Veiller sur elle

Terminer de lire Veiller sur elle, de Jean-Baptiste Andrea, c’est rentrer d’un long voyage. Les paysages, les personnages, les couleurs, les odeurs et les sentiments se sont imprégnés en moi. Je suis impressionnée. Au sens où ma sensibilité a été profondément marquée.

Les personnages sont formidables. Des personnalités foisonnantes dans leurs contradictions, leurs entêtements, leurs espoirs et leurs déceptions.

Michelangelo. Le nom d’un géant pour un nabot. Car telle est la vision de l’oncle Alberto sur ce jeune sculpteur au talent immense mais aux membres trop courts. Mimo. Deux syllabes qui façonnent un récit à la fois dur et tendre, amer et sucré, comme ces oranges qui parfument les pages du livre.

Zio Alberto. Le mauvais sculpteur. Alcoolique. Egoïste. Lâche. Violent. Cruel. Antonella. La mère de Mimo. Lointaine mais toujours présente par les lettres qu’ils ne cesseront jamais de s’écrire. Vittorio, l’ami indéfectible. La pulpeuse Anna. Dom Anselmo, le curé du village.

Les Orsini. Le marquis et la marquise. Leurs trois fils. Et leur fille, surtout. Viola. Une supernova dans un monde en pleine mutation. Les villageois prétendent qu’elle se transforme en ourse. Le roman est plein de cette poésie mystérieuse des histoires qui voyagent le long des chemins, au rythme des paroles des hommes, sautant de maison en maison, tournoyant sur les places, dans les rangs de l’église ou entre les tables du café. Des légendes. Des chemins qui changent de place au fur et à mesure qu’on les foule. Un jeune joueur de flûte perdu dans une cité souterraine. Une source miraculeuse née des larmes d’un saint.

A l’occasion de sa mort imminente, Mimo, reclus dans un monastère austère, fait défiler sa vie derrière ses yeux clos. Il est l’unique détenteur d’un secret enfoui par l’Eglise, un mystère qui déclenche les passions, une œuvre qui dérange pour une raison connue de lui seul.

Les paysages happent le lecteur. Les descriptions sont magnifiques. Elles  transportent dans un ailleurs aux couleurs chaudes. Nous sommes en Ligurie, non loin de Gênes, dans le village de Pietra d’Alba.

« C’était la montagne, des pentes couvertes d’une forêt d’un vert presque aussi noir que les bêtes qui y rodaient. Pietra d’Alba était belle avec sa pierre un peu rose – des milliers d’aubes s’y étaient incrustées. »

« je n’ai jamais retrouvé la douceur des printemps de Pietra d’Alba, quand l’aube durait tout le jour. Les pierres du village agrippaient le rose et el passaient à tout ce qui pouvait le refléter carreaux, métaux, inclusions de mica dans les affleurements rocheux, source miraculeuse, jusqu’aux yeux des habitants. Le rose ne s’éteignait que quand le dernier homme d’endormait, car même à la nuit tombée il survivait dans le regard qu’un garçon posait parfois sur une fille, sous la lumière des lampions ».

« La villa se dressait en lisière de forêt, à environ deux kilomètres des dernières maisons ; Derrière elle, des contreforts sauvages et escarpés venaient échouer en une écume verte juste contre ses murs.

(…)

Devant la villa, orangers, citronniers et bigaradiers s’étendaient à perte de vue. L’or des Orsini, façonné et poli par le vent de mer qui, depuis la côte, soufflait son impensable douceur sur ces hauteurs. Impossible de ne pas s’arrêter, frappé par le paysage coloré, pointilliste, un feu d’artifice mandarine, melon, abricot, mimosa, fleur de soufre, qui ne s’éteignait jamais. »

Et puis, il y a le cimetière, lieu effrayant qui accueille pourtant les rendez-vous les plus fous et tous les secrets.

