Une rainette en automne, road-trip poétique en bleu et blanc

Sur une table de la médiathèque, mon œil est attiré par un album au graphisme rappelant les estampes japonaises, dans un paisible contraste de bleu et blanc. Le format paysage de l’album rappelle les carnets de voyages. Une grosse pastille ronde et jaune « Angoulême 2023 – Fauve révélations » sur la couverture finit d’attiser mon intérêt.

Je me plonge alors dans l’aventure d’une jeune rainette éclose au printemps dernier. Portée par sa curiosité du monde, elle décide de suivre deux crapauds vagabonds qui ont capturé le fantôme d’une fleur de Shungiku. L’esprit aspire à rejoindre les tropiques, tout comme les deux crapauds. Les dessins ont la délicatesse d’un air de flûte shakuhachi.

La fleur du Shungiku est un chrysanthème comestible. Au Japon, elle symbolise le pouvoir et la gloire de l’Empereur. Les bouquets de chrysanthèmes jaunes y sont aussi l’expression du soleil et de l’immortalité. On comprend que les crapauds aient écouté le fantôme de cette fleur.

Le monde des esprits est très présent dans l’album puisqu’on y croise aussi celui d’un prunier et un autre d’un plaqueminier. Le jus sucré des gros kakis rassasie d’ailleurs l’équipage de batraciens. Bien plus appétissant que les sachets de nouilles réchauffés dans un café instantané.

L’autrice, Linnea Sterte, est une dessinatrice suédoise visiblement fortement inspirée par le Japon. Elle mélange tradition, univers des contes et monde moderne. Sortis d’une végétation automnale luxuriante, les deux crapauds et la rainette doivent ainsi se presser pour traverser une route sans se faire écraser par un camion vrombissant.

Au cours de leur périple, ils rencontrent de nombreux animaux. Si l’un d’eaux manque de se faire dévorer par un héron, ou qu’un gros chien les pourchasse quand ils emporte une melon bien juteux, la bienveillance des échanges parachève le sentiment de finesse onctueuse de l’album. Les souris ne craignent rien au village des chats.

La jeune rainette dévore le monde dans un road-trip émouvant, sorte de récit initiatique et méditatif. La délicatesse et la retenue des traits invitent l’imagination à compléter la narration, comme un personnage à part entière. Ainsi, Linnea Sterte réussit à colorer en rouge l’immensité des paysages malgré l’utilisation unique de l’encre bleue.

Elle nous emmène dans un univers hors du temps et loin de l’humanité guerrière, sans jamais rompre le lien avec notre propre réalité. Bluffant. Enthousiasmant. Et reposant.

  • Linnea Sterte, Une rainette en automne, Les Éditions de la Cerise, 2022, 336 p.

La différence invisible

Je tombe régulièrement sur des articles qui expliquent que les parents d’aujourd’hui imaginent tous que leur enfant est HPI (haut potentiel intellectuel), qu’ils cherchent des explications plus baroques les unes que les autres pour montrer que leur enfant est différent, mérite plus d’attention. Bref, les parents sont des enquiquineurs qui surprotègent leur descendance.

Je tombe rarement sur des articles expliquant le parcours du combattant d’un enfant neuro-atypique et de sa famille. Quand Eglantine a commencé à souffrir de douleurs et de fatigue chroniques, nous ne connaissions rien au sujet. Aujourd’hui, j’avoue ne toujours pas vraiment comprendre ce qui la rend si différente.

Mais en ai-je vraiment besoin pour l’accompagner ? Petit à petit, nous trouvons ce qui lui fait du bien. Nous éclipsons au maximum ce qui la met en difficulté pour éviter cette fatigue qui peut la clouer au lit plusieurs mois.

Et je me rends compte que j’ai renoncé à expliquer ce qu’elle a. D’abord parce que, comme je viens de l’écrire, je ne sais pas vraiment. Ensuite parce que c’est très difficile à entendre pour la plupart des gens. Même des gens très proches. Même des gens bienveillants.

Eglantine appartient surtout à une catégorie de personnes qui souffrent d’une différence invisible.

C’est d’ailleurs le titre d’une bande-dessinée que nous avons découverte à l’automne. La différence invisible, de Mademoiselle Caroline et Julie Dachez.

Une jeune femme de 27 ans découvre qu’elle a un trouble du spectre autistique (TSA) de type syndrome d’Asperger. Elle comprend mieux sa sensibilité au bruit, à la lumière et pourquoi les interactions sociales, les transports en commun et plein d’autres aspects apparement anodins de la vie quotidienne la fatiguent énormément.

Eglantine a toujours des boules quies et des lunettes de soleil dans son sac. Elle a aussi un casque anti-bruit.

Évidemment, elle n’est pas le double dessiné d’Eglantine. Beaucoup de points communs et de grandes différences. Car Marguerite, dans la BD, a pu suivre des études et décrocher un emploi dans une grande société alors qu’Eglantine suit une scolarité chaotique depuis quatre ans.

