La nouvelle du mois – Dans la lumière du matin

La vallée s’éveille dans les brumes bleutées de la nuit. Sophie jette un dernier coup d’œil par la fenêtre. Les rares lampadaires réchauffent les murs de pierre grise et les toits de tôle. L’acier a remplacé depuis longtemps les bardeaux de mélèze sur les maisons. Rien n’est immuable. Même pas la montagne. Le glacier de ses souvenirs d’enfance s’est ratatiné comme ses rêves de jeune femme.

Elle avait vingt-trois ans lorsqu’elle avait rencontré Karim. Elle terminait son école de commerce. Il travaillait déjà au service informatique du rectorat de Versailles. L’avenir leur ouvrait des bras enthousiastes. Le premier appartement. Les voyages hors saison. Puis les enfants. Trois. La maison pleine de vie. Les rires, les pleurs. Les parties de Uno et de Monopoly. Les barbecues entre amis. Les vacances en Corse ou en Bretagne. Karim avait besoin de la mer pour se ressourcer. Elle avait oublié qu’elle préférait la montagne.

Malgré sa grosse polaire et son coupe-vent, Sophie frissonne en rejoignant sa voiture. La fraîcheur de la nuit alpine surprend alors que la canicule estivale accable le reste du pays. Le ciel est plissé de nuages aux contrastes gris perle et ardoise, derrière lesquels perce déjà une lumière jaune pâle. La route serpente au creux des montagnes. Au loin, Sophie distingue Briançon, moulée dans ses contreforts, un voile blanc accroché à ses toits. Elle se gare sur le parking près du rond-point d’où part la route vers le col du Granon. Alex et Chloé arrivent juste après elle. Ils ne tardent pas à apercevoir le van de Nico, floqué du logo de l’école Univ’air Briançon Parapente.

En habitué de la montagne, Nico enfile les virages à vive allure. Les discussions joyeuses atténuent la nausée de Sophie. A presque cinquante ans, elle n’est pas la plus âgée du groupe mais la majorité des élèves a plutôt la trentaine. Seul Pascal a quelques années de plus qu’elle. A l’avant, Chloé pose sa tête sur l’épaule d’Alex. Comme elle posait la sienne sur celle de Karim lorsqu’elle était fatiguée. Cette épaule lui manque terriblement depuis deux ans qu’il l’a quittée.

Il n’est même pas parti pour une autre, une plus jeune, une plus mince, une plus vive. Il est parti parce qu’il ne l’aimait plus. Parce qu’il était malade à l’idée de rentrer chez lui après sa journée de travail. Parce que leur thérapie de couple ne débloquait rien. Parce que vivre sans elle était devenu sa seule façon de se retrouver, lui. Il avait toujours beaucoup d’affection pour elle. Plus suffisamment pour vivre ensemble. Il était parti à la fin du mois de février, ce mois rabougri comme un sursis, deux ans auparavant.

Un peu avant le col, Nico s’engage sur un chemin caillouteux à flanc de montagne. Les chaos finissent de retourner l’estomac de Sophie. Alors elle se concentre sur les flamboiements vifs qui apparaissent derrière le ciel de plomb, annonçant le lever du soleil. La camionnette s’arrête enfin dans un renfoncement du chemin. Sophie charge sa sellette et sa voile sur son dos. Le groupe monte en file indienne la pente raide qui mène à la zone de décollage. Les silhouettes sombres, courbées sous le poids des gros sacs, se détachent dans les premiers rayons du soleil qui paraît de l’autre côté de la crête.

Sophie étend sa voile sur l’herbe courte. Pascal, qui en est à son troisième stage, vient l’aider à bien séparer ses lignes de suspentes. Elle, c’est son premier vol. Depuis trois jours, elle s’entraîne sur la pente école au col du Lautaret et ingurgite des tonnes d’informations techniques et théoriques dans le local d’Univ’Air à Briançon. Elle se concentre pour ne rien oublier. Aucun tour n’emmêle sa sellette, ni ses poignées de commande. Le parachute de secours est en place. Elle contrôle dix fois que sa sellette est correctement attachée, teste la radio et refait le double-nœud de ses chaussures.

Sur sa droite, la pointe du Petit Aréa s’illumine dans le soleil naissant. A gauche, dans le lointain, elle distingue le Queyras. En face, les derniers nuages s’accrochent aux sommets enneigés des Ecrins. Le groupe attend dans le silence de la montagne. Quand le vent tourne enfin, chacun se met en position et attend les ordres de Nico. La voix de Tom, l’autre moniteur, crachote dans la radio. Il est redescendu avec le van et les guidera depuis le terrain d’atterrissage. Sophie n’entend pas le cri de la marmotte qui résonne dans l’air frais. Elle est concentrée. Elle en oublierait presque de respirer. Pascal tente de la détendre avec une blague quand on appelle son nom.

Alors Sophie exécute les gestes qu’elle a répété des dizaines de fois sur la pente école. Les mains à hauteur des épaules, elle se penche en avant et commence à courir dans la pente. Elle sent la voile qui se lève derrière elle et prend de la vitesse. « Tempo, tempo » crie Nico dans la radio. Elle freine la voile pour qu’elle ne passe pas devant elle et continue de courir dans la pente. En un instant, le sol se dérobe sous ses pieds. « Bravo Sophie ! » la félicite Nico dans la radio. « Maintenant, sans t’appuyer sur tes commandes, tu vas t’assoir. Ne bouge pas tes mains. Là. Et tu me fais le signal quand tu es assise. » Sophie s’installe dans sa sellette et hurle « hihaaaaaaaa ». Un bon moyen pour décharger cette première montée d’adrénaline.

Le vent froid siffle dans son casque. Elle n’en revient pas. Elle a réussi. Elle vole ! Elle reprend sons souffle et pense à Karim. Ce premier vol en parapente, seule dans sa sellette, marque le début de sa nouvelle vie sans lui. Portée par le vent mais tenant les commandes. Elle descend doucement vers le champ où l’attend Tom. Concentrée sur les points de repère mémorisés avant le décollage, écoutant les instructions de Tom, se remémorant les consignes d’atterrissage, elle profite à peine de la sensation de légèreté que procure le parapente, cette impression d’être assise dans une gigantesque balançoire dans les nuées.

Demi-tour par la droite. Quart de tour par la gauche. Guidée par la voix de Tom qui grésille dans la radio, elle sort de sa sellette pour se mettre debout, bras hauts, prête à atterrir. Elle s’approche du sol à vitesse maximale, corrige légèrement à droite pour éviter un arbre puis descend ses mains sous les fesses pour freiner complètement. La voile s’affaisse doucement dans son dos. Elle court un peu afin que toute la voile se pose derrière elle. Elle a quelques minutes pour ramener sa voile en tirant sur les suspentes, la mettre sur son dos et quitter l’atterro pour laisser la place au suivant.

Elle rejoint le reste du groupe sous les arbres au bord du champ. Un ruisseau court de l’autre côté des buissons. Une odeur de reine des prés embaume la matinée estivale. Sophie se détend petit à petit, recevant les félicitations des membres du groupe qui ont atterri avant elle. Le vol n’a duré que sept minutes mais Sophie est exténuée. L’âge, le surpoids, le manque de pratique sportive, pense-t-elle. Ce vol solo en parapente était un incroyable défi pour elle.

Quand son petit dernier avait quitté la maison en septembre, poursuivant ses études à Lyon, elle s’était retrouvée vraiment seule. Elle qui, pendant des années, avait rêvé de silence alors que les enfants criaient, riaient et chahutaient, ne supportait plus le mutisme de la maison. Elle avait pleuré à grosses larmes sur les albums de famille, remontant jusqu’à ses propres photos d’enfance. Les vacances avec ses parents à la montagne, les grandes randonnées avec les copains, les folles parties de volley le soir au bord de la Guisane, les premières cuites à l’Alpen. Elle n’avait pas transmis ces souvenirs à ses propres enfants.

Etiolée par l’hiver parisien, rongée par la solitude, laminée par le boulot, elle avait surfé sur internet à la recherche d’une location pour l’été dans cette montagne qui lui avait tant apporté. Elle était tombée sur le site d’Univer’Air Briançon Parapente. « Pourquoi pas » s’était-elle encouragée en réservant un stage pour débutants.

« Superbe, ton atterrissage, Sophie ! » lance Pascal en rejoignant le groupe, sa voile bouchonnée sur le dos, les lignes colorées des suspentes dans la main droite. « Moi, la première fois, j’ai atterri dans les buissons. » Le bleu de ses yeux pétille. Sophie rit avec lui. Le groupe termine de ranger les voiles dans les sacs des sellettes. Ce sera le seul vol de la journée car, en réalité, tout le monde est crevé. Ils retournent à l’école pour des cours théoriques.

Quelques nuages moutonnent toujours l’azur mais la chaleur estivale écrase déjà la végétation. En reprenant sa voiture pour rejoindre l’école, Sophie se sent différente. Des voiles colorées tournent encore dans le ciel. Elles semblent minuscules. Pourtant, quelques heures auparavant, dans le soleil levant, manœuvrant elle-même sa voile immense, Sophie a retrouvé la force des rêves.

La nouvelle du mois – Pour un flirt avec toi

Assis à la terrasse, le vieil homme ne quitte pas des yeux l’immeuble cossu de l’autre côté de la rue. Il desserre son écharpe, laissant apparaître un nœud papillon aux couleurs vives. Ses mains tremblent légèrement quand il porte la grande tasse de café fumant à sa bouche. La légère buée qui se dépose sur ses lunettes rondes en écaille ne l’empêche pas d’apercevoir une silhouette derrière une fenêtre du deuxième étage.

Dans son appartement, Jacqueline chantonne une comptine enfantine, emmitouflée dans un kimono en brocart cobalt. Elle jette un regard par la fenêtre. Le vent a chassé les derniers nuages. Quelques flaques miroitent encore dans les caniveaux. Seul un homme au crâne rond et dégarni a bravé les derniers frimas pour profiter de la terrasse. Certainement un fumeur. Les odeurs de jus d’orange frais et de lapsang souchong la ramènent dans sa cuisine.

Chaque petit-déjeuner suit le même cérémonial depuis son adolescence. L’orange pressée par sa mère. Le thé noir fumé de son père en lisant le journal. Des rituels auxquels se rattacher après leur rencontre tragique avec un platane sur une route de campagne. Jacqueline pose son regard sur ses mains. La peau fine, diaphane, froissée, les petites taches brunes, le réseau de veines violettes, les doigts noueux la ramènent à la réalité de son âge. Une ombre de tristesse traverse ses yeux bleus. Comment a-t-elle pu oublier une vie entière ?

En ouvrant les yeux à l’hôpital, elle avait vingt ans, un avenir, des rêves, des envies. Puis elle avait vu ses mains et elle n’avait plus rien compris. On lui avait parlé de son mari, de ses petits-enfants. Un silence gêné quand elle avait demandé qui était leur père. Son fils n’avait pas pu venir. Mais il ne lui manquait pas. Aucun d’entre eux d’ailleurs.