« Les grands cyprès qui veillaient sur les morts bloquaient en partie la lumière de la lune. Les certitudes et les lignes claires du jour laissaient place à des frontières troubles, un monde bistre et d’ombre où tout bougeait. »

Enfin, ce roman parle d’art. Celui de la sculpture. Le rapport à la création. Entre doutes et certitudes. Entre errances et fulgurances. Entre l’artiste et le monde. Entre soi et l’autre. J’y ai retrouvé quelque chose de La nature exposée d’Erri de Luca (merci à mon amie Françoise qui m’avait offert ce livre). Un autre sculpteur. Toujours l’Italie. L’art du sculpteur qui voit le chef d’œuvre dans le bloc de marbre. La relation charnelle entre l’homme et la pierre. Le souffle de vie qui en découle. La finesse des mots de Jean-Baptiste Andrea résonne comme les marteaux, massettes et autres outils du sculpteur. L’histoire se dessine par petits coups. L’auteur dégrossit, creuse et polit son récit, nous embarquant dans un tourbillon foisonnant.

Merci à Olivier qui m’a offert ce livre pour mon anniversaire au mois d’octobre. J’ai terminé de le lire juste avant qu’il ne reçoive le prix Goncourt. Mon coup de cœur ne doit donc rien à sa distinction.

Le casque de VR

Il est arrivé un soir de décembre, quelques jours avant Noël. Un gros cube en carton caché derrière le sourire radieux d’Olivier. Le sourire d’un enfant ayant reçu le cadeau des rêves. Un sourire qui déteint dans les yeux, qui illumine la brume nocturne, qui réchauffe les cœurs les plus endurcis. Un sourire simple, sincère, généreux.

Rapidement, la boîte s’est retrouvée échouée sur le tapis, éviscérée, oubliée. Le casque a pris place sur la tête d’Olivier, avalant la moitié de son visage, enserrant son crâne dans les larges sangles. Cyborg à trois yeux. Et toujours ce sourire béat.

Le casque de réalité virtuelle était entré dans la bergerie.

Attention, il n’est pas là pour rigoler. C’est un outil de travail, prêté par l’entreprise d’Olivier pour le télétravail. Faire oublier le bureau étriqué, deux jours par semaine, coincé dans une chambre sous les toits, entre une armoire et des peluches. Désormais, les salles de réunions sont monumentales. Les avatars s’installent face à la mer. Les documents sont partagés sur un immense écran en lévitation au-dessus du sable. L’immersion est totale. La concentration maximale. L’humain entre complètement dans la machine. Seule son enveloppe charnelle demeure attachée au fauteuil du bureau.

Le soir, pourtant, le casque VR colonise le salon. Quelques minutes après son arrivée, les premiers jeux étaient installés. On pousse la table basse et les fauteuils pour accueillir les mouvements amples de celle ou celui qui porte le casque. Tour à tour, les filles et Olivier se transforment en cyborgs, chimères modernes d’un monde évanescent.

Rapidement, la batterie se vide. Le casque aspire également l’énergie de celle ou celui qui le porte. Eglantine ne peut pas l’utiliser plus de trente minutes sans être totalement épuisée. Le mal de crâne gagne Olivier après une seule réunion dans le métavers. Seule Hortense ne sent pas la fatigue l’envahir. Elle pourrait rester des heures dans ce monde digital affranchi de tout repère temporel et spatial. Elle en revient pourtant les yeux brillants et les traits tirés.

Alors nous avons fixé des règles. Un temps maximum d’utilisation quotidien. Une heure limite après laquelle il ne doit plus servir.

Quant à moi, la plus réfractaire à ce monde coupé des autres corps, de la terre, de l’air et tout ce palpable qui fait, à mes yeux, la magie du quotidien, j’ai promis d’essayer bientôt ce casque avide de conquérir nos têtes. Je préfère quand même les livres, les mots et les couleurs de la vie.

Les prémices de Noël

Le compte à rebours a commencé. Noël approche.

Cette année, j’ai fabriqué les calendriers de l’avent. Version chocolats, pâtes de fruits et pâtes d’amande, choisis en fonction des goûts des filles pour éviter les mauvaises surprise.

