai de chargement et je suis partie sous le regard bienveillant du régisseur qui donnait ses instructions à deux intermittents.

Travailler au théâtre m’ouvre décidément des horizons nouveaux.

Phèdre !

Nous l’avions repérée dans le programme de l’Azimut. Phèdre, avec son point d’exclamation, nous la connaissions déjà. Pas celle de Jean Racine, tragédienne en alexandrin. Non, celle de François Gremaud, qui se cache dans le point d’exclamation et dans l’admiration de son auteur pour la pièce de Racine.

Phèdre !

Un seul en scène où Romain Daroles fait un tour chez les Grecs, suit les détours de la mythologie et remonte les arbres généalogiques pour situer la tragédie de Racine. Sous prétexte de parler de la pièce, il la raconte toute entière, avec humour et respect, admiration et modernité, décalage et déférence.

Son seul accessoire ? Le livre de la pièce. Celle de Gremaud, pas celle de Racine. Le petit ouvrage de couleur crème, où le titre se détache en grosses lettres rouges, sert de houppette pour Hippolyte, de couronne pour Phèdre et de barbe pour Théramène, tout en simulant la toge de Thésée sur son épaule.

Romain Daroles joue tous les personnages. Œnone a un accent marseillais et aime Bourvil. Hippolyte ne dépareille pas avec les ados présents en nombre dans la salle. Théramène, fatigué par son grand âge, halète derrière sa barbe. Panope tente d’attirer l’attention en coulant des œillades enjôleuses au public lors de ses rares interventions. Mais non, décidément, Racine ne lui a pas donné beaucoup de texte et on lui fait comprendre qu’elle doit sortir de scène. Elle s’exécute en renâclant. Phèdre, stature altière mais expression légèrement ridicule, traîne l’amour honteux qu’elle éprouve pour Hippolyte comme un bagnard son boulet, concentrée sur ses multiples tentatives de se donner la mort. Enfin, Thésée est un macho à la démarche de cowboy et à la bêtise viriliste et revancharde. Il revient des enfers en hurlant « Back from heeeeeeeeell ! » tel un rappeur hardcore new-yorkais.

On rit, on découvre, on apprend, on savoure, on part en voyage dans l’imaginaire de la mythologie, de Racine et de Gremaud. Une superbe réussite qu’Eglantine était contente de partager avec nous et son ami Calixte.

Il y a quelques années, alors qu’elle tentait tant bien que mal de rattraper ses cours de français, elle devait lire Phèdre. Je cherchais alors une solution pour éviter la fatigue de la lecture. J’avais trouvé la vidéo de ce spectacle. Elle n’avait finalement jamais lu la tragédie de Racine mais s’était régalée de cette comédie, au demeurant fort instructive. Elle en avait gardé un si bon souvenir qu’il était hors de question de rater son passage au théâtre d’Antony.

Et, pour ne rien gâcher à notre plaisir déjà complet, le livre est offert à tous les spectateurs de la pièce. Tout le monde pouvant lire en chœur les deux dernières pages. Le jeu se transmet à la salle. Chacun devient acteur. Les cheveux gris comme les collégiens et lycéens venus en nombre avec leurs professeurs ce soir, donnant tout son sens au spectacle vivant et au partage qu’il génère. Oui, les ados sont bruyants, mais les entendre rire, réagir et interagir avec l’acteur fait partie de la vitalité nécessaire à la culture. Celle-ci ne doit pas être un sanctuaire mais un lieu de vie.