Leurs visages ne réveillaient aucune émotion, aucune intimité, aucun souvenir. Chacun apportait son passé, son chagrin et l’espoir de réveiller en elle une complicité perdue. Elle n’avait plus supporté leurs mines affligées, leurs gestes trop proches, leur besoin viscéral de la toucher, serrer sa main, caresser sa joue, l’embrasser. Autant d’agressions pour elle.

Surtout, elle ne les reconnaissait jamais. Chaque visite était une première rencontre. Ils devaient lui rappeler qui ils étaient. Un calvaire qui déchiraient leurs cœurs autant que le sien. Eux, de l’avoir perdue. Elle, rongée par la culpabilité de faire souffrir ces inconnus plein de sollicitude. Non seulement elle avait oublié cinquante ans de sa vie mais elle était souvent incapable de se souvenir des quinze dernières minutes.

Jacqueline se ressert de thé. Elle n’a aucun souvenir de sa maternité mais sait parfaitement quelles feuilles infuser pour recréer l’ambiance de sa jeunesse, la présence rassurante de ses parents. Elle prend sa tasse et se tient debout, près de la fenêtre. L’homme est toujours là. Il ne fume pas. Il lève la tête et leurs regards se croisent. Elle ne peut s’empêcher de lui sourire. Il la salue d’une main délicate. Une main âgée comme la sienne.  Il lui sourit tranquillement et l’invite à descendre le rejoindre. Elle pouffe en mettant sa main devant la bouche. Son assurance l’amuse. Ils entament une conversation silencieuse. Mais qu’il ne s’y trompe pas, elle n’est pas une fille facile.

Le ciel s’est couvert et une pluie fine floute leur conversation. L’homme quitte la table, il tient un parapluie à la main et se met à danser tel Gene Kelly dans Singing in the rain. Il s’arrête en tournant le visage vers elle, les bras écartés. Des gouttes d’eau dégoulinent sur son visage rayonnant de malice.

Il ne voit plus rien derrière ses lunettes couvertes de gouttelettes mais il sait qu’elle viendra. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, après-demain, ou le jour suivant. Elle a déjà accepté de le rejoindre. Il lui avait offert un thé vert au citron. Ce bistrot ne propose pas de lapsang souchong. Lui, il prend toujours un grand café américain. Elle aime l’odeur du café mais pas le goût. Dans leur jeunesse, elle avait l’habitude de poser sa tête sur son épaule pour humer son café.

Il retourne s’assoir à sa table, essuie ses lunettes et resserre son manteau sur son nœud papillon. A son âge, il ne faudrait pas qu’il attrape froid.  Derrière la fenêtre et son rideau de pluie, la silhouette de Jacqueline semble applaudir. Elle a toujours beaucoup aimé ce film, subjuguée par le sourire charmeur de Gene Kelly. La danse était leur passion commune. Trois pas de cha-cha-cha pour enterrer une dispute. Un tango pour les grandes occasions. Un rock quand ça leur chante. Un fox-trot pour se faire plaisir. Elle ne peut pas avoir tout oublié.

Jacqueline a enfilé un simple jean, une chemise blanche et un pull en cachemire rose pastel. Elle attrape son grand manteau jaune moutarde dans l’entrée, se regarde une dernière fois dans le miroir. Elle replace une mèche de cheveux argentés dans son chignon. La femme qu’elle voit dans le miroir n’est pas beaucoup plus jeune que l’homme de la terrasse. Elle a encore du mal à admettre qu’il s’agit d’elle.

Elle délaisse l’ascenseur asthmatique pour le tapis moelleux des escaliers. Elle a toujours été sportive. Elle descend d’un pas léger, avec l’excitation d’une adolescente à son premier rendez-vous. Cet homme lui semble sympathique. Elle se réjouit de cette rencontre qui mettra du soleil dans cette journée de printemps morose. La pluie s’intensifie alors qu’elle s’avance sur le trottoir. Elle n’a pas pris de parapluie et court pour s’abriter rapidement sous l’auvent du bistrot.

L’homme est venu l’accueillir. Il tire une chaise à sa table et l’invite à s’assoir. Il a quelque chose de tendre dans le regard. Jacqueline frissonne quand sa main effleure la sienne.

« – Quelle situation désarmante ! s’exclame-t-elle. Je n’ai pas l’habitude de rejoindre des inconnus en bas de chez moi.

– Je m’appelle Serge. Si vous me donnez votre prénom, nous ne serons plus des inconnus et je pourrais vous offrir un thé. Ou un café, se rattrape-t-il aussitôt. »

Elle ne doit pas savoir qu’il connaît tous ses goûts. Il sait comment l’enthousiasmer ou l’agacer. L’odeur de lavande la rend joyeuse. Il suspend un sachet au cintre de son manteau pour qu’une effluve délicate s’en dégage. Elle ne supporte pas les pleurnicheries. Il n’est pas là pour pleurer. Il n’est pas très certain d’avoir encore des larmes.

Il en a vidé une grosse partie avec elle, à la mort de leur fils. Un accident de voiture. Comme un écho douloureux à la mort de ses parents. Le choc avait été tellement violent qu’elle avait effacé l’évènement. Quand elle demandait des nouvelles de Lucas, il devait expliquer, encore et encore, l’insupportable absence. Puis était venu l’AVC. Ils avaient tous disparu de sa mémoire. Lui, Lucas, Marianne et les petits. A l’hôpital, ils avaient dû affronter son regard au mieux neutre, parfois craintif, souvent en colère lors de leurs visites.

Quand elle avait demandé à ne  plus les voir, Serge avait compris qu’elle ne reviendrai jamais vivre chez eux. Il lui avait alors trouvé ce petit appartement confortable à deux pas de leur maison. Rien ne lui paraissait étrange, puisque tout était nouveau pour elle. Il avait déménagé ses meubles favoris, ses objets fétiches et sa garde-robe. Il avait gardé les cadres et les albums photo, les traits de crayon marquant la croissance de Lucas sur le mur de sa chambre et les jouets de ses petits-enfants qu’il garde le mercredi. Marianne les dépose avant de partir travailler.

Les autres jours, sans exception, il prend son petit-déjeuner au Balto en face de l’appartement de Jacqueline. Il met un costume et des souliers vernis. Elle a toujours été attirée par les hommes bien habillés, voire en uniforme. Il avait hésité à en acheter un d’occasion, n’importe lequel. Mais sur un homme de son âge, ça aurait manqué de charme. Il s’assoit en terrasse dans l’espoir qu’elle le voit. Chaque fois qu’il réussit à attraper son regard, il tente de la faire venir.

Il a attendu des semaines. Il a eu le temps de sympathiser avec le serveur. Il trouve ce vieux bonhomme tendrement fou. Serge le comprend. Fou, il l’est. D’amour pour sa femme. Après tout, quel meilleur moyen d’entretenir la flamme de leur jeunesse que cette éternelle séduction ? Peut-être, un jour, pourra-t-il l’emmener danser ?

La nouvelle du mois – Les couleurs de l’argent

Novembre 2021. Sylvie tape le code de l’alarme et ferme la porte du Picard. Le parking est désert. Le crachin brille dans le halo des lampadaires. Le 197 tourne au bout de la rue. Elle court un peu pour ne pas le rater. Elle est seule à l’arrêt de bus. Le chauffeur tourne à peine la tête et referme rapidement les portes. Au fond du bus, trois jeunes filles rient en regardant leurs téléphones. Sylvie toise son reflet dans la fenêtre. Les poches sous les yeux. Les petits ruisseaux de rides. Mais, toujours, la douce clarté de ses yeux bleus qui avait séduit Gilles. Une autre époque. Elle rabat les paupières sur ses souvenirs.

En bas de la tour des Tournesols, elle salue la bande de garçons qui fument sur les blocs de ciment. Quand l’ascenseur est en panne, ce sont eux qui l’aident à monter ses courses jusqu’à son nid du dernier étage. Trois pièces aux murs d’un blanc défraîchi qui avaient accueilli sa solitude quand Gilles l’avait quittée quinze ans auparavant. Il avait gardé sa belle résidence et sa particule. Il avait même réussi à faire annuler leur mariage et avait ainsi pu retourner à l’église avec sa nouvelle épouse. Un an après, elle était enceinte. Sylvie en avait été malade.

Heureusement, elle avait pu compter sur la présence de Colette, petite bonne femme aux cheveux courts doucement ondulés et aux dents du bonheur qui lui donnent un air perpétuellement jeune depuis quatre-vingt-sept ans. Colette partage avec Sylvie le palier du quatorzième et dernier étage. La vieille dame y a installé de nombreuses plantes, sorte de canopée urbaine secrète.

Sylvie pousse la porte de son appartement. Elle accroche son manteau gris dans la penderie de l’entrée et allume l’une après l’autre les guirlandes colorées qui illuminent son nid à la nuit tombée. Elle jette un regard paisible sur les lumières de la ville qui s’étalent à perte de vue sous ses fenêtres, se sert un verre de vin blanc et se dirige vers une petite pièce tout au fond de l’appartement. Elle retrouve sa dernière toile en cours de travail sur le grand chevalet en chêne. Rare souvenir des cadeaux somptueux que lui faisait son mari à l’époque où il aimait qu’elle ait des envies artistiques.

Elle dépose la peinture onctueuse sur la palette où se mélangent plusieurs couches de couleurs. Enfin, le pinceau glisse sur la toile et Sylvie oublie la grisaille, l’enfant qu’elle n’a jamais eu et les humiliations de la vie. Soudain, la sonnette retentit.

Colette est sur le palier. Elle est venue regarder les résultats du Super Tirage sur l’ordinateur de Sylvie. Elle n’a jamais réussi à se mettre à l’informatique. Elle profite du portable de Sylvie pour ses démarches administratives et, surtout, pour jouer au loto depuis que le buraliste du quartier a fermé. Sylvie allume son écran et leur sert à chacune un cognac. Elle entre les chiffres de Colette dans le simulateur. Aucun gain. Puis elle tape les siens et clique sur le bouton « simuler ses gains ». 30 millions d’euros.

Elles n’en reviennent pas. Croient à un bug. Refont trois fois la manip. Le montant est tellement énorme qu’elles restent muettes. Puis elles se mettent à hurler comme deux enfants excitées.

« Tu vas en faire quoi ? » demande Colette soudain sérieuse.

Sylvie n’en a aucune idée.

Elles décident de profiter de la nuit pour retrouver leurs esprits. Dans les deux appartements du dernier étage des Tournesols, personne ne dort vraiment. Colette craint de perdre son amie. Avec tout cet argent, elle va repartir vers les beaux quartiers. Mais de son côté, Sylvie n’oublie pas la pédanterie de son mari, son mépris pour les pauvres. Elle ne veut pas retrouver ce monde hypocrite et arrogant.