Comme je ne souhaitais pas entreposer les contenants jusqu’à l’année prochaine, j’ai opté pour une version en papier, branche d’arbre et rubans. J’avais tout à la maison. Les rubans datent de l’époque des bazars turc dont je revenais toujours avec trop de choses. J’ai ramassé les branches dans le parc de sceaux il y a quelques années, amoureuse de leurs nœuds tortueux. J’ai fabriqué les boîtes dans du papier aquarelle épais sur lequel il était aisé, ensuite, de tracer les chiffres en rouge, vert et violet. J’ai découpé chaque boîte à la main à partir du modèle trouvé sur le site Tête à modeler. 48 boîtes, 192 trous, 96 boucles de nœud.

Rien de compliqué mais c’était long. Pour le 1er décembre, je n’avais préparé que la moitié. J’ai terminé ce matin, à l’heure où tombaient trois flocons de neige, alors que tout le monde dormait encore. Impression d’atelier du Père Noël.

Plaisir de voir les visages ravies des filles alors qu’elles ouvrent leurs pyramides en papier.

Déjà, enfin…

Hôpital Acibadem, Bursa, Turquie, il y a quatorze ans. Je suis enceinte. Depuis des semaines, la veine ombilicale a un problème. Elle risque de se boucher à tout instant. Dès que le docteur m’assure que mon bébé est viable en-dehors de mon ventre, nous provoquons la naissance d’Hortense.

Elle arrive beaucoup plus vite que prévu, beaucoup plus tôt. Le médecin avait anticipé au moins douze heures de travail. Elle apparaît deux heures après l’injection du produit provoquant les contractions. Elle a quatre semaines d’avance. Déjà née. Désormais, l’oxygène ne risque plus de manquer. Enfin née.

Déjà. Enfin. Aujourd’hui, Hortense a quatorze ans et cette dichotomie des sentiments est toujours très vive. Tous ses ami·es sont du début de l’année. Ils ont cet âge depuis parfois presque un an. Elle avait hâte de les rejoindre. Enfin.

Ce nouvel anniversaire concorde également mieux avec sa taille. Hortense est bien plus grande que la majorité des femmes adultes. Déjà. Difficile pour les personnes qui la croisent de lui donner le bon âge. Le vendeur du cinéma de quartier réclamait sa carte d’identité pour accepter d’appliquer le tarif réduit réservé aux moins de quatorze ans. Enfin, son âge correspond mieux à sa taille.

De sa naissance, Hortense a aussi gardé cette envie d’aller vite, de découvrir tout , tout de suite, d’être autonome et indépendante dès que possible. Quand nous nous promenons dans les rues parisiennes, elle y projette déjà sa vie d’adulte. Elle n’aime rien moins que passer du temps avec ses potes loin du cocon familial.

Il faut parfois s’accrocher pour comprendre ce qu’elle ressent. Elle ne s’est jamais beaucoup confiée. L’adolescence creuse encore plus ce fossé. Avec elle, le sentiment d’être des boomers a déjà fait son apparition. Mais, en prenant le temps, en oubliant de se vexer, en la laissant vivre à son rythme, la voir grandir est un vrai bonheur.

Je ne sais pas quelle adulte elle sera. Elle me surprend déjà tous les jours. Je me réjouis simplement de ses joies. J’écoute ses peines, quand elle accepte de les confier. Je la surveille du coin de l’œil pour qu’elle se sente soutenue. Je m’énerve parfois. Je ris souvent de ses facéties et de son humour incisif. Enfin bref, je l’aime profondément.

Jaune

Sortir. Pas seulement pour me rendre à un rendez-vous, conduire Églantine, préparer l’arrivée des artistes au théâtre, participer à une réunion pour les Petites Cantines ou faire des courses. Mettre simplement le nez dehors pour m’oxygéner, me balader, musarder.