Mais j’y retrouve les gens qui pensent que ça peut se soigner, qui m’expliquent que, quand on veut on peut.

Je pense aussi à ceux qui, apprenant qu’elle était au fond de son lit depuis un, deux, trois, quatre mois ou plus me demandaient s’il ne faudrait pas l’obliger à sortir. L’action entraîne l’action. A force de larver ainsi, forcément, elle se complait dans la paresse et l’inaction.

J’ai en tête toutes ces personnes aussi qui « ne la trouvent pas si mal ». Parce que, quand elle va bien, Eglantine semble en pleine forme. Elle s’enthousiasme comme tout le monde. Elle a une conversation intéressante, de l’humour et une curiosité infinie.

Heureusement, nous avons trouvé dans son école une équipe de professeurs compréhensifs, qui savent adapter leur enseignement aux contraintes d’Eglantine pour l’aider à développer son esprit, enrichir ses connaissances et l’accompagner pour rentrer au mieux dans le moule d’un système éducatif prévu exclusivement pour des neuro typiques.

Des professeurs qui sentent quand elle est épuisée, qui proposent des solutions pour l’aider, qui nous guident dans les méandres des PAI et des aménagements d’épreuves pour le bac.

Tout va tellement mieux quand cette différence invisible est reconnue et acceptée. La BD passe d’ailleurs petit à petit d’un noir et blanc austère ponctué d’un rouge agressif, à des cases colorées et joyeuses.

On prend cette liste et on cherche les mêmes critères pour les études d’Eglantine.

Cette différence invisible, c’est toute la magie d’Eglantine depuis qu’elle est née.

Ar-men, fantômes de la mer

Ar-men.

Presqu’une formule magique. Ou un personnage de légende. Et en quelque sorte, on n’en est pas très loin. Ar-men est le premier phare en mer jamais construit. Le dessinateur breton Emmanuel Lepage prend pour la première fois son pays natal comme décor. On sort de la lecture d’Ar-men avec des embruns dans les cheveux.

La bande-dessinée se fait fresque. Aussi bien par les couleurs que par le récit. Ou plutôt les récits. Car plusieurs époques s’imbriquent. Des légendes aussi. Chacune a son propre univers graphique. Et ses propres fantômes, ceux qui poursuivent les hommes la nuit, ceux qui nourrissent les mythes, ceux qui tiennent chaud lors des longues journées de gardiens coupés du monde quand le phare affronte la tempête, ceux qui comblent les solitudes.

ar-men-emmanuel-lepage

Emmanuel Lepage aurait pu se noyer sous la tâche. Quel défi de faire revivre le quotidien de ce phare avant qu’il ne soit automatisé, tout en retraçant son histoire, sans se perdre dans le documentarisme. Notamment concernant la construction sur une roche balayée par les vagues qui n’affleurait qu’aux grandes marées. Elle aura nécessité plusieurs années et plusieurs ingénieurs.

On s’attache à tous les personnages, dont le principal, Ar-men, fantôme au milieu de la mer, qui attire les solitudes des regards perdus sur le lointain.

L’enfer des enfers est le surnom que lui ont donné les hommes. Concentré d’espoirs, de peurs, et défis entre l’homme et la nature.

Un océan d’amour

Un océan d’amour est une BD de Lupano et Pannaccione. 224 pages de dessins sans aucune parole. Un pêcheur bigleux, une Bigoudène anachronique, des boîtes de sardines à l’huile, un petit bateau de pêche, une mouette écolo, et nous voilà embarqués sur l’Atlantique.

un ocean damour

Un petit pêcheur se lève tous les matins avant l’aube. Une fois qu’il a chaussé ses grosses lunettes, il ressemble lui-même à un poisson.

Sa Bigoudène de femme, en tenue traditionnelle, coiffe comprise, lui prépare sa galette matinale et son panier à pique-nique. Comme d’habitude, elle y glisse avec amour une boîte de sardines à l’huile. Qu’il balancera avec les autres dans un coin de son bateau. Il n’aime pas ça.

La pêche n’est pas bonne. Mais la journée vire au cauchemar quand le petit bateau est lui-même attrapé dans les énormes filets d’un chalutier XXL.

Au port, la Bigoudène attend. Elle consulte même une voyante. Mais point de boule de cristal. Nous sommes en Bretagne. C’est dans une crêpe mâchée que la medium voit le pêcheur à Cuba.

L’aventure commence alors vraiment pour ces deux personnages attachants. Loin de leur vie bien réglée et un rien monotone, qu’ils aspirent pourtant à retrouver. Ils se cherchent d’un bout à l’autre de l’océan, font face à une modernité tapageuse et tape à l’œil, et y trouvent leur chemin sans jamais se renier.

Une ode à l’amour, à la force des racines et aux sardines à l’huile !