Quand 2024 cède la place

Prise dans les conversations animées, j’aurais pu manquer les dernières minutes de 2024. Nous avons décompté les secondes dans une bonne humeur joyeuse. 2025 a pointé le bout de son nez dans la nuit glaciale et humide de l’hiver parisien.

De 2024, je garde des éclats de couleurs, le nouveau traitement d’Eglantine, la guitare d’Hortense, la résistance d’Olivier face à la maladie, l’engouement festif des Jeux Olympiques. Mais aussi la pluie qui s’obstine à imbiber les sols et la grisaille qui enveloppe même les mois d’été. Heureusement, quelques parenthèses ensoleillées dans le sud de la France, les chemins de montagne et cette belle Turquie que nous aimons tant.

Pour 2025, je nous souhaite à tous des sourires partagés et des couleurs éclatantes. Pour rendre la vie encore plus belle et continuer d’en capter la lumière.

Bonne année !

Madelaine avant l’aube

Un roman de Sandrine Colette qui laisse un goût âpre et chaud. Un clair-obscur magnifique.

Dans les romans de Sandrine Colette, les humains se taisent face à cette nature immense, aux échos infinis, qui ouvre et ferme les horizons. J’avais été happée par On était des loups. La lecture de Madelaine avant l’aube me laisse un goût âpre et chaud, comme des marrons cuits dans la cheminée un soir d’automne. La noirceur de la nuit, l’éblouissement du feu.

Voilà des temps anciens aux contours indéfinis dont on sait seulement que les seigneurs avaient encore tous les pouvoirs, chevauchaient à travers leurs terres l’épée à la ceinture et avaient droit de vie et de mort sur leurs paysans. Des temps où la famine guettait derrière les bourgeons du printemps. Des temps où les enfants naissaient à la chaîne et mourraient presque aussitôt. Des temps où la vie se pressait entre la forêt, la rivière et les champs.

Le paysage rappelle ceux de ces contes un peu sombres qui allongent les ombres et écarquillent les yeux. Dans un coin reculé, à l’écart de tout, les Montées, vivent une poignée d’hommes et de femmes, entrelacés entre la beauté et la force, l’impuissance et la sagesse, l’enfance et la maturité, la lourdeur de la terre et le sifflement du vent. Tous liés par une résignation poisseuse que viendra perturber une petite fille à la sauvagerie animale. Tel un chat indomptable, hostile à l’injustice et à l’arbitraire.

Lumineuse et incandescente, Madelaine vit au rythme des saisons et de ses émotions. Une « fille de faim » avec une volonté farouche de vivre, sans concession.

Un livre splendide et rude, qui touche au plus profond des âmes, faisant appel à tous nos sens, où la tendresse affleure, l’amour se devine et la famille se dessine en creux. Un clair-obscur magnifique.

  • Sandrine Colette, Madelaine avant l’aube, Lattès, 2024, 252p.

La voiture bleue

Dérouler le fil de ses souvenirs sur l’autoroute.

En ces temps de fêtes, les autoroutes sont encombrées quel que soit le jour de la semaine. On déménage de famille en belle-famille, de cousins en copains, les coffres débordant de paquets. Le flot des voitures s’écoule en vagues denses alors que les camions tracent la route, impassibles, majestueux.

Sur les aires de repos, les SUV dégorgent les familles engourdies. Les chiens se promènent au bout de leur laisse, la truffe émoustillée par la profusion des odeurs. Le froid presse tout le monde dans la chaleur de la cafeteria. Les machines à café ronronnent en continu. On se dépêche de remonter en voiture.

Les embouteillages resserrent le camaïeu de gris des carrosseries. On vient de sortir du brouillard et le bleu électrique de la voiture devant moi resplendit dans le soleil couchant. Le modèle n’est plus tout jeune. Les larges vitres laissent le regard entrer dans l’habitacle. Le châssis est sensiblement abaissé par la charge transportée.  Ils sont quatre. Les têtes se fondent dans l’ombre du toit. Les barbes se devinent dans le rétroviseur mais les silhouettes ont la minceur tonique de la jeunesse. Les mains qui s’animent en contre-jour dessinent des discussions passionnées. Un portable fixé au tableau de bord sert de GPS. Un autre apparaît de temps en temps. On devine la recherche d’arguments, la requête Google.

