Le portrait de mariage

Il y a des livres qui trainent longtemps dans une pile à lire. Un jour, on y plonge, on s’y prélasse et on en garde une odeur de sel sur la peau comme après un bain de mer.

Le portrait de mariage de Maggie O’Farrell nous entraîne dans l’Italie de la Renaissance. De Florence à Ferrare. Bruits de palais et froissements d’étoffes. Pas un roman historique mais une fiction basée sur des personnages réels qui servent de prétexte pour parler de la condition de la femme et du rôle de l’art. Entre autres. A faire résonner avec les violences conjugales et les féminicides qui ponctuent malheureusement trop souvent l’actualité.

Le roman commence par un dîner dans une forteresse sombre. Lucrèce, seize ans, mariée depuis seulement quelques mois à Alfonso, duc de Ferrare, perçoit sa mort imminente. Son époux projette de la tuer. Elle le sait. L’autrice nous entraîne alors dans un va-et-vient entre l’enfance de Lucrèce – dont elle est tout juste sortie pour se marier – et cette soirée funeste.

Je ne divulgâche rien. Cette mort est annoncée dès les premiers paragraphes du roman. J’ai hésité à en continuer la lecture. Pas certaine d’avoir envie d’accompagner Lucrèce dans cette fin tragique en spectatrice impuissante. Pourtant Maggie O’Farrell réussit à nous tenir en haleine. On s’attache à cette petite fille un peu différente. Qui sort tellement du cadre qu’il n’y a pas vraiment de portrait d’elle dans le palais de son père. Le seul qui existe ne lui rend pas honneur. Et il est accroché dans un recoin peu fréquenté du palais.

Trouver sa place dans la fratrie. Trouver grâce auprès de ses parents. Trouver son rôle dans le mariage. Lucrèce a le tempérament d’un animal sauvage. Telle cette tigresse que son père, grand-duc de Toscane, a enfermée entre les murs de son palais de Florence mais qu’elle réussira à toucher à travers les barreaux de la cage. Dès son plus jeune âge, Lucrèce est contrainte de dompter l’acuité de son regard, sa sensibilité farouche, son intelligence subtile, son imagination fertile.

L’art occupe une place essentielle dans la vie de Lucrèce. De la salle des cartes où elle a été conçue au portrait de mariage commandé par son mari en passant par la peinture qu’il lui offre pour leurs fiançailles. Mais surtout avec ces peintures miniatures qui sont la seule façon pour Lucrèce, femme libre et rebelle, d’échapper au carcan de son rang.

Alors, la mort est-elle vraiment une fin ? Maggie O’Farrell dresse ainsi avec talent le portrait de son héroïne en touches lumineuses, sans oublier les ombres, essentielles à la réussite d’une œuvre.

  • Maggie O’Farrell, Le portrait de mariage, éditions Belfond, 2023, 416p.

La carte postale

Le livre d’Anne Berest apparaissait régulièrement dans mes recommandations de lecture. Je restai pourtant à distance de La carte postale, ouvrage multi-primé, longuement commenté dans les media. J’ai souvent du mal à me détacher des histoires difficiles.

Je n’y ai pas échappé. L’émotion au fond de la gorge. Les larmes aux yeux devant la bêtise, la méchanceté, la cruauté qui ont amené des millions d’êtres humains à mourir dans des camps, dans des fours, sur le bord des routes.

Mais il reste cette carte postale reçue par les descendants de Myriam. Ou plutôt les descendantes. Car l’histoire se raconte à travers les femmes. De Moscou à Paris, elles parcourent le monde. Images de juives errantes. Ce sont elles aussi qui transmettent la judéité à leurs enfants.

Histoire de racines, de savoir d’où l’on vient. Boucles temporelles, mémoires gruyères. Chercher les archives, dénicher les derniers témoins, relier les indices pour comprendre l’histoire de sa famille et l’Histoire du monde.

Car on oublie l’horreur avec la vie qui reprend son cours, avec les vies nouvelles qui sédimentarisent les anciennes, avec les avis de décès.

Je n’ai réalisé qu’au cours de ma lecture que le livre était une histoire vraie. Quand Anne Berest parle de sa sœur Claire et de son livre sur Frida Kahlo, Rien n’est noir. Je l’avais lu il y a quelques années. De l’autrice, je n’avais retenu que le nom. En commençant La carte postale, j’ai pensé qu’il s’agissait de la même écrivaine.