Au petit matin, Sylvie se lève comme d’habitude pour aller travailler. Elle glisse une petite lettre sous la porte de Colette. Rendez-vous ce soir pour un remue-méninge à trente millions d’euros. Au magasin, Sylvie a du mal à se concentrer. Les sautes d’humeur du gérant l’agacent. La cliente qui râle parce qu’il n’y a plus de cubes de tomates à l’italienne. Celui qui vérifie la provenance de tous les poissons, gardant les produits trop longtemps en-dehors des congélateurs.

Pourtant, elle ne saurait pas l’expliquer, cette vie lui plaît. Les gens sont réels, leurs petits travers donnent de la saveur au quotidien. Ce sont eux qu’elle brosse dans ses peintures. La main de la petite fille tendue vers celle de son papa, si grand, si maladroit, tellement aimant. Cette dame qui, un jour de mai, dansait sur la place du marché, des fleurs en tissu dans ses cheveux gris, une jupe longue colorée qui tournait au rythme d’un saxophoniste de rue. Cette femme assise sur un banc dans le petit parc derrière la mairie, un livre à la main, dans l’ombre douce d’un grand magnolia. Ce vieux en pantalon de flanelle et bretelles sur son marcel blanc.

Sylvie prend parfois les gens en photo avec son téléphone. En croque d’autres dans un petit carnet qu’elle garde constamment dans son sac. Une fois chez elle, sa peinture est frénétique. Elle n’utilise que les trois couleurs primaires et du blanc. Elle aime les mélanger jusqu’à obtenir la juste teinte. Parfois, elle se laisse surprendre par une nuance inattendue. Quatre tubes pour des centaines de toiles qu’elle entasse dans son petit appartement et dans celui de Colette. Des centaines de toiles qui prennent la poussière loin de tout public.

Quand elle monte dans le bus ce soir-là, Sylvie ne peut s’empêcher de sourire au chauffeur. Elle surprend les regards interrogateurs qu’il lui jette pendant tout le trajet. Pour la première fois depuis des années, elle se sent belle. Elle sourit toujours quand elle croise les garçons en bas de l’immeuble. Ils la charrient gentiment, lui disent que ça lui va bien, lui demandent si elle est amoureuse. Sylvie a hâte d’annoncer son idée à Colette.

Elles s’assoient autour de la petite table en Formica jaune dans la cuisine de Colette. Elles chuchotent comme deux comploteuses. Sylvie se lance. « Je vais acheter mes toiles ». Colette ne comprend pas. Sylvie explique. Son idée n’est qu’une ébauche. Elle n’est sûre que d’une chose, elle ne veut plus changer de vie. Elle aimerait cependant que son art soit reconnu. Comment faire sans soutien, sans contact ? Gilles, lui, connaissait des galeristes, des collectionneurs et des directeurs de musées. Elle a gardé des noms et des numéros de téléphone. Impensable cependant de les appeler. Elle n’est plus personne depuis que Gilles l’a éjectée de sa vie. Elle n’est pas prête à essuyer les refus et la morgue des puissants.

Pourtant, quand elle voit les œuvres de certaines galeries, elle est persuadée qu’elle y aurait sa place. Alors, avec tout cet argent, elle a décidé de faire monter sa côte. D’abord, Colette va devenir une importante collectionneuse. Elle achètera des œuvres d’artistes reconnus. Un David Hockney, une sculpture d’Ai Weiwei, une peinture gigantesque de Jenny Savile, une saucisse d’Erwin Wurm… Quand elle sera connue dans le milieu, elle investira dans de jeunes artistes et des artistes méconnus. Comme Sylvie Sallon, dont elle s’entichera avec enthousiasme. Alors, les galeristes se bousculeront pour l’exposer.

Colette regarde son amie avec tendresse. Elle vient de gagner des millions et ne pense qu’à devenir célèbre. Comme une revanche sur son ancienne vie, sur la famille bourgeoise de son ex, sur le paradis perdu. Elle n’aurait pas choisi d’utiliser autant d’argent comme ça. D’un autre côté, qu’aurait-elle fait d’une telle somme, elle qui arrive à la fin de sa vie ? Elle n’a même pas d’enfant à qui léguer un tel pactole. Tout comme Sylvie. Colette, elle, l’a toujours bien vécu. Avec Roger, ils se sont toujours satisfaits de leur vie à deux. Mais ce regret d’enfant écrase Sylvie. C’est son infertilité qui a permis à Gilles de faire annuler le mariage. Sylvie ne lui suffisait pas. Il lui fallait un héritier.

Sylvie scrute la vieille dame. Elle s’attendait à partager son enthousiasme avec sa grande complice. Elle regarde l’appartement où Colette a toujours vécu avec son homme. Les photos sur les murs, les meubles démodés. Colette finira sa vie ici. Les souvenirs de son grand amour lui suffisent. Et elle, de quoi a-t-elle vraiment besoin ?

——

Juin 2023. Sylvie branche l’alarme et ferme la porte du magasin. Le bus ralentit pour qu’elle ait le temps de monter. Le chauffeur la salue avec complicité. Elle le retrouvera à la fin de son service pour une séance de cinéma. François aime les comédies romantiques, les pizzas et le rugby. Sylvie dort chez lui trois nuits par semaine. Le reste du temps, c’est lui qui vient chez elle. Il aime beaucoup ses tableaux. Il existe désormais de nombreux portraits de lui. Dans son bus, devant sa télé avec une bière, au cinéma avec une larme au coin de l’œil. Sylvie le peint avec amour.

S’il lisait les magazines artistiques, François se reconnaîtrait dans les articles qui se multiplient sur cette fabuleuse artiste encensée par la critique, Sylvie Sallon. Autodidacte révélée à cinquante-cinq ans. On ne sait presque rien d’elle. Seulement qu’elle a créé une fondation pour amener l’art dans les QPV, ces quartiers prioritaires de la ville largement abandonnés par les politiques publiques.

Un journaliste, une fois, est arrivé jusqu’au magasin Picard où travaille une certaine Sylvie Sallon. Il l’a suivie à la sortie du travail jusqu’à son domicile. Au chaud dans sa voiture, il n’a pas reconnu le visage du chauffeur de bus emblématique de l’œuvre de l’artiste. En bas des tours tristes, une bande de jeunes zonait dans les escaliers. Le journaliste n’a pas osé descendre de sa Zoé. Il a rayé cette Sylvie Sallon de sa liste et entrepris de chercher la suivante. Une pharmacienne dans le Pas-de-Calais.

Alors qu’il redémarrait, il croisa une vielle dame tirant un caddie décrépi. Son visage lui rappelait vaguement quelqu’un. Il ne fit pas le lien avec la grande collectionneuse d’art, Colette Santini.

Dans son nid au dernier étage, Sylvie avait déjà déposé ses quatre couleurs sur sa palette.

La nouvelle du mois – Eternelle pourriture

« Fuyez, tout est découvert. » Gabrielle pose le télégramme sur son bureau. Elle lève les yeux vers la mer qui s’étale sous les grandes baies vitrées. Elle sourit et passe la main dans le poil soyeux de son chat persan. Enfin, il se passe quelque chose.

Gabrielle n’a jamais fui. Elle s’est cachée, parfois. Elle a subi aussi. Mais elle a toujours rendu coup pour coup. Marthe est morte depuis plus de dix ans. Que pourrait-elle craindre ? Récemment, elle a ouvertement affiché son saphisme devant la caméra de cette jeune journaliste qui avait su retrouver sa trace. Si les murmures mauvais se taisent à son passage, ils se répandent inexorablement. Les gens parlent. La cinéaste avait eu vent de cette vieille lesbienne excentrique vivant à l’année dans une extravagante villa de cette station balnéaire huppée, un peu surannée, nichée au cœur de la côte bretonne.

« Dans ma vie, j’ai été entièrement et absolument lesbienne. »

Gabrielle articulait chaque mot, chaque syllabe. Accoudée à la grande table en fer forgé blanc de la terrasse ouest, la journaliste la questionnait à peine. Elle fumait une cigarette avec la désinvolture d’une jeunesse décomplexée. Gabrielle menait la conversation, digne et résolue.

« En effet, je suis une vieille lesbienne. J’ai trois-quarts de siècle sur les épaules. Mon inclinaison pour les femmes se place à peu près à l’âge de quatorze ou quinze ans. »

La jeune blonde avait exhalé une bouffée de fumée.

A l’écran, la voix grave de Gabrielle, à peine éraillée, occupait toute l’image. Elle était vêtue d’une robe longue ajustée, d’un blanc crème très doux, aux reflets moirés. Son chignon noir était impeccable. Elle se tenait droite. Seule sa tête s’inclinait au rythme des mots qu’elle séparait avec rigueur. Elle aimait être précise et ne souffrait aucune ambiguïté sur ses propos.

Quand le reportage était passé sur Antenne 2, le voisinage avait bruissé de commentaires offusqués. Personne n’était surpris, mais l’exprimer ainsi, à la télévision, quelle impudeur, quelle dépravation. « Tout de même, ce n’est pas normal » grommelait-on en sourdine. Gabrielle estime que les vieilles dames n’ont pas à être respectables. Elle avait traversé le village la tête haute, toisant les habitants. Son bonjour poli, insistant, ordonnait aux gens de la regarder dans les yeux. On raconte même l’avoir vu rire derrière son éternel éventail.

Alors ce télégramme aujourd’hui, un mystère, vraiment ? Une blague, plutôt.

Gabrielle sort de ses réflexions quand on toque trois coups secs à la porte.

« Madame, Monsieur Prigent demande à vous voir. »

Garder toute sa domesticité est sa manière de résister à ce nouveau président, ce Mitterrand, qui veut la spolier, la ruiner, l’anéantir. Cette fortune, sa famille l’a gagnée grâce à des générations de travail acharné. Où était la France quand, miné par sa faillite, son premier mari s’était jeté par la fenêtre du dernier étage de son imprimerie en 1931 ? Aucun fonctionnaire n’était venu éponger ses dettes. Aucun service administratif n’avait simplifié ses démarches. Aucune compensation ne lui avait été versée.

Elle n’avait dû son salut qu’à son père. Il lui avait offert cette magnifique villa, l’Hortensia Bleu, et une rente annuelle pour tenir son rang en attendant de se remarier. Il n’avait pas besoin de préciser que les bluettes de sa fille devaient disparaître derrière la figure respectable d’un mari.

Son premier mariage avait été épouvantable. René la terrorisait. Son corps massif et velu, l’odeur âcre de sa peau, les assauts de son sexe triomphant, la brutalité, l’humiliation. Tout en lui la révulsait.

Gabrielle frissonne en descendant dans le petit salon jaune où l’attend Yves Prigent.

L’homme, debout près de la fenêtre, a le regard perdu sur l’horizon. Il s’agite dès qu’elle pousse la porte. Il transpire. Son énorme ventre met à rude épreuve les boutons de sa chemise. Ses larges joues tombantes et son triple menton tremblent de colère. Il bout derrière ses grosses lunettes noires. Yves Prigent est le maire de cette petite commune balnéaire où les bourgeois viennent chercher calme, luxe et discrétion. Après la guerre, alors que la reconstruction de la France exigeait sacrifices et courage et que les tickets de rationnement n’avaient pas encore disparu, il avait acheté la villa voisine de l’Hortensia Bleu. Marthe et Gabrielle en avaient pleuré de rage.