J’ai retrouvé avec plaisir le parc de Sceaux, notre voisin que j’avais délaissé depuis le début de l’automne. Fini les enfants joueurs parsemant les pelouses de leurs cris, les groupes d’amis flânant dans les allées, les coureurs du dimanche. Quand le thermomètre n’affiche que quelques degrés au-dessus de zéro et que le soleil se musse dans des voiles nuageux, le parc n’accueille plus que quelques courageux·ses sportif·ves à la foulée énergique, des promeneur·ses de chien bien emmitouflé·es, des jardiniers qui s’activent dans les jardins à la française et des groupes de marche nordique armés de leurs bâtons.

Dans les arbres dénudés par les vents et les pluies des dernières semaines, on trouve encore quelques feuilles capturant le soleil. Malgré la morsure du froid, des éclats lumineux éblouissent le paysage, rehaussant les écorces sombres et la terre humide.

Morceaux choisis en camaïeu de jaune pour un shoot de bonne humeur.

La nouvelle du mois – Les couleurs de l’argent

Novembre 2021. Sylvie tape le code de l’alarme et ferme la porte du Picard. Le parking est désert. Le crachin brille dans le halo des lampadaires. Le 197 tourne au bout de la rue. Elle court un peu pour ne pas le rater. Elle est seule à l’arrêt de bus. Le chauffeur tourne à peine la tête et referme rapidement les portes. Au fond du bus, trois jeunes filles rient en regardant leurs téléphones. Sylvie toise son reflet dans la fenêtre. Les poches sous les yeux. Les petits ruisseaux de rides. Mais, toujours, la douce clarté de ses yeux bleus qui avait séduit Gilles. Une autre époque. Elle rabat les paupières sur ses souvenirs.

En bas de la tour des Tournesols, elle salue la bande de garçons qui fument sur les blocs de ciment. Quand l’ascenseur est en panne, ce sont eux qui l’aident à monter ses courses jusqu’à son nid du dernier étage. Trois pièces aux murs d’un blanc défraîchi qui avaient accueilli sa solitude quand Gilles l’avait quittée quinze ans auparavant. Il avait gardé sa belle résidence et sa particule. Il avait même réussi à faire annuler leur mariage et avait ainsi pu retourner à l’église avec sa nouvelle épouse. Un an après, elle était enceinte. Sylvie en avait été malade.

Heureusement, elle avait pu compter sur la présence de Colette, petite bonne femme aux cheveux courts doucement ondulés et aux dents du bonheur qui lui donnent un air perpétuellement jeune depuis quatre-vingt-sept ans. Colette partage avec Sylvie le palier du quatorzième et dernier étage. La vieille dame y a installé de nombreuses plantes, sorte de canopée urbaine secrète.

Sylvie pousse la porte de son appartement. Elle accroche son manteau gris dans la penderie de l’entrée et allume l’une après l’autre les guirlandes colorées qui illuminent son nid à la nuit tombée. Elle jette un regard paisible sur les lumières de la ville qui s’étalent à perte de vue sous ses fenêtres, se sert un verre de vin blanc et se dirige vers une petite pièce tout au fond de l’appartement. Elle retrouve sa dernière toile en cours de travail sur le grand chevalet en chêne. Rare souvenir des cadeaux somptueux que lui faisait son mari à l’époque où il aimait qu’elle ait des envies artistiques.

Elle dépose la peinture onctueuse sur la palette où se mélangent plusieurs couches de couleurs. Enfin, le pinceau glisse sur la toile et Sylvie oublie la grisaille, l’enfant qu’elle n’a jamais eu et les humiliations de la vie. Soudain, la sonnette retentit.

Colette est sur le palier. Elle est venue regarder les résultats du Super Tirage sur l’ordinateur de Sylvie. Elle n’a jamais réussi à se mettre à l’informatique. Elle profite du portable de Sylvie pour ses démarches administratives et, surtout, pour jouer au loto depuis que le buraliste du quartier a fermé. Sylvie allume son écran et leur sert à chacune un cognac. Elle entre les chiffres de Colette dans le simulateur. Aucun gain. Puis elle tape les siens et clique sur le bouton « simuler ses gains ». 30 millions d’euros.