Absorbés par leur conversion, ils avancent sans chercher à se faufiler. Si bien que je reste un long moment derrière eux, absorbée dans les souvenirs de ces premiers voyages entre potes. Celui qui a son permis et la vieille voiture des parents. Une maison à la campagne où l’on fera un feu dans la cheminée. Le coffre chargé de victuailles et de boissons calées par quelques sacs de couchage. Les autres que l’on retrouvera sur place pour des soirées pleines de musique et de rires et des journées cotonneuses.

La voiture bleue emporte la douceur de ma mélancolie à l’échangeur suivant. La nostalgie n’est pas forcément triste. Je savoure ces apparitions radieuses du passé, en touches impressionnistes.

Soleil couchant sur une aire de repos de l’A10

Le Père-Noël est un écureuil

Écureuil : petit mammifère qui aménage des cachettes. Père-Noël : gros mammifère qui apporte des présents. Maman : un mélange des deux.

J’aime les Noël foisonnants et généreux. Les sourires qui naissent dans les surprises. Les yeux qui brillent après l’attente. Les papiers froissés qui tombent au sol. Les premières mises en marche, les premiers essayages – avec cette petite incertitude sur la taille et le coloris –, les premières pages tournées, le premier chocolat. Ces moments fugaces s’estompent trop vite dans les brumes du quotidien. Je m’en repais avec plaisir, avide de saisir les émotions suspendues au coin des lèvres ou dans l’éclat d’un regard.

Pendant des semaines, tel un écureuil frénétique, je cache les cadeaux un peu partout dans la maison. Je ne les emballe pas, ce serait trop visible. Ils se fondent dans le bazar ambiant de la maison. Je profite de notre défaut généralisé de rangement.

Le problème des écureuils, c’est qu’ils sont connus pour ne pas toujours retrouver leurs provisions… Cette année encore, j’ai retourné toute la maison à la recherche d’un cadeau trop bien dissimulé. J’avais modifié sa cachette un peu plus tôt dans la journée. Vous connaissez cet horrible sensation ? Quand on se revoit faire un geste mais que le résultat a été avalé par un trou noir mémoriel ? J’aurais voulu forer dans mon cerveau pour en extirper le souvenir enfoui.

Tout le monde dormait quand j’ai finalement mis la main dessus. Il attend sous le sapin, retardataire solitaire. Heureusement, nous sommes dans l’équipe des ouvreurs de cadeaux pendant le réveillon. Aujourd’hui, c’est vraiment Noël. Alors, il n’est pas réellement en retard.

Joyeux Noël à tous les écureuils et à leurs familles !

Et merci à Eglantine pour sa désopilante comparaison entre un écureuil et moi.

La bande d’ados

Petit bonheur de les avoir à la maison. Profiter des éclats de rire qui montent du sous-sol avant que vienne le temps où l’oiseau quittera le nid.

Ils ont quinze, seize ans. La timidité les rend un peu gauches. Ils sont plutôt atypiques, décalés, loin de ces jeunes forts de l’assurance de leurs bons-droits. Eux, ils s’interrogent sur la société, les questions de genre ou la psychologie. Ils sont cinq. Leurs rires montent du sous-sol. Je l’ai nettoyé à fond pour qu’ils puissent s’y réfugier toute la nuit.

Seules quelques parts de pizza dans le four témoignent de leur moment à cuisiner ensemble. Ils ont laissé la cuisine bien rangée. Les papiers cadeaux sont dans la poubelle de tri. Une partie de leurs présents attendent le petit-déjeuner sur la table de la salle à manger. Hortense et ses amis se font leur petit Noël à eux.

A l’étage, le sommeil s’est déjà installé dans les chambres. Les chats lissent leur pelage avant de s’endormir sur les fauteuils du salon, éclairés par le clignotement intermittent des guirlandes de Noël.

Assise sur le canapé, mon ordinateur sur les genoux, j’ai envie de partager ce moment fugace de plénitude. Malgré le temps qui s’emballe à l’approche des fêtes, Hortense a su se préserver un moment pour elle. Négocié de haute lutte. Je ne souhaitais pas tellement avoir la maison envahie par une bande d’ado dans la succession tourbillonnante des repas de fête et des derniers préparatifs de Noël.