Yves Prigent pointe un doigt plein de hargne vers Gabrielle.

« Ça vous amuse, vieille gouine ?! »

Gabrielle est déstabilisée. Depuis la mort de Marthe, elle a renoncé à empoisonner la vie de son voisin. Pour se rasséréner, elle l’invite à s’assoir et lui offre une tasse de thé. La voix grave et impérieuse de Gabrielle a toujours impressionné l’ancien épicier. Malgré sa fortune désormais colossale, il se retrouve à obéir comme à l’époque où cette belle clientèle venait se faire servir dans la petite épicerie tellement charmante. « Tu verras, c’est très authentique » se glissaient les rupins à l’oreille. Puis ils repartaient en riant dans leurs voitures décapotables. La guerre approchait et eux festoyaient dans les maisons exubérantes le long de la grande plage. Le petit épicier était une attraction amusante dans leurs folles virées en bord de mer.

Face à la tranquille politesse de la vieille dame, le maire se calme un peu. Il se méfie d’elle mais n’a jamais pu prouver qu’elle et sa dame de compagnie étaient à l’origine des incessants tracas de sa maison. Une invasion de taupes. Une fuite dans sa piscine. Des bruits étranges la nuit dans le parc. Des animaux morts déposés devant les portes. Des marches sabotées. Un seau de poissons pourris placé sous la terrasse. La liste des méfaits était interminable. Cela avait duré des années. Il lui semblait que tout avait cessé après le décès de Mademoiselle Marthe.

De biscuits à thé – l’homme n’a jamais su maîtriser sa gloutonnerie – en questions anodines, Gabrielle comprend que l’ancien épicier frémit moins de colère que de peur. Une menace pèse sur lui. Quelqu’un a-t-il trouvé la preuve de ses activités au marché noir, si longtemps après la guerre ? Est-il possible que ses dénonciations monnayées auprès des Allemands soient finalement punies ? Pourtant, Yves Prigent avait été rapide et malin. Il avait rejoint les maquis bretons juste avant le débarquement.

Peu après la fin de la guerre, les compagnons d’Alfonse avaient rendu visite à Gabrielle. Ils lui avaient donné un petit paquet contenant les derniers effets de son mari. Ils avaient été formels. L’épicier avait dénoncé Alfonse. Un prisonnier allemand le leur avait avoué. Malheureusement, on ne retrouva jamais aucune trace dans les archives de l’occupant. Une partie avait brûlé. Yves Prigent appartenait à la troupe qui avait justement attaqué le siège de l’administration allemande dans la région. Gabrielle ne croyait pas aux coïncidences mais sa seule parole n’avait pas suffi. L’épicier n’avait pas été inquiété. Il était devenu son voisin.

Alors que le petit homme replet prend congé d’elle, Gabrielle se rappelle le télégramme. Aurait-il reçu le même ? Elle appelle un vieil ami qui vit un peu plus loin. Il est en train de tout mettre en ordre pour s’installer quelques temps en Suisse après avoir reçu le télégramme.

Quand la nuit tombe sur le grondement des vagues, Gabrielle s’installe en haut d’une des tourelles de sa villa. Elle tourne le télescope vers la demeure de son voisin, comme Marthe l’avait fait tous les soirs pendant des années. Sa douce compagne avait espéré percer un des secrets de l’homme responsable de la mort de son frère préféré. Marthe et Alfonse étaient inséparables, deux moutons noirs dans une famille traditionnelle de la haute aristocratie bretonne. Elle aimait les filles. Lui les garçons. Gabrielle était tombée amoureuse de Marthe et avait épousé Alfonse. Les apparences étaient sauves. L’Hortensia Bleu devint leur refuge.

La guerre éclata et Alfonse fût mobilisé. Il passa un an sans bouger dans une tranchée alsacienne, réussit à sauver sa peau lors de la défaite, fût transporté en Allemagne avec les autres prisonniers puis s’évada. Il était très affaibli quand il rejoignit finalement l’Hortensia Bleu. Le temps de reprendre quelques forces, il avait organisé son départ vers l’Angleterre pour intégrer les troupes de De Gaulle. Il fût arrêté la veille d’embarquer et fusillé le lendemain. L’épicier l’avait vendu. Marthe perdit son frère adoré. Gabrielle fût veuve pour la deuxième fois. Elle ne se remaria jamais.

Ce soir, dans sa chambre, le maire est agité. Il a défait les boutons de sa chemise et tourne en rond. Il réfléchit à voix haute, agitant ses mains tantôt menaçantes, tantôt implorantes. Il s’éponge le front puis retire un tableau du mur. Un coffre apparaît. A l’intérieur, des liasses de papiers que le petit homme passe en revue. Il s’apaise enfin, repose les documents, referme le coffre et passe dans la salle-de-bain.

Gabrielle ne respire plus. L’agitation d’Yves Prigent est un aveu. Les preuves de sa culpabilité, quelle qu’elle soit – son indécente réussite ne peut venir seulement du marché noir et de délations vieilles de quarante ans – sont dans ce coffre. Elle se lève brusquement, réveillant la chatte assoupie sur ses genoux. Elle traverse la maison en courant et farfouille dans le tiroir de son bureau. Elle trouve immédiatement la carte de la journaliste. Elle a chaud, ses pensées se bousculent. Vite. Trouver le contact d’un homme de main pour cambrioler la maison de ce salaud. Il est temps qu’il paye.

Passée l’excitation de la découverte, Gabrielle se sent faible. Une vieille douleur dans l’épaule se réveille. Sa vue se brouille. Elle se sent terriblement nerveuse. Elle se lève pour se servir un verre d’eau mais s’écroule immédiatement au sol.

Le lendemain, la bonne trouvera le corps et appellera la police. Elle parlera du télégramme. De la visite du maire, de son attitude agressive. La police fera une enquête mais conclura à une simple crise cardiaque.

Le 8 mai 1995, pour les cinquante ans de l’armistice, l’ancien maire posera solennellement au pied du monument aux morts, avec une poignée d’anciens combattants. Regard fier, menton en avant, canne tremblotante. Derrière lui, gravé dans la pierre grise, le nom d’Alfonse, bâillonné au fil doré. Aux braves, la patrie reconnaissante.

La nouvelle du mois : une odeur de fromage

 

Les éléphantes aussi ont des seins. Jeremy n’en revenait pas. Sur la photo en noir et blanc, la pachyderme était assise dans une rivière, son cornac sur le dos. Entre ses pattes avant plantées dans l’eau comme des pilotis, deux petits seins fripés pendaient de son large thorax, mamelons pointés vers le sol.

Jeremy venait de découvrir le travail de Senthil Kumaran, un photographe indien, sur les éléphants apprivoisés. Cet homme les photographiait avec l’admiration que l’on voue aux stars de cinéma. Les clichés en noir et blanc dégageaient une force bienveillante et une douceur impressionnante qui appelaient le respect. Jeremy rêvait depuis l’adolescence de voir son travail ainsi reconnu, exposé dans des galeries, imprimé dans des magazines, relayé sur les réseaux sociaux. Au lieu de ça, Jeremy avait encore à trier et à éditer mille-quatre-cent-quatre-vingt-trois clichés du mariage Boutry.

Main droite sur la souris de son ordinateur, il saisit sa gourde ouverte de la main gauche et but quelques gorgées d’eau. Jeremy avait en permanence la bouche pâteuse des lendemains de cuite. Alors il buvait régulièrement, se brossait les dents au moins trois fois par jour, utilisait un gratte-langue et mâchonnait toute la journée des chewing-gums sans sucre et des pastilles à la menthe pour diminuer sa mauvaise haleine. « Plus vous mastiquez, plus vous salivez. » avait dit le docteur Clauss. Ensuite Jeremy n’avait pas tout retenu sinon que la salive empêche la prolifération des bactéries responsables de sa mauvaise haleine.-

Ca sent quoi un éléphant ? Jeremy n’en avait pas beaucoup croisé dans sa vie. Il se souvenait d’une visite au zoo quand il était encore au collège. L’éléphant s’était mis à pisser alors que sa classe arrivait devant l’enclos. Un flot incroyable d’urine qui s’écrasait au sol dans un fracas mémorable. Les blagues avaient fusé. Personne n’avait prêté attention à l’odeur de l’éléphant. Les filles s’étaient bouché le nez avec dégoût, mais c’était plus une posture qu’une nécessité. Vingt ans après, le souvenir de l’éléphant n’avait pas plus d’odeur que celui d’une peluche.

Jérémy avait lu récemment que les éléphants ont, eux, un odorat très développé. Beaucoup plus que celui des humains. Peut-être que l’éléphant du zoo se souvient encore, lui, des odeurs de cette classe de ricaneurs. A l’époque, Jérémy ne souffrait pas d’halitose, cette effroyable mauvaise haleine. Aujourd’hui, l’éléphant se détournerait certainement rapidement de lui, comme tout le monde. Peut-être le sentirait-il venir bien en avance, la trompe dressée, inquiète, tâtonnant l’air déjà vicié pour en jauger le danger ? Il se réfugierait alors à l’autre bout de l’enclos. Pour sûr, Jeremy ne pourrait jamais faire le même genre de photos que Senthil Kumaran.

Au moins, dans la photo de mariage, il n’était pas nécessaire d’être collé au sujet. Jeremy utilisait majoritairement un objectif 70-200 qui lui permettait de garder une certaine distance tout en réalisant des portraits flatteurs. Et des odeurs, dans les mariages, il y en avait heureusement beaucoup d’autres que la sienne. Dès que le soleil chauffait un peu, tout le monde transpirait dans son beau costume, les pieds infusaient dans les chaussures en cuir et l’alcool fermentait dans les estomacs au fur et à mesure que la soirée passait. Au moment de couper le gâteau, l’haleine de Jeremy passait inaperçue. Il avait déjà changé d’objectif depuis une heure ou deux, un petit 50 qui lui permettait de passer plus discrètement entre les invités ou un 24-105 pour prendre les tables entières puis resserrer sur les couples.