Elles n’en reviennent pas. Croient à un bug. Refont trois fois la manip. Le montant est tellement énorme qu’elles restent muettes. Puis elles se mettent à hurler comme deux enfants excitées.

« Tu vas en faire quoi ? » demande Colette soudain sérieuse.

Sylvie n’en a aucune idée.

Elles décident de profiter de la nuit pour retrouver leurs esprits. Dans les deux appartements du dernier étage des Tournesols, personne ne dort vraiment. Colette craint de perdre son amie. Avec tout cet argent, elle va repartir vers les beaux quartiers. Mais de son côté, Sylvie n’oublie pas la pédanterie de son mari, son mépris pour les pauvres. Elle ne veut pas retrouver ce monde hypocrite et arrogant.

Au petit matin, Sylvie se lève comme d’habitude pour aller travailler. Elle glisse une petite lettre sous la porte de Colette. Rendez-vous ce soir pour un remue-méninge à trente millions d’euros. Au magasin, Sylvie a du mal à se concentrer. Les sautes d’humeur du gérant l’agacent. La cliente qui râle parce qu’il n’y a plus de cubes de tomates à l’italienne. Celui qui vérifie la provenance de tous les poissons, gardant les produits trop longtemps en-dehors des congélateurs.

Pourtant, elle ne saurait pas l’expliquer, cette vie lui plaît. Les gens sont réels, leurs petits travers donnent de la saveur au quotidien. Ce sont eux qu’elle brosse dans ses peintures. La main de la petite fille tendue vers celle de son papa, si grand, si maladroit, tellement aimant. Cette dame qui, un jour de mai, dansait sur la place du marché, des fleurs en tissu dans ses cheveux gris, une jupe longue colorée qui tournait au rythme d’un saxophoniste de rue. Cette femme assise sur un banc dans le petit parc derrière la mairie, un livre à la main, dans l’ombre douce d’un grand magnolia. Ce vieux en pantalon de flanelle et bretelles sur son marcel blanc.

Sylvie prend parfois les gens en photo avec son téléphone. En croque d’autres dans un petit carnet qu’elle garde constamment dans son sac. Une fois chez elle, sa peinture est frénétique. Elle n’utilise que les trois couleurs primaires et du blanc. Elle aime les mélanger jusqu’à obtenir la juste teinte. Parfois, elle se laisse surprendre par une nuance inattendue. Quatre tubes pour des centaines de toiles qu’elle entasse dans son petit appartement et dans celui de Colette. Des centaines de toiles qui prennent la poussière loin de tout public.

Quand elle monte dans le bus ce soir-là, Sylvie ne peut s’empêcher de sourire au chauffeur. Elle surprend les regards interrogateurs qu’il lui jette pendant tout le trajet. Pour la première fois depuis des années, elle se sent belle. Elle sourit toujours quand elle croise les garçons en bas de l’immeuble. Ils la charrient gentiment, lui disent que ça lui va bien, lui demandent si elle est amoureuse. Sylvie a hâte d’annoncer son idée à Colette.

Elles s’assoient autour de la petite table en Formica jaune dans la cuisine de Colette. Elles chuchotent comme deux comploteuses. Sylvie se lance. « Je vais acheter mes toiles ». Colette ne comprend pas. Sylvie explique. Son idée n’est qu’une ébauche. Elle n’est sûre que d’une chose, elle ne veut plus changer de vie. Elle aimerait cependant que son art soit reconnu. Comment faire sans soutien, sans contact ? Gilles, lui, connaissait des galeristes, des collectionneurs et des directeurs de musées. Elle a gardé des noms et des numéros de téléphone. Impensable cependant de les appeler. Elle n’est plus personne depuis que Gilles l’a éjectée de sa vie. Elle n’est pas prête à essuyer les refus et la morgue des puissants.