Elles sont deux sœurs, Claire et Anne. Deux érudites. Une mère chercheuse. Une famille qui compte dans ses aïeux le peintre et poète Picabia. Retour à la peinture. Encore. A croire que je choisis mes lectures sur ce critère.

Cette fois-ci, la peinture et ses acteurs ne sont qu’un arrière-plan d’une aventure humaine forte et belle parce que les liens se resserrent, les cœurs s’écoutent et la paix vient dans les esprits.

Le genre de livre que l’on dévore mais qu’on est triste de terminer. Souhait d’y rester plus longtemps, qu’Anne Berest ajoute encore des mots, des sentiments et du soleil dans la grisaille des âmes tristes.

L’étendard rouge de notre 8 mars

8 mars. Journée internationale des droits des femmes.

Dans les journaux, les articles dénoncent, rappellent, chiffrent, s’insurgent. Féminicides, inégalités salariales, violences conjugales, inégalités fiscales, charge mentale…

Et à la maison ?

Ici règnent les femmes. Nous sommes trois sur quatre. Avec Olivier, le seul autre mâle de la maison est Django, notre chat. On le laisse se débrouiller avec Maya, qui s’affirme sans complexe.

Le plus notable, à mon avis, est la place que nous faisons aux règles. Pas les normes de vie, pas les outils de mesure, pas la discipline d’un ordre religieux, pas la règle de trois et autres procédés mathématiques. Non, il s’agit bien des règles menstruelles, menstrues, menstruations, indispositions et autres ragnagnas.

Chez nous, pas d’expression imagée pour parler des règles. A peine si l’on dira « j’ai mal au ventre ». Les règles ne sont pas taboues. Les cycles se succèdent, se suivent et se chevauchent. La poubelle de la salle de bain se remplit à leur rythme. Le sang mensuel n’est pas un secret. Il est rouge, brun, brunâtre. Il coule. Il déborde. Il tâche. Il sent.

L’étendard rouge de notre 8 mars

La fatigue, la douleur, l’irritabilité ou encore l’acné ne sont pas tues.

Les protections périodiques s’achètent par paquets de trois. Pas encore convaincues par celles qui sont réutilisables. La discussion est ouverte.

Régulièrement, Hortense ne peut pas plonger. Parce qu’un tampon, c’est petit, c’est mignon mais c’est surtout hyper intrusif. Je ne me souviens pas de la première fois où j’ai réussi à en introduire un dans mon corps mais je n’en utilise plus depuis de nombreuses années. C’est aussi plein de produits chimiques qu’on n’a pas forcément très envie d’avoir au plus près de ses muqueuses. Reste la cup. Moins chimique mais toujours intrusif. Pas évident à treize ans.

Dans le club d’Hortense, les moniteurs de plongée ne sont que des hommes. Mais je ne cherche pas d’expression imagée, je ne décris pas les symptômes pour expliquer son impossibilité de plonger. Hortense a ses règles. Après-tout, les hommes savent comment fonctionne le corps des femmes. Peut-être un jour Hortense aura-t-elle la chance de discuter avec une plongeuse et qu’elle passera le cap des protections intrusives, seule solution pour plonger sans laisser de trace rougeâtre dans son sillage ou pour être à l’aise avant et après la plongée, lors du voyage en bateau par exemple.

Elle pourra lire aussi le blog de plongée d’Hélène Adam qui aide beaucoup à comprendre les enjeux des règles sur les conditions de plongée des femmes (Lire son article Puis-je plonger quand je suis réglée ?). On oublie le mythe des requins attirés par l’odeur du sang et on se concentre sur des modifications physiologiques qui peuvent poser plus de difficultés aux plongeuses.

Cette liberté de parole autour des règles nous est naturelle. C’est quand on discute avec d’autres personnes que je m’aperçois de la différence. Dans un groupe moins intime que notre cocon familial, on n’annonce pas qu’on est fatiguée par ce qu’on a ses règles. On choisit le pudique « je suis indisposée », « je ne me sens pas très bien ».

J’ai ouvert les yeux grâce à Hortense. Elle, elle n’hésite pas à annoncer la couleur. J’ai vu quelques dents grincer. Pas forcément celles des hommes. Dans notre société, les règles restent sales, inexprimables, invisibles.

En ce 8 mars, disons que c’est notre petite victoire à nous, vivre nos règles sans honte.

Alors que je termine d’écrire ce billet, Arte m’annonce le retour de sa mini-série Libres ! avec de nouveaux épisodes. A regarder absolument, filles ou garçons.

Comme un clin d’œil à mon partage du jour, voici l’épisode Cachez ce sang.