Parfois, une invitée trouvait le jeune photographe séduisant. Elle se voyait en Marilyn Monroe dans l’objectif de Milton Greene. Alors elle s’aventurait jusque chez lui. Quand les premiers rayons du soleil baignaient les draps froissés, il la regardait se réveiller. Elle ouvrait les yeux et lui souriait tendrement. Jeremy était un beau brun au regard ténébreux, muscles discrets mais efficaces, menton carré, épaules larges, agréable à regarder après une nuit de fête. Mais s’il s’approchait pour l’embrasser, la jeune femme détournait rapidement la tête. « Oh non, attends, je vais d’abord passer par la salle de bain. » Elle espérait qu’il irait ainsi, lui aussi, se brosser les dents, chassant les effluves sulfurées dans le dentifrice mentholé. D’autres, plus directes, s’offusquaient ouvertement de son odeur. Il leur offrait toujours un café avec des tartines grillées. Jeremy était galant. Puis la lourde porte blindée de son appartement se refermait sur les petites robes de fêtes remises à la hâte. Aucune n’était jamais revenue. Milton Greene, au réveil, avait la réalité d’une bouche d’égout.-

Le premier à avoir remarqué l’haleine de Jeremy était son ami Pascal. L’année de leurs vingt ans, ils étaient partis à Amsterdam avec leurs économies. Autant dire pas grand-chose. Ils avaient donc partagé le lit d’une petite chambre d’hôtel. « Qu’est-ce que tu pues le fromage, toi, le matin ! » avait lâché Pascal dès le deuxième jour. Jeremy avait mis sa main devant sa bouche, soufflé dans sa paume puis senti. « Tu préfères le parmesan ou le roquefort ? » avait-il répliqué pour plaisanter et cacher sa gêne. Les deux copains avaient mis ça sur le dos des joints et de l’alcool dans lesquels passait tout leur argent.

D’abord, Jeremy n’avait rien dit à sa mère. A l’époque, il vivait toujours avec elle. Pas de cannabis et pas d’alcool sous son toit. Le problème aurait dû se résoudre de lui-même. Pourtant, tous les matins, Jeremy soufflait dans sa main et, tous les matins, il était assailli par cette odeur. A croire qu’il dormait avec un fromage dans la bouche. Sa mère, elle, ne semblait pas importunée. Elle l’embrassait au petit-déjeuner sans plisser le nez. Mais sa mère ne sentait pas non plus quand la litière de Canaille, leur vieux chat, avait besoin d’être changée.

Petit à petit, Jeremy s’était rendu compte que l’odeur persistait dans la journée. A l’époque, il essayait de percer dans la photographie d’art, donc de nu. Les jeunes modèles qu’il recrutait se plaignaient toujours d’une drôle d’odeur dans le studio. Elles demandaient à ouvrir la fenêtre. L’air froid leur donnait une légère chair de poule plutôt photogénique qu’il se promit d’exploiter. Rapidement, les modèles refusèrent de venir dans le studio de Jeremy. L’odeur ou le froid, autant choisir entre la peste ou le choléra.

Jeremy délaissa la photo d’art et s’essayât au reportage. Les journaux locaux avaient déjà leurs photographes attitrés. Il lui fallait trouver son propre sujet pour percer. Il s’intéressa aux zones commerciales, notamment la nuit et les dimanches. Carcasses abandonnées et inutiles d’une société de consommation dans laquelle les humains asphyxiaient la planète. Il était subjugué par le vide, l’absence, le sentiment de solitude. Et au moins, il ne croisait personne. Mais Depardon traitait déjà de cette France périphérique. Le travail de Jeremy n’avait pas ce petit truc en plus qui aurait pu faire la différence. Quelques années plus tard, avec les gilets jaunes, certains clichés de Jeremy avaient été publiés pour illustrer des débats, des chroniques et autres avis d’experts sur une France qu’ils ne connaissaient pas. Mais, désormais, les photographes du monde entier s’intéressaient au sujet. Jeremy fût noyé dans la masse. Il abandonna complètement ce thème.-

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Soudain, le téléphone de Jeremy sonna pour lui rappeler un rendez-vous. « Cimetière maman ». Il effaça la notification et reprit quelques gorgées d’eau. Quand il travaillait sur ses photos, Jeremy ne voyait pas le temps passer. Alors il notait tout ce qu’il avait à faire dans son agenda. Appeler mamie. Sortir la poubelle jaune. Acheter du pain. Aller chercher le colis La Redoute (Jeremy avait renoncé à se rendre dans les magasins). Aller au cimetière pour sa maman. La seule personne qui n’était pas gênée par son odeur était morte aux premières heures du Covid.

Tout était allé très vite. Elle avait seulement eu le temps de demander à son fils de ne pas l’enterrer dans de la pierre. Elle ne supportait pas la pierre. Elle avait toujours détesté son prénom, Marie-Pierre. Elle aurait préféré Rosemarie, elle qui aimait tellement les églantines sauvages sur le bords des chemins de randonnée. La pierre avait quelque chose de dur et de définitif. Elle utilisait généralement ses initiales, MP, à la place de ce prénom trop minéral et austère. « Comme Message Privé » avait plaisanté Jeremy quand il avait commencé à utiliser les réseaux sociaux. « Comme Maman Préférée » avait-elle répliqué dans un sourire.

Jeremy avait fini par trouver un cimetière paysager sur une colline qui surplombait les barres d’immeubles à la sortie de la ville. On entrait au cimetière par l’allée de l’Alouette. On remontait la colline au milieu des arbres fruitiers. Au printemps, ils étaient tous en fleur. A cette saison, on pouvait déjà voir les petites pommes vertes ou les mirabelles grosses comme des olives. De larges bancs en bois offraient une halte paisible aux visiteurs. Au détour d’un virage, on apercevait les premières allées bordées de fleurs. Les plaques commémoratives étaient posées à même le sol, à plat dans l’herbe envahie de pâquerettes et de pissenlits. MP Duteuil reposait allée de la Campanule, entre Jeanine Helbert, née Chamak et Monsieur X, se disant Carlos. Autour de sa tombe, Jeremy avait planté cinq cinéraires maritimes qui donnaient de jolies petites fleurs jaunes au printemps. Le reste de l’année, leur beau feuillage argenté créait un cocon de douceur autour de l’humble plaque de marbre sur laquelle était gravé le nom de sa mère. Il y avait aussi déposé un caillou en forme de cœur qu’il avait ramassé sur une plage de la baie de Somme. Deux petits éléments minéraux perdus dans un océan de verdure.

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Jeremy regarda l’heure en bas de son écran. Il était encore tôt, il avait le temps de terminer de trier les meilleures photos du mariage avant de se rendre au cimetière. Il programma son téléphone pour qu’il sonne à nouveau dans une heure. Il regarda par la fenêtre, le ciel était couvert mais la pluie avait cessé. Il joignit ses mains et les étira au-dessus de sa tête, tirant sur sa nuque, ses épaules et son dos. Il irait au cimetière avec son vieux VTT, ça lui ferait du bien. Après ces heures passées assis devant son ordinateur, il avait besoin de se défouler.

Depuis la mort de sa mère, Jeremy était revenu s’installer dans le petit pavillon banal où il avait grandi. Certes, il était moins bien situé que son appartement en centre ville mais beaucoup plus spacieux pour tout le matériel de Jeremy. Depuis qu’il n’utilisait plus le studio que pour des bijoux ou des aliments que des clients voulaient vendre en ligne, il recevait rarement. « Il faut que tu fasses quelque chose » lui avait dit Pascal, quelques mois auparavant, un jour que Jeremy refusait encore une fois de boire un verre avec lui. Le soir même, Jeremy était tombé sur une petite annonce dans sa boîte-aux-lettres.

« Professeur Baimadou, voyant-medium-guerisseur-marabout. Spécialiste du retour de l’être aimé et des travaux occultes, problèmes d’amour, malchance, envoutement, magie noire/ blanche, familiale etc. »

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Jeremy s’était rendu au cabinet du professeur, au cinquième étage d’une tour rose saumon dont l’ascenseur était en panne. La cage d’escalier sentait les épices et la friture. Le marabout était un homme tout en superlatifs. Très grand, très noir, très gros, très chauve mais avec une barbe très blanche. Quand il furent assis sur des coussins colorés, lumière tamisée par les stores baissés, Jeremy exposa ses problèmes, son haleine et son célibat. L’un découlant de l’autre. Le guérisseur alluma un petit cône d’encens. Jeremy ne pût deviner si ce geste faisait partie du rituel ou si c’était pour atténuer sa propre odeur. Puis le professeur Baimadou plongea sa très grande main dans un sachet en tissu. Jeremy entendit le claquement sec des galets que l’ont fait retomber les uns sur les autres. Quand il ressortit sa main du sac, le voyant tenait trois petits galets colorés dans sa paume.

Le premier était une pierre brune et dorée. Ses éclats attiraient immédiatement le regard. L’œil de Tigre, dit le marabout. Jeremy reconnu la deuxième gemme à sa superbe couleur violette, une améthyste. Le dernier galet ressemblait à une grosse goutte de jus de citron. Il semblait plus fragile que les autres. Hum, murmura l’homme en saisissant la citrine entre ses doigts. Puis il posa sa main droite sur la tête de Jeremy, garda les pierres serrées dans sa main gauche, ferma les yeux et murmura des paroles dans une langue inconnue. Jeremy eut envie de rire mais il n’ouvrit pas la bouche de peur d’incommoder l’illustre médium. Enfin, l’homme ouvrit de grands yeux. Il semblait possédé. « Tu y arriveras » dit-il, le souffle court. « Du jaune, beaucoup de jaune » haleta-t-il. On aurait dit qu’il venait de courir un marathon. Puis, dans un dernier souffle, froissant tout son visage, il lâcha dans un souffle : « Cherche une odeur de pied ». Il ajouta encore quelques recommandations puis il laissa retomber sa lourde tête sur sa poitrine. Il semblait dormir. Jeremy attendit quelques minutes puis un jeune homme le fit sortir.

Et voilà, avait expliqué Jeremy à Pascal dans un grand éclat de rire. « Je n’ai rien compris, je sens toujours le fromage et mon seul espoir est de trouver une nana qui pue des pieds. Quel avenir ! ». Pascal avait ri avec son ami. Tout de même, quelle drôle d’idée d’aller voir un marabout. Il avait plutôt pensé à un médecin.

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A l’hôpital, les infirmières avaient essayé de changer les idées de MP (elles avaient vite adopté les initiales de cette femme enjouée). Leurs conversations étaient des chicanes sur la ligne droite qui la menait à sa mort. Derrière les combinaisons intégrales, ces femmes et ces hommes (il y en avait quelques uns) avaient tout fait pour lui donner un peu d’humanité. Elle leur avait parlé de Jeremy, de son halitose et de la solitude dans laquelle il s’était enfermé, rongé par la honte, persuadé d’être mauvais car puant, malsain puisque pourri de l’intérieur. Elle n’avait rien senti, elle. Mais elle n’était pas une référence, son odorat était vraiment minimaliste. Les rares fois où elle s’était parfumée, elle avait vidé la moitié du flacon avant de sentir quelque chose.

MP se souvenait de ce jour où son amie Sophie était venue prendre le thé à la maison. Jeremy avait déjà son appartement en centre-ville. Cet après-midi là, il était venu prendre un carton dans la cave. Dès qu’il s’était assis avec elles, Sophie avait commencé à se trémousser sur sa chaise, visiblement mal à l’aise. Rapidement, elle s’était excusée de devoir partir. Elle avait malheureusement oublié un rendez-vous. Elle se précipita à l’extérieur, inspira profondément et monta dans sa voiture. MP était stupéfaite. « Ne lui en veux pas » avait murmuré Jeremy, les yeux baissé sur ses pieds, alors que sa mère maugréait contre la grossièreté de son amie. « Maman, tu ne me sens donc pas ? » Il avait fallu qu’elle approche très près de la bouche de son fils pour enfin détecter ces effluves de fromage qu’il lui décrivait.