La partie de Loup Garou bat son plein. Les matelas d’appoint sont gonflés. Couettes et oreillers sont entassés sur le dossier du petit canapé.

J’aime savoir qu’ils se sentent bien. Je profite à fond de ces dernières années où la maison vibre de leurs éclats de rire.

20 ans de cirque contemporain, ou l’équilibre fragile d’une bulle

Vision personnelle du cirque contemporain à l’occasion des 20 ans de l’Espace Cirque de l’Azimut.

« Préserver du vide et du fragile pour que naisse la poésie du cirque »*, telle est la proposition de l’Espace Cirque à Antony. Quelle idée délicieusement folle à une époque et dans une région où la population se densifie, où les relations se crispent et où le mètre carré vaut de l’or.

Le vide, telle une bulle lyrique, écrin de l’éphémère beauté d’un chapiteau.

De mon enfance, j’ai gardé le souvenir d’un cirque flamboyant. Du rouge pompier. De l’or éclatant. Des étoiles, des strass et des paillettes. L’attirail pour en mettre plein la vue. Je devais avoir dix ans quand mon oncle nous emmena voir le cirque Pinder. La grande esplanade des Quinconces à Bordeaux. Des éléphants et des tigres parfaitement dressés. Se tordre le cou pour suivre le balancier des acrobates tout en haut du chapiteau. J’avais des étoiles plein mes yeux d’enfant. J’ai gardé longtemps le petit drapeau à l’effigie du cirque que mon oncle m’avait offert en souvenir.

Mais le cirque, une fois adulte, je n’y ai que rarement remis les pieds. Il y a eu notamment cet été dans le sud de la France. Un petit chapiteau sur un parking et des voitures qui sillonnaient la ville, haut-parleurs grésillant les dates des prochaines représentations et des affiches avec toujours la même tête de clown. Nous avons pris des places pour occuper les enfants. Un zèbre perdu sur la piste. Un tigre de mauvaise humeur. Un lama déboussolé et des numéros sans surprise ont eu raison de mon envie de cirque.

Aujourd’hui, on n’autorise plus les lions en cage et les éléphants sur des tabourets. Ni aucun animal sauvage. Tant mieux. Restent les femmes et les hommes pour faire vibrer nos cœurs. J’ai eu l’occasion de voir trois fois le Cirque du Soleil. Du spectaculaire. Des univers extraordinaires. Des prouesses acrobatiques. On en prend plein la vue. Mais aussi plein le porte-monnaie. On est loin de l’après-midi d’été à combler pour enfants désœuvrés.

Que reste-il entre le parking de la zone péri-urbaine et le show sous chapiteau géant ? La bulle fragile du cirque contemporain, en équilibre entre la société ordinaire et la fantaisie créatrice.

Depuis que je travaille à l’Azimut, je découvre l’étendue de cet art fugace aux confins du théâtre. Les circassiens embarquent les spectateurs dans une atmosphère où jouent autant la subtilité des sentiments que les prouesses artistiques.

Lundi, l’Azimut fêtait les vingt ans de son Espace Cirque. Un terrain vide sur lequel dorment toujours quelques caravanes aux habitants intermittents, un petit chapiteau pour la restauration et un module en préfabriqué qui sert de bureau administratif. De l’architecture éphémère. Chaque compagnie structure cet espace à sa façon, modulant le plein et le vide pour écrire des univers fantastiques.

Ce mois-ci, je suis allée voir deux spectacles coup sur coup. Vendredi soir, au théâtre Firmin Gémier, Antigone de Sophocle, mis en scène par Laurence Cordier. Dimanche après-midi, à l’espace cirque, Sono io ?  de Circus Ronaldo.

J’ai été conquise par l’actualité du texte de Sophocle et la scénographie de la pièce, le travail sur les lumières, le gravier noir qui tombe régulièrement du ciel, sablier inexorable qui noie les personnages dans le deuil. Mais je n’ai pas été saisie par l’émotion des sentiments. Je suis restée spectatrice admirative de la performance, sans entrer réellement dans la pièce.