Pourtant, quand elle voit les œuvres de certaines galeries, elle est persuadée qu’elle y aurait sa place. Alors, avec tout cet argent, elle a décidé de faire monter sa côte. D’abord, Colette va devenir une importante collectionneuse. Elle achètera des œuvres d’artistes reconnus. Un David Hockney, une sculpture d’Ai Weiwei, une peinture gigantesque de Jenny Savile, une saucisse d’Erwin Wurm… Quand elle sera connue dans le milieu, elle investira dans de jeunes artistes et des artistes méconnus. Comme Sylvie Sallon, dont elle s’entichera avec enthousiasme. Alors, les galeristes se bousculeront pour l’exposer.

Colette regarde son amie avec tendresse. Elle vient de gagner des millions et ne pense qu’à devenir célèbre. Comme une revanche sur son ancienne vie, sur la famille bourgeoise de son ex, sur le paradis perdu. Elle n’aurait pas choisi d’utiliser autant d’argent comme ça. D’un autre côté, qu’aurait-elle fait d’une telle somme, elle qui arrive à la fin de sa vie ? Elle n’a même pas d’enfant à qui léguer un tel pactole. Tout comme Sylvie. Colette, elle, l’a toujours bien vécu. Avec Roger, ils se sont toujours satisfaits de leur vie à deux. Mais ce regret d’enfant écrase Sylvie. C’est son infertilité qui a permis à Gilles de faire annuler le mariage. Sylvie ne lui suffisait pas. Il lui fallait un héritier.

Sylvie scrute la vieille dame. Elle s’attendait à partager son enthousiasme avec sa grande complice. Elle regarde l’appartement où Colette a toujours vécu avec son homme. Les photos sur les murs, les meubles démodés. Colette finira sa vie ici. Les souvenirs de son grand amour lui suffisent. Et elle, de quoi a-t-elle vraiment besoin ?

——

Juin 2023. Sylvie branche l’alarme et ferme la porte du magasin. Le bus ralentit pour qu’elle ait le temps de monter. Le chauffeur la salue avec complicité. Elle le retrouvera à la fin de son service pour une séance de cinéma. François aime les comédies romantiques, les pizzas et le rugby. Sylvie dort chez lui trois nuits par semaine. Le reste du temps, c’est lui qui vient chez elle. Il aime beaucoup ses tableaux. Il existe désormais de nombreux portraits de lui. Dans son bus, devant sa télé avec une bière, au cinéma avec une larme au coin de l’œil. Sylvie le peint avec amour.

S’il lisait les magazines artistiques, François se reconnaîtrait dans les articles qui se multiplient sur cette fabuleuse artiste encensée par la critique, Sylvie Sallon. Autodidacte révélée à cinquante-cinq ans. On ne sait presque rien d’elle. Seulement qu’elle a créé une fondation pour amener l’art dans les QPV, ces quartiers prioritaires de la ville largement abandonnés par les politiques publiques.

Un journaliste, une fois, est arrivé jusqu’au magasin Picard où travaille une certaine Sylvie Sallon. Il l’a suivie à la sortie du travail jusqu’à son domicile. Au chaud dans sa voiture, il n’a pas reconnu le visage du chauffeur de bus emblématique de l’œuvre de l’artiste. En bas des tours tristes, une bande de jeunes zonait dans les escaliers. Le journaliste n’a pas osé descendre de sa Zoé. Il a rayé cette Sylvie Sallon de sa liste et entrepris de chercher la suivante. Une pharmacienne dans le Pas-de-Calais.

Alors qu’il redémarrait, il croisa une vielle dame tirant un caddie décrépi. Son visage lui rappelait vaguement quelqu’un. Il ne fit pas le lien avec la grande collectionneuse d’art, Colette Santini.

Dans son nid au dernier étage, Sylvie avait déjà déposé ses quatre couleurs sur sa palette.