« J’ai quasiment mis mon nez dans sa bouche ! Vous imaginez le tableau ? » Elle riait en racontant la scène à Kader, ce jeune infirmier arrivé en renfort deux jours plus tôt. Puis elle se mit à pleurer. Qui s’occuperait de Jeremy quand elle ne serait plus là, chez qui irait-il déjeuner le dimanche ? Kader fût ému et parla du fils de MP dans la salle de repos. Agnès, une cadre de santé, connaissait bien le service du docteur Clauss, un gastroentérologue réputé. Elle dégota un rendez-vous pour Jeremy. Elle n’eut pas le temps d’en parler à MP. Elle avait déjà sombré dans un dernier coma. Alors Agnès écrivit tous les détails du rendez-vous sur un post-it jaune qu’elle donna à Jeremy. « S’il vous plaît, allez au rendez-vous. C’est ce qu’aurait voulu votre mère. »

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Le docteur Clauss ne mit pas longtemps à trouver la cause de l’halitose de Jeremy. Il mit en place un traitement médical, donna des consignes diététiques et enjoignit Jeremy à stopper toute consommation de café, d’alcool et de tabac. Depuis un an, Jeremy suivait scrupuleusement les directives du médecin. Pourtant, cette odeur de fromage ne semblait pas vouloir le quitter. Il la retrouvait tous les matins en soufflant au creux de sa main.

En dehors de ses rendez-vous professionnels, Jeremy ne voyait donc toujours personne. Il avait pourtant chéri cette période où son haleine était restée circoncise derrière les gestes barrières. Il était même entré dans une boutique Celio et le vendeur n’avait pas été importuné par sa présence. Mais les masques tombaient et Jeremy se retranchait à nouveau derrière ses objectifs et son ordinateur.

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L’alarme de téléphone sonna de nouveau. Cette fois, il éteignit son écran, passa la main dans ses cheveux et termina l’eau de sa gourde. Il mit moins d’un quart d’heure à arriver au cimetière. Il posa son vélo contre le banc au bout de l’allée de la Campanule, sous un poirier au pied duquel finissait de faner un églantier. Une jeune femme était agenouillée sur l’emplacement de Monsieur X, se disant Carlos. Elle portait une salopette jaune assortie aux fleurs de pavot de Californie qui rehaussaient la sépulture de Carlos. Quelques boucles brunes s’échappaient de son large chapeau de paille. Elle releva la tête quand Jeremy s’approcha. « Bonjour, vous êtes de la famille de MP ? »

Impossible de ne pas répondre. Jeremy était un jeune homme poli. Puant certes, mais bien élevé. Merci MP. Il acquiesça et se concentra sur la tombe de sa mère pour que son haleine n’atteigne pas la jeune fille pavot. Loin de plisser le nez, celle-ci poursuivi la conversation, lui parla de Carlos, comment il avait vécu des années dans leur rue, faisant la manche devant le Franprix, préférant les porches d’immeubles aux logements qu’avaient proposés plusieurs voisins. Tout le monde lui donnait un petit quelque chose. Un plat chaud, un nouveau manteau, quelques pièces. Il avait trouvé sa place dans le quartier. Quand il était mort, ils s’étaient cotisés pour lui offrir de vraies funérailles. Comme il avait toujours tenu à vivre dehors, ils avaient choisi ce cimetière où la nature dominait les toits de tuile en contrebas.

« Et puis, ça doit bien le faire marrer d’entendre les jeunes s’insulter sur le terrain de foot à côté. » ajouta-t-elle. « Il avait un savoir encyclopédique des insultes. Il en connaissait dans toutes les langues. » Son sourire se brouilla. Jeremy aurait aimé la réconforter mais il était trop concentré à garder sa bouche orientée à l’opposé de la jeune fille. Elle lui proposa d’aller boire un verre ensemble. Entre voisins, avait-elle ajouté avec un clin d’œil vers la plaque de MP. Jeremy perdit le contrôle, il se tourna vers elle, ouvrit la bouche, ne sut quoi dire, puis se reprit. « Avec moi ? » réussit-il à articuler. « Avec ta maman, ce serait plus compliqué » répondît-elle dans un grand éclat de rire.

Ils redescendirent l’allée principale ensemble. Margot (ils avaient enfin échangé leurs prénoms) était garée sous le grand tilleul devant le cimetière. Jeremy poussait son vélo. Par précaution, il l’avait mis entre eux mais, définitivement, elle ne semblait pas perturbée par son odeur. Arrivée au portail, elle se désespéra que le tilleul ait fleuri si tôt cette année et que les fleurs soient déjà toutes tombées. « Je peux rester des heures assise sous un tilleul en fleurs tellement j’aime cette odeur. » expliqua-t-elle. Ça lui rappelait les vacances de son enfance, la maison de ses grands-parents, la table de jardin décatie sous un vieux tilleul…

« – Donc tu n’as pas de problème d’odorat ? demanda Jeremy.

– Pas du tout ! Pourquoi ?

– Tu ne sens pas une drôle d’odeur depuis tout à l’heure ?

– Dans ce cimetière ? Il n’y a que des herbes sauvages et des arbres, comment pourrait-on sentir une drôle d’odeur. Ce ne sont pas ces jolis coquelicots qui vont me déranger. Tout est dans la couleur, rien dans l’odeur.

– Et si je m’approche de toi ?

– C’est ta technique de drague ? Original… Allez, on se retrouve à la Machinerie ? J’adore ce café. Tu vois où c’est ? »

Il voyait. Campé sur son vélo, Jeremy suivait des yeux la voiture de Margot qui descendait déjà vers la ville : un utilitaire blanc floqué au nom du commerce des parents de Margot : Fromagerie Béziat, depuis 1946.

Une odeur de pieds… pensa Jeremy. Le grand professeur-voyant-medium-guérisseur-marabout aurait-il pu confondre avec le fumet d’un camembert ou d’un maroilles ?

Il enfourcha son vélo et dévala la rue pour rejoindre la jolie fromagère en jaune pavot.

La nouvelle du mois : La fourmi

Des jambes interminables et un carré plongeant autour d’un regard de velours.

La porte venait juste de se refermer sur les policiers envoyés par les voisins pour tapage nocturne quand Baptiste avait aperçu Chloé pour la première fois. Elle buvait un verre de vin en écoutant distraitement un jeune homme à la chemise blanche impeccable remontée sur des bras déjà bronzés alors qu’avril découvrait à peine ses premiers rayons de soleil. Baptiste, lui, avait encore son teint cachet d’aspirine. Ils ne sortait jamais sans sa parka ou sa veste de pluie.

Aux premières notes de Bande organisée, Chloé s’était dirigée vers la piste de danse, retrouvant ses copines dans des effusions joyeuses et bruyantes. Les jeunes femmes dansaient ensemble, jouant des hanches et des épaules, chantant les paroles qu’elles accompagnaient de gestes de la main à la manière des rappeurs marseillais. Baptiste avait saisi son carnet et croqué ce groupe de filles qui concentrait tous les regards.

Quand elles furent trop fatiguées pour danser, elles vinrent regarder les dessins de ce drôle de type dont personne n’avait remarqué l’arrivée. Maintenant qu’elles s’étaient regroupées autour de lui, elles découvraient le charme de ses cheveux roux en bataille, de sa mâchoire carrée hollywoodienne et de ses yeux bleus à la clarté troublante.

Chloé, elle, était subjuguée par les longs doigts fins qui maniaient le crayon avec virtuosité. La peau extrêmement blanche, presque diaphane, contrastait avec la précision des gestes et la nervosité des traits où s’exprimait toute l’énergie de leur danse. Elle eût immédiatement envie de ces mains. Elle garda un œil sur Baptiste tout le reste de la soirée, s’assurant d’être régulièrement dans son champ de vision, de sorte qu’il multiplia les esquisses fébriles de la jeune femme.

Baptiste quitta la soirée vers trois heures du matin. Il n’avait pas trouvé le courage de demander son numéro de téléphone à Chloé. L’occasion s’était pourtant présentée quand ils s’étaient retrouvés tous les deux, seuls, dans la cuisine. Mais un groupe de garçons les avaient rejoints au moment où il allait se jeter à l’eau.

***

Il avait revu Chloé quelques jours plus tard. Il buvait un verre en terrasse avec Manon, sa meilleure amie. Chloé avait traversé le carrefour d’un pas pressé. Manon l’avait reconnue la première et l’avait interpelée. Chloé avait commandé un Martini blanc, avec une olive. Baptiste n’avait jamais vu que ses parents boire du Martini. Décidément, cette fille le déconcertait avec bonheur. Au moins avait-il enfin vraiment pu faire sa connaissance.

Elle l’avait imaginé aux Beaux-Arts, elle le découvrait botaniste, spécialiste de la dépollution des sols par les plantes. Elle s’était enthousiasmée pour le sujet, elle dont le ficus dans son studio n’avait pas fière allure. Revigoré par l’intérêt de la jeune femme, Baptiste s’était embarqué dans des explications détaillées sur la phytoremédiation, de l’intérêt d’utiliser des plantes et des champignons pour retirer les radioéléments tels que le césium et le strontium, retrouvés en masse dans la terre après l’incident de Tchernobyl ou les métaux lourds comme le cadmium, qui ont tendance à s’accumuler ensuite dans le corps humain.

« Tu vois, si on arrive à identifier les bonnes plantes, ou à les créer, on peut aussi imaginer dépolluer des sites tels que les anciens chemins de fer. On y trouve plein de plantes sauvages qui sont normalement comestibles. Mais avec la pollution par les métaux des rails et des trains, je te déconseille d’essayer de t’en faire une salade ! »

Le jeune homme, souvent un peu voûté, comme peuvent l’être ceux qui ont été grands plus tôt que les autres, se redressait quand il parlait de son sujet de recherche. Ses mains mimaient ses paroles. Ses gestes étaient de plus en plus amples. Manon lui tapota délicatement le bras en lui murmurant : « Baptiste, attention, tu t’emballes. » Il eut un petit rire nerveux, inspira profondément, balayant l’air de la main comme pour chasser le flot de ses paroles. Il s’excusa puis plongea le nez dans sa pinte pour se donner une contenance. Son dos s’était de nouveau légèrement arrondi.

Chloé était fascinée par cet homme qui n’avait visiblement aucune conscience de sa beauté. Quand Baptiste parla des balades qu’il organisait sur la Petite Ceinture pour sensibiliser les citadins à la présence bienfaisante des plantes sauvages, Chloé s’engouffra dans l’ouverture. Elle l’accompagnerait. Il n’en revenait pas que cette fille à la beauté éclatante embarque ainsi dans une de ses passions.