Alors que sous le petit chapiteau du Circus Ronaldo, j’ai été emportée dans l’univers merveilleux et absurde de ce père et ce fils qui s’aiment sans se comprendre, se cherchent sans se trouver, s’observent sans se regarder. Une histoire de passation autant que d’émancipation, d’un héritage aussi délicat à transmettre qu’à recevoir. Comment construire sa propre place avec ce que nous donnent nos parents. Comment accepter la singularité de son enfant. Une rêverie poétique où l’acrobatie n’était qu’un moyen de raconter une histoire.

Finalement, c’est cela le cirque contemporain. Un cirque qui raconte des histoires. Alors que les numéros se succédaient dans une ambiance fantaisiste et festive pour cet anniversaire, je pensais à Molière et à ce théâtre itinérant qui écumait les villes et jouait dans les foires, loin des salles luxueuses des théâtres d’aujourd’hui.

Je trouve merveilleux que des structures telles que l’espace cirque d’Antony permettent de préserver ces parenthèses d’évasions vagabondes et joyeuses. Et je m’estime extrêmement chanceuse de participer à cette aventure incroyable, même à mon échelle microscopique.

📸Pour de bien meilleurs images que celles prises avec mon téléphone, je vous invite découvrir les photos de Joseph Banderet. Elles sont magnifiques !

🎪Pour aller voir les prochains spectacles à l’Espace Cirque ou dans les autres lieux de l’Azimut, demandez le programme !

Le programme des 20 ans de l’Espace Cirque d’Antony

*Extrait du discours de Marc Jeancourt et Delphine Lagrandeur à l’occasion des vingt ans de l’Espace Cirque.

15 ans, des bougies et du vert plein la vie

Les yeux levés vers son mètre soixante-dix-sept, j’oubliais souvent qu’elle n’avait que quatorze ans. Seules ses joues encore pouponnes et quelques mimiques enfantines rappellent le bébé potelé, la petite fille mutine, la pré-ado taquine.

Enfin, son âge correspond un peu plus à sa morphologie. Quinze ans à la voir grandir et s’épanouir. Exubérante et secrète. Touchante et agaçante. Tendre et tranchante. Calme et bouillonnante. Brillante et fatigante. On ne s’ennuie jamais avec Hortense.

Elle ne se lasse pas de plonger avec bouteille et détendeur, gratte sa guitare avec ardeur, se déploie sur le terrain de volley, détente élastique face au filet. Elle mélange les genres avec ses ami.es., craque pour ce garçon qu’elle retrouve à la sortie du lycée et avec qui elle partage des clémentines sur la table de la cuisine.

Cette année, son anniversaire est tombé un lundi. Journée étrange qui commence tôt et s’étire tard dans la nuit pluvieuse, comme un long poignard pénétrant les brumes balbutiantes de cette nouvelle semaine. J’ai semé des bougies tout au long de la journée pour éclairer les yeux gonflés de fatigue. Une sur le croissant frais du petit déjeuner. Quinze sur le gâteau au chocolat du dîner.

Bientôt les premières heures de conduite. Et le bac qui se profile à l’horizon ! Dessins préparatoires de l’indépendance qui gardent encore l’empreinte des couleurs de l’enfance.

Si le tableau se peint encore un peu avec elle, Hortense maîtrise de mieux en mieux ses pinceaux. Et moi, j’aime regarder la façon dont elle colore sa vie. Avec une dominante de vert, couleur de vie et d’espoir. Sa couleur préférée.

Première neige

Alerte orange pour flocons blancs. La neige s’est invitée ce matin sans un bruit. Elle est restée jusqu’au soir. Sur l’autoroute, on roulait au pas. Dans les rues, les boules de neige fusaient.

Eglantine m’a envoyé cette photo en fin de journée. Le chemin qui mène à sa résidence étudiante a des airs de village endormi alors que la couleur du ciel, avec la lumière chaude du lampadaire, rappelle les vibrations d’un tableau de Van Gogh.

Beauté des premières neiges.

Orsay à la tombée de la nuit, @Eglantine

Frère(s), une gourmandise à partager

Des jours que les mots dansent dans ma tête mais que je repousse le moment de les fixer dans un texte. Enfin, aujourd’hui je prends le temps de vous parler de Frère(s).

Fourneaux, foot et amitié

Les deux acteurs incarnent deux adolescents qui se rencontrent dans un CAP de cuisine. Tout les oppose. Le petit nerveux, le grand délicat. Le prolo, l’aristo. Le sans nom, le fils d’un grand chef. Le fan de foot, l’inconditionnel du yuzu. Le bagarreur, le rêveur. Le besogneux, le créatif. Le spartiate, l’esthète.