Petits souvenirs pliés dans les livres

Confirmation d’Hortense. Je n’avais pas envie d’offrir les traditionnelles dragées. Je voulais quelque chose de plus personnel, qui puisse se garder, qu’on ait plaisir à ressortir mais dont on puisse aussi se séparer sans état d’âme. Quoi de mieux que le papier ? Notamment les pages de cette collection de 10/18, collection Domaine Étranger, datant de l’époque où je recevais leurs sorties en service presse.

Je les déshabille, fais tomber la couverture cartonnée. Puis j’opère à la règle métallique et au cutter pour les diviser en pavés plus petits. Je réduis les pages. J’amincis les épaisseurs. Enfin je rabats les pages que j’ai pris soin de laisser reliées par la colle au dos. Au fur et à mesure des pliages, le livre prend une forme nouvelle. Cylindre ou diamant suivant que le pli est parallèle à la tranche ou en pointe.

Quand j’ai travaillé toutes les pages, je colle la première et la dernière entre elles. Puis je glisse un ruban dans le cylindre central. Je noue une boucle à l’extrémité supérieure. J’attache deux perles à l’extrémité inférieure. Puis je fixe le ruban avec de la colle chaude en pistolet.

Je dépose des touches d’aquarelle sur un papier épais. Je colle sur l’autre face la date de l’événement. Je découpe les étiquettes à l’emporte-pièce et je les fixe au ruban avec un petit anneau de métal.

Voilà des petits souvenirs à suspendre dans son sapin ou dans la maison. Moins gourmand que les dragées mais plus original.

Une newsletter de la mort

Je suis abonnée à une newsletter sur la mort. Ca vient du site Happy End, fin heureuse en français. Une jolie façon de voir la mort.

Mais pourquoi, me direz-vous ? Je n’en sais rien. Je n’ai pas souvenir de m’être abonnée à cette newsletter. Étant donné que ça arrive sur mon mail des Petites Cantines, je suppose que c’est lié à une formation que j’ai suivie. Pourtant, je n’ai jamais participé à une formation sur la mort, comment y faire face, comment en parler, comment s’y préparer.

Comme je lis rarement les newsletters, j’ai mis un moment à me rendre compte du sujet de celle-ci. Pourtant, dans un monde où la mort est édulcorée, je trouve réjouissant de pouvoir mettre ce sujet au cœur d’une politique éditoriale. De parler de ce qui existe pour accompagner. De se rappeler que la vie est précieuse car elle est limitée et finalement relativement vaine. Que la mort, ce n’est pas juste un magasin lugubre de pompes funèbres avec des fleurs en plastique et des plaques en granit.

Remettre la mort au cœur de la vie et en faire un moment de célébration. Savoir cultiver le souvenir. Accepter l’absence. Vivre avec les regrets des querelles restées en suspens.

De temps en temps, je jette un œil sur cette newsletter et j’apprends qu’on ne peut pas disperser les cendres d’un défunt en mer à moins de 300 mètres de la côte ou qu’il existe un cheval nommé Peyo et qui accompagne les patients en soins palliatifs à Calais.

La mort reste dans les parages, sans dramatisation, sans infâmie, sans se voiler la face. Ça ne retire pas la tristesse, mais ça replace la mort au coeur de la vie.

Transmettre le cirque

Sur le grand plateau noir du théâtre, une table, un ordinateur et des feuilles éparpillées. Travail de chercheuse en cours. Au fond de la scène, un grand écran blanc. Vêtue d’un jean retroussé sur des boots, les cheveux sagement remontés sur la tête, une jeune femme commence à parler dans un micro.

Voix douce, presque timide qui gagne en assurance tout au long de ce spectacle-conférence, jusqu’à chanter à pleins poumons Je suis malade de Dalida. Mais je vais trop vite. Il faut d’abord parler ce cette voix. C’est celle d’Anna, subjuguée par le cirque depuis toute jeune. Elle ne deviendra jamais circassienne. Pourtant, elle choisira de travailler dans le clair-obscur de ces artistes qui la font vibrer et qu’elle comprend si bien.