***

Ils firent l’amour le samedi suivant, en revenant de la Petite Ceinture, dans l’appartement de Baptiste, un petit deux-pièces encombré de boutures dans des bocaux en verre disparates, de plantes séchant au plafond, de feuilles de dessin volant aux quatre coins de l’appartement et d’épais dossiers de recherche. Elle aima sentir ses mains sur sa peau, sa fougue, sa tendresse. Elle se sentit sereine dans toute l’attention qu’il lui portait.

***

Au mois de mai, Baptiste lui cuisina des beignets de fleurs de sureau. Elle posta sur instagram ses salades assaisonnées de feuilles de lierre terrestre ou de tiges de berce coupées en morceaux. En juin, elle s’amusa de le voir grimper dans les tilleuls pour en cueillir les fleurs qu’il mit à sécher en prévision des infusions d’hiver. En juillet, il profita des quelques semaines de vacances de Chloé pour l’emmener dans le chalet de ses grand-parents sur les hauteurs de Saint-Gervais.

Ils partaient randonner au petit matin. Ils emportaient des sacs en papier pour cueillir quelques plantes. Les ruisseaux qui dévalaient les pentes arborées était propices à la Reine des prés. Chloé collectionna les selfies au milieu des touffes de fleurs cotonneuses à la douce odeur d’amande.

Elle affichait un sourire radieux qui donnait des ailes à Baptiste. La vie du jeune homme semblait d’ailleurs prendre un nouveau tournant. Ses recherches avançaient à grands pas. Il préparait un voyage en Albanie à l’automne. Une plante particulièrement intéressante venait d’y être identifiée par l’équipe du professeur Dallais et il avait été invité à les rejoindre.

« Rends-toi compte, dit-il à Chloé, l’Alysson des murs est une hyperaccumulatrice. Elle extrait le nickel du sol par ses racines. Les paysans du coin la cultive désormais intensément. Nous allons pouvoir collecter des données précieuses sur une base de travail conséquente. C’est révolutionnaire ! »

Ils venaient de s’assoir sur les hauteurs de la Tête Noire. Le Mont Blanc se devinait derrière les hauts mélèzes. Le sol était couvert de myrtilles qu’ils avaient prévu de ramasser après leur pique-nique. Chloé ouvrit la boîte contenant les morceaux de carotte crue que Baptiste avait découpés pour eux. Il emportait toujours des crudités pour accompagner les sandwichs qu’il préparait le matin même avec d’épaisses tranches de pain de campagne, du jambon de pays et un excellent reblochon fermier. Chloé avait obtenu de haute lutte le droit d’y ajouter un paquet de chips. Elle glissait aussi du rosé dans sa gourde isotherme. Elle voulait profiter de ses vacances même si elle avait troqué Ibiza pour les Alpes.

***

Soudain, Baptiste se mit à hurler. Il venait de trouver une fourmi dans les carottes. Baptiste était mirmicophobe. Pas facile pour un botaniste de terrain de ne pas supporter la présence des fourmis. Mais en suivant quelques règles simples, il arrivait à ne pas trop en souffrir. Toute nourriture était notamment soigneusement emballée dans des boîte étanches. Et ils observaient attentivement le sol avant de s’installer pour déjeuner.  Il avait déjà eu plusieurs discussions à ce sujet avec Chloé. Suivre des règles n’était pas la plus grande qualité de la jeune femme. Elle aimait surtout lâcher prise et se laisser porter par la vie.

Or Chloé avait posé la boîte de carottes ouverte au milieu des myrtilles. Décidément, elle était incapable de respecter les règles de bases que Baptiste lui avait pourtant répétées mille fois. D’autant qu’une fourmi reste rarement seule. Déjà, de nouvelles petites têtes noires apparaissaient entre les pierres, certainement attirées par les miettes des sandwichs et, là, par ces morceaux de chips échappés de leur sachet.

Baptiste suait à grosses gouttes. Il était rouge de fureur mais incapable de bouger, statufié par sa peur viscérale de ces insectes. Chloé fit usage de tout son charme pour le calmer tout en écartant une à une les petites bêtes indésirables. Elle était vraiment désolée mais sentait bien que l’incident avait pris des proportions extraordinaires pour Baptiste. Il ne mangea rien et ils redescendirent à toute allure sans cueillir une seule fleur de Reine des prés.

Le soir, Baptiste ne déposa même pas un baiser sur les lèvres de Chloé. Il lui tourna le dos.

Le lendemain, leurs discussions restèrent tendues. Désormais, chaque action de Chloé irritait Baptiste. Son dédain des gestes élémentaires de recyclage. Sa manie de boire du coca. Son habitude de mettre ses pieds sales sur le canapé. Sa façon de laisser la vaisselle tremper au lieu de la laver rapidement pour éviter d’attirer les bestioles. Sa joie à partager sa vie sur les réseaux sociaux au lieu d’en profiter simplement.

***

Dans le train du retour, Baptiste craqua complètement quand une fourmi sortit tranquillement du sac où Chloé avait rangé un paquet de biscuits entamé. Il quitta le wagon sans un mot et alla s’installer à l’autre bout du train, dans la même voiture qu’une troupe de scouts. Il préférait le brouhaha des ados à la simple idée d’une fourmi.

Il retrouva Chloé au bout du quai, Gare de Lyon. Il avait préparé ses mots pendant le voyage. Il tenta d’être doux, expliqua que, vraiment, ça ne pouvait pas marcher entre eux même si, bien sûr, il avait passé des mois merveilleux avec elle. Et puis, il ne savait pas combien de temps il resterait en Albanie. Non vraiment, ça n’avait pas de sens de continuer leur relation.

Il fut sincèrement triste de voir des larmes couler silencieusement sur la peau douce des joues de Chloé. Mal à l’aise, il partit sans se retourner, le dos voûté, pressé de prendre le métro qui le ramènerait dans son appartement où, enfin, il était certain de ne trouver aucune fourmi.

***

Une fois qu’il eut disparu dans les entrailles de la gare, Chloé sortit son téléphone pour demander à Marco de venir la chercher en scooter. Elle avait rencontré ce jeune italien à un vernissage à la fin du mois de juin. Il était déjà fou d’elle mais Chloé avait prolongé au maximum cette phase de séduction qui était sa préférée. Quand les hommes faisaient preuve d’une imagination débridée pour la charmer.

Marco arriva quinze minutes plus tard. Il sentait bon. Il avait dû prendre une douche rapide avant de venir. Elle renifla délicatement son cou en lui faisant la bise et plongea un regard intense dans ses yeux sombres et gourmands.

***

Avant de monter sur le scooter, elle sortit une boîte de son sac et libéra une vingtaine de fourmis affolées sur le bitume parisien.

La nouvelle de mois – Zut de flûte en si bémol

Airelle regarda le formulaire CERFA 12100 02 pour renouveler son passeport. Nom. Prénom. La première ligne de tous les documents administratifs. Poisson Airelle. Un nom qui sonnait comme une recette de cuisine. Tarte aux airelles, sauce aux airelles, confiture d’airelles, noix de Saint-Jacques aux airelles, raie en sauce aux airelles, Poisson Airelle. Bon appétit.

On pouvait penser à des parents étourdis qui, obnubilés par le choix du prénom, en avaient oublié l’enjeu de l’accoler au nom de famille. Mais les sœurs d’Airelle s’appelaient Cerise et Mirabelle. La récidive n’autorisait aucun doute. D’ailleurs, la mère d’Airelle, Amandine, ne s’en cachait pas. Quand elle avait épousé Olivier, ce fût une évidence, leur famille serait un verger ensoleillé. Le couple était chanceux. Ils n’eurent que des filles. C’eût été plus délicat d’appeler son enfant Abricot ou Kiwi.

Airelle, Cerise et Mirabelle n’ont pas souffert de leurs patronymes de menu gastronomique. Grâce à la bonne humeur et à l’imagination de leurs parents, les railleries de cours de récré ont été collectionnées telles des trophées rares. Les plus belles trouvailles étaient récompensées. Olivier se rendait alors en personne à la sortie de l’école pour remettre des médailles en papiers colorés aux moqueurs les plus inventifs. Son uniforme de pilote au plis nets, les ailes dorées sur sa casquette officielle, les rangées de galons sur les manches et la veste croisée impressionnaient les plus railleurs, faisaient perdre leurs mots aux persifleurs et anéantissaient les velléités malveillantes. Certains plaignaient même la pauvre Airelle qui, en plus de porter un nom à la saveur si surprenante, vivait avec cet homme impressionnant dont l’uniforme augurait une certaine rigidité.

Olivier était pourtant un homme d’une extrême douceur, un doux rêveur, un poète dessinateur et musicien qui n’avait embrassé une carrière dans l’aéronautique que pour vagabonder dans le ciel et rassurer ses parents, inquiets des années durant, de le voir la tête dans les nuages plutôt que dans ses livres. Enfant, il marchait souvent le nez en l’air, rêvassait pendant les cours, dessinait dans ses cahiers et jouait du piano, de la guitare et du violon. Comme ses parents exigeaient de leur six enfants une éducation couvrant toutes les compétences, Olivier avait aussi été contraint de pratiquer un sport. Il avait choisi le saut en hauteur, époustouflé par les performances de Dick Fosbury avec son incroyable rouleau dorsal. Olivier remporta quelques coupes locales et le saut en hauteur fût son tremplin pour intégrer l’École Nationale de l’Aviation Civile. La notoriété de la famille Poisson, qui comptait d’anciens titres de noblesse, des légions d’honneur et autres distinctions républicaines, en plus d’un certain succès dans les affaires, fit le reste.

Avec ses filles, Olivier avait abandonné quelques traditions familiales. Elles ne le vouvoyaient pas, il ne leur imposait rien et toutes les extravagances étaient permises. La rêverie et la poésie étaient un art de vivre dans la belle meulière qui accueillait sa famille fruitée. Sa sensibilité bienveillante et généreuse fût parfois mise à l’épreuve par les frasques de ses trois filles. Notamment quand, âgée de quatre ans, Airelle se passionna pour la trompette. Personne ne comprit l’origine de ce que l’on prit au début pour une lubie d’enfant. Chacun échafauda sa propre théorie. On soupçonna une trompette en plastique oubliée dans une chambre, un concert de Maurice André où son oncle l’aurait amenée, un disque de Miles Davis lors d’une fête de famille…

Quand elle eut sept ans, il fallut se rendre à l’évidence. Airelle n’avait qu’une passion dans la vie, cet instrument dont Louis Amstrong obtenait des mélodies vibrantes, à la sonorité à la fois métallique et moelleuse. Airelle avait déniché une vieille trompette de cavalerie dans le grenier de la maison de son grand-père et s’évertuait à en sortir des sons malheureusement plus métalliques que moelleux. Il était temps qu’elle suive des cours.