Leur amitié naît dans cette zone trouble de l’adolescence, à ce moment charnière où chacun cherche son identité et rêve de réussir sa vie. Entre violence et bienveillance. Dans les silences de mots qu’on ne sait pas dire, dans cette bulle d’affection masculine, entre respect, curiosité et vexations. Dans la fournaise des cuisines, les brimades des profs, les humiliations des brigades ou dans l’ambiance carnassière des tribunes, les deux amis construisent leur avenir.

Les grands thèmes classiques

Comme dans les grandes tragédies classiques, il est question d’amour (l’amitié n’en est-elle pas une de ses nombreuses formes ?), d’héroïsme (les cuisiniers, héros anonymes des restaurants, routiers ou gastro), d’honneur (honneur d’un métier, honneur d’un nom, honneur d’un ami dont on prendra la défense, ou pas) et de destin. La jalousie sème ses mauvaises graines.

La comédie lie l’ensemble du récit. Ridicule du quotidien, des batailles d’égo, des petites hypocrisies, du mépris ordinaire qui rabat la voile des grands rêves, de la prétention qui berce les illusions et écrase la camaraderie. Absurdité des ces hommes transformés en machines dans les cuisines des étoilés.

Le récit de Clément Marchand, magnifiquement porté par Jean-Baptiste Guinchard et Guillaume Tignati, touche en plein cœur par son humanité et sa tendresse.

Photos issue du site de L’Azimut ©François Fonty

Un moment de partage

Comme un bon repas qui se partage en famille, Frère(s) est une invitation à vivre ensemble. Nous étions huit ce soir-là dans la salle du théâtre Firmin Gémier (L’Azimut), de 10, 20, 50 ou 70 ans (oui, Henri, j’ai décidé d’arrondir les chiffres). Visages souriants. Envie de faire durer le moment. Nous n’avions pas envie de quitter ce morceau de bonheur simple.

J’ai encore le smile plusieurs jours après. Et comme une envie de goûter un osso bucco au yuzu.

Ode aux vieilles amitiés

Le temps a l’art de patiner les vieilles amitiés. On polit les souvenirs à force de se les raconter. Vestiges chargés de la magie d’un sablier qui s’écoule éternellement. Reliefs de nos vies multiples, les amitiés profondes s’écrivent sans mots, se disent sans voix, se retrouvent sans âge. Gravures délicates, elles teintent nos présents et colorent nos avenirs, réels ou rêvés. Elles laissent dans leur sillage des impressions durables qui ressurgissent au gré des retrouvailles.

Il y a cette amie rencontrée à l’adolescence. Maisons voisines. Son rire était un phare dans la nuit des déceptions paternelles. Puis le monde a distendu nos concordes, nos vies s’échappant chacune dans des pays et des continents différents. Nous séparant parfois plusieurs années. Pourtant, au matin de notre demi-siècle, nous gloussons toujours comme si nous avions seize ans.

Il y a cette amie connue dans les couloirs de l’université et les salles enfumées des cafés parisiens. Elle diffuse toujours le parfum des soirées festives et les week-ends sans sommeil, les illusions et les désenchantements de nos vingt ans. L’âge de nos enfants aujourd’hui.

Il y a cette amie découverte dans l’open-space impersonnel d’une grosse société. Elle continue de faire vibrer le monde aux couleurs de ses rêves, tourbillon d’énergie, de musique et de danse dans lequel il fait bon s’engouffrer quand le temps marque une pause dans les sillons de nos vies.

Il y a cette amie cueillie entre deux mers, les paroles échangées sur les bords du Bosphore et de la mer de Marmara, le pinceau du temps qui teinte toujours notre amitié du bleu pétillant de ses yeux alors que nos rides dessinent les résurgences de nos souvenirs communs.

L’eau sous les ponts n’oxyde pas ces amitiés sculptées telles un silex préhistorique, les préservant de la rouille délicate qui effrite inévitablement la plupart de nos rencontres. Elles parsèment la morsure des années d’une multitude d’étoiles, impressions célestes de nos mémoires.

Image par Jörg Peter de Pixabay