Anna n’est pas non plus actrice. Pourtant, pour son spectacle Suzanne : une histoire (du cirque), elle a franchi le pas. Elle est montée sur cette scène pour raconter sa rencontre avec Suzanne.

De 1950 à 1965, Suzanne tournait sur les routes de France et d’Europe avec son mari, Roger. Leur duo aérien s’appelait Les Antinoüs. Petit à petit, elle s’ouvre à Anna, raconte ses années de cirque, les étoiles filantes tombées sans filet, la mort qui guettait sous les voltigeurs qu’aucun harnais ou filet ne sécurisait.

Les Antinoüs.
Photo prise sur le site de l’Azimut.

La voix d’Anna, filet de vent, devient celle d’une envie folle, une histoire de transmission, un défi qui se fait aventure, faire revivre le numéro des Antinoüs avec de jeunes artistes d’aujourd’hui.

Anna s’ouvre intimement, tisse son histoire, celle de Suzanne et du cirque contemporain dans un récit fluide et captivant. D’images d’archives en interviews contemporaines, les souvenirs affleurent, les énergies se rencontrent.

Le spectacle, plus proche de la conférence, trop personnel pour un documentaire, pas assez autocentré pour un récit personnel, n’est pas encore achevé. Il s’agissait ce week-end de présenter une première ébauche d’un long travail, démêlant les écheveaux du passé et du présent, de l’intime et du public, de la vie et de la mort.

Une rencontre inattendue qui ne laisse pas indifférente. J’espère qu’ils repasseront par Antony quand le spectacle sera finalisé.

Transmettre le cirque

Sur le grand plateau noir du théâtre, une table, un ordinateur et des feuilles éparpillées. Travail de chercheuse en cours. Au fond de la scène, un grand écran blanc. Vêtue d’un jean retroussé sur des boots, les cheveux sagement remontés sur la tête, une jeune femme commence à parler dans un micro.

Voix douce, presque timide qui gagne en assurance tout au long de ce spectacle-conférence, jusqu’à chanter à pleins poumons Je suis malade de Dalida. Mais je vais trop vite. Il faut d’abord parler ce cette voix. C’est celle d’Anna, subjuguée par le cirque depuis toute jeune. Elle ne deviendra jamais circassienne. Pourtant, elle choisira de travailler dans le clair-obscur de ces artistes qui la font vibrer et qu’elle comprend si bien.

Anna n’est pas non plus actrice. Pourtant, pour son spectacle Suzanne : une histoire (du cirque), elle a franchi le pas. Elle est montée sur cette scène pour raconter sa rencontre avec Suzanne.

De 1950 à 1965, Suzanne tournait sur les routes de France et d’Europe avec son mari, Roger. Leur duo aérien s’appelait Les Antinoüs. Petit à petit, elle s’ouvre à Anna, raconte ses années de cirque, les étoiles filantes tombées sans filet, la mort qui guettait sous les voltigeurs qu’aucun harnais ou filet ne sécurisait.

Les Antinoüs.
Photo prise sur le site de l’Azimut.

La voix d’Anna, filet de vent, devient celle d’une envie folle, une histoire de transmission, un défi qui se fait aventure, faire revivre le numéro des Antinoüs avec de jeunes artistes d’aujourd’hui.

Anna s’ouvre intimement, tisse son histoire, celle de Suzanne et du cirque contemporain dans un récit fluide et captivant. D’images d’archives en interviews contemporaines, les souvenirs affleurent, les énergies se rencontrent.

Le spectacle, plus proche de la conférence, trop personnel pour un documentaire, pas assez autocentré pour un récit personnel, n’est pas encore achevé. Il s’agissait ce week-end de présenter une première ébauche d’un long travail, démêlant les écheveaux du passé et du présent, de l’intime et du public, de la vie et de la mort.

Une rencontre inattendue qui ne laisse pas indifférente. J’espère qu’ils repasseront par Antony quand le spectacle sera finalisé.