L’engouement d’Airelle pour la trompette ne cessa jamais. Elle adopta aussi le bugle, dont le timbre plus grave et velouté s’accordait parfaitement avec son imagination moutonneuse. L’esprit d’Airelle rappelait à Olivier ces vagues d’altocumulus qui, par un beau matin d’été chaud et humide, annoncent des orages en fin d’après-midi. Airelle rêvassait le matin, soufflait le chaud et le froid au déjeuner et éclatait en colères soudaines et fulgurantes en fin de journée. La trompette canalisa son énergie, modelant son souffle dans des mélodies personnelles, mélangeant des airs classiques, de jazz et de bossa nova.

Airelle enchaîna les stages, remporta des concours, apprit auprès des plus grands maîtres et intégra le conservatoire de Paris. Elle gardait constamment dans sa poche l’embouchure de sa trompette en si bémol. Ainsi conservée à bonne température, elle était toujours prête à accueillir les lèvres d’Airelle. Souvent, la jeune femme se contentait de souffler dans son embouchure. Elle reconnectait alors avec les sensations des muscles autour de sa bouche, calmant ses angoisses dans une gamme en do majeur, apaisant ses frustrations dans un glissando de sirène, rassérénant son esprit dans des gammes en tierce ou en septième.

Elle obtint rapidement une reconnaissance de ses pairs, puis de l’ensemble du monde du jazz et, enfin, de l’ensemble du monde tout court. Elle voyageait de concert en représentation, d’enregistrement en résidence d’artiste, de dédicaces en master classes. Au Brésil, elle rencontra Joao Bernardes, moustache et taille fines, cheveux longs et lunettes rondes, lèvres charnues et regard de miel. Elle ondoya au rythme de sa musique suave et tropicale, modulant sa trompette pour accompagner son chant, chaloupant de plaisir quand leurs corps s’effleurèrent enfin, un soir de décembre à Salvador de Baia.

De cette relation intense et fugace naquit un petit garçon qu’elle baptisa Benjamin et que tout le monde appela Petit Ben. Il grandit dans la douceur cuivrée de la musique de sa mère, traversant l’atlantique une fois par an pour danser au rythme délicieux de la saudade de son père. Petit Ben restait chez ses grands-parents quand Airelle devait voyager loin mais elle ne s’éloignait jamais très longtemps de son fils. Il parla très tôt français y mélangeant rapidement du portugais. Espiègle et brillant, il n’aimait rien moins qu’expérimenter le monde qui l’entourait. Airelle rangea ses cuivres sur les étagères les plus hautes, mais il n’était pas rare qu’elle retrouve l’enfant en train de souffler dans une embouchure. Lassé de n’en sortir aucun son réellement audible, il jetait l’objet au sol dans un fracassant « zut de flûte » qui attendrissait sa mère. Il avait cinq ans et n’était pas loin de réussir à jouer lui aussi de la trompette.

« Zut de flûte » ponctuait la vie de Petit Ben. Quand il échouait à faire ses lacets. Quand il cassait un verre. Quand il tombait de la balançoire. Quand le pigeon qu’il voulait attraper s’envolait au dernier moment. Quand il dépassait de son coloriage. Quand il devait aller se coucher. Quand sa maman lui annonçait un nouveau voyage. Elle lui montrait les pays sur le globe terrestre qu’elle avait acheté pour lui. Il feuilletait les pages de son passeport où s’entassaient les visas d’entrée et de sortie de pays plus ou moins connus. Il jouait à en créer de nouveaux dans un carnet à dessin où le mot « passeport » s’étalait en lettres bâtons inégales sur la première page.

Récemment, Airelle avait retrouvé un de ces carnets abandonné sous le canapé. Elle passa la main sur sa couverture colorée avant de terminer de remplir le formulaire de renouvellement de son passeport. Elle détestait les formulaires. Elle se remémora cette époque où un ministre qui n’avait pas déclaré ses revenus s’était caché derrière une prétendue phobie administrative. Elle avait compati, même si elle se doutait qu’un ministre avait suffisamment d’assistants et de conseillers pour lui rappeler ce genre de détail. Elle sourit.

Airelle n’aimait pas les règles, les cases, les frontières. Elle appréciait le jazz pour sa liberté de ton et de jeu. Adolescente, ses parents l’avaient laissé vivre sa passion sans la restreindre alors que son grand-père aurait préféré qu’elle suive des études la menant à un vrai métier. Amandine et Olivier avaient toujours soutenu ses prises de position. Quand elle avait dix ans, ils avaient ainsi accepté qu’elle refuse d’embrasser tantes, cousins, grands-parents et camarades de classe. Elle avait choisi la poignée de main et s’avançait bras tendu, souriante mais opiniâtre, empêchant tout bisouillage non désiré. Plus tard, alors que ses amies gloussaient en flânant devant les vitrines des grands magasins, elle avait toujours préféré s’isoler au cimetière du Père Lachaise où sa famille avait une concession. Elle s’asseyait sur la pierre mousseuse, sortait son embouchure de la poche de sa veste et laissait la mélodie suivre l’inspiration du moment. Quand l’automne s’annonçait, les tombes se couvraient des feuilles dorées d’un ginkgo plus que centenaire, rappelant le lustre de son instrument.

Mais à cette saison, les petits éventails de l’arbre se déployaient à peine en touches vert tendre sous un soleil frileux. Airelle cliqua sur le bouton pour envoyer son formulaire et referma son ordinateur. Elle enfila son grand manteau en laine jaune, s’enroula dans une écharpe en cachemire, jeta son téléphone portable, ses clés et son portefeuille dans le sac en cuir camel de son instrument et glissa une embouchure dans sa poche. Elle ferma la porte de son appartement et décida de marcher jusqu’au cimetière.

Elle remonta l’allée des Thuyas et s’assit sur la pierre humide. Elle caressa la plaque récemment vissée à côté de toutes celles de ses ancêtres plus ou moins illustres.

« Benjamin Poisson, dit Petit Ben. 2009-2016. Zut de flûte »

Airelle ferma les yeux et laissa la trompette guider ses sentiments en si bémol.

Le gardien du cimetière écouta la mélodie mélancolique et tendre de la trompette. Il avait une affection particulière pour cette tombe à l’épitaphe si singulière.

La nouvelle du mois – Au bord de la route

Nous pouvons accélérer et renforcer notre assise financière afin d’accroître nos performances.

Alain suit le discours du CEO qui parcourt la scène. Les chiffres apparaissent sur l’écran géant. L’homme est  grand, fin, dynamique derrière ses élégantes lunettes noires, vêtu d’un costume noir, de chaussures de cuir noir, impeccables, d’une cravate noire et d’une chemise blanche aux poignets amidonnés, fermés par des boutons de manchettes. A cette distance de l’estrade, Alain n’en distingue pas le motif.

Nos produits n’ont jamais été d’aussi bonne qualité.

Alain sourit. Cette phrase ne veut rien dire. Leur groupe est le leader européen des produits d’entretien. Il y a belle lurette que leur gel WC détartre, désinfecte et fait briller ; que leurs éponges ont montré leur efficacité et leur durabilité ;  et que les couleurs de leurs gants ont conquis les ménagères. Sûr qu’il est difficile de faire mieux.

Alain aime travailler pour un leader. Quand il déjeune chez sa mère le dimanche, il gare son Audi Q5 ostensiblement dans l’allée. Son poste lui permet d’avoir un véhicule de fonction. Quand il roule dans sa voiture grise métallisée, il est l’entreprise. Elle est lui. Il s’enfonce au plus profond de son siège en cuir, lance sa playlist Renaud de la pulpe du doigt sur l’écran central et appuie avec délectation sur l’accélérateur. Il sent le moteur monter rapidement en puissance. Il est grisé par la vitesse. Cette voiture symbolise le pouvoir de ses responsabilités et la valeur de son investissement chez Radcliff Benchriser.

Le CEO, discret micro serre-tête sur son épaisse chevelure, enchaine les slides. Alain connaît ces chiffres par cœur. C’est son travail qui défile devant tous les cadres du groupe. Pas question qu’Imbert en récupère les lauriers. Alain resserre le nœud de sa cravate rouge. Il plisse les yeux. Sa stratégie était la bonne. Mettre Darget en copie de son dernier mail devrait éviter de se faire doubler par Imbert. Mais bordel, où c’est qu’j’ai mis mon flingue, résonne en rythme dans la tête d’Alain.

Dans l’open space, personne ne sait qu’Alain préfère Renaud à Michel Sardou. A vrai dire, personne ne sait ce qu’aime Alain. La musique n’a pas sa place dans les tableaux de reporting, la gestion de l’activité, le contrôle de la rentabilité des investissements. Exactement ce que présente leur CEO en cette matinée de séminaire pour les cadres dirigeants du groupe.

Les applaudissements fusent. La prez s’est bien passée. Alors que tout le monde se lève pour la pause déjeuner, Alain se dirige vers son n+1. Son téléphone vibre dans sa poche. Un message de son assistante pour savoir si tout s’est bien passé. Quand il relève la tête de son écran, Alain aperçoit Imbert entamer la conversation avec leur chef. Les sourires sont satisfaits et complices. Quand Alain arrive enfin à leur hauteur, son n+1 a terminé les félicitations. Il doit les quitter. Imbert lui a coupé l’herbe sous le pied. Encore. Alain sent des gouttes de sueur perler dans son dos. Mais bordel, où c’est qu’j’ai mis mon flingue.

Il passe le reste de la journée à se remémorer toutes les petites vexations des derniers mois. Imbert est en train de lui piquer sa place, il en est sûr. Comment le groupe peut-il être aveugle à ce point ? Imbert, c’est de la poudre aux yeux. Tout est dans la forme, rien dans le fond. En creusant un peu, on constate rapidement qu’il ne connaît rien à ses sujets. Mais les chefs n’ont pas le temps de creuser. Ils aiment le bagou du jeune quarantenaire qui a calqué son look sur celui du CEO. Pour la première fois, Alain sent le poids de son âge. Cinquante-six ans, pourtant, ce n’est pourtant pas si vieux.

Dans le miroir des toilettes, Alain observe l’homme en face de lui. Les cheveux poivre et sel, plutôt sel que poivre d’ailleurs. Depuis quand ? Le front déjà bien dégarni, la peau un peu flasque, les poches sous les yeux. Déjà qu’il a un regard de fouine avec ses petits yeux resserrés sur son gros nez, ses cernes gonflés lui sautent aux yeux. Il se sent laid. Il se passe de l’eau froide sur le visage et rejoint la grande salle de conférence pour une dernière table ronde sur les enjeux environnementaux.

Alain profite du relâchement général pour poster un commentaire bien senti sur LinkedIn. Difficile de montrer son implication sans laisser entendre qu’il tire la couverture à lui. Chantal, son assistante, est la première à liker sa publication. Cette femme l’angoisse. Elle semble le suivre comme son ombre. Elle est une des rares à être encore plus âgée que lui. Il aurait bien aimé avoir la petite Chloé. « Vous, vous avez déjà la crème de la crème avec notre Chantal » avait rétorqué son chef quand il avait demandé à ce que la nouvelle assistante lui soit attribuée. Il voit régulièrement Imbert reluquer le cul de son assistante quand lui se contente des chandails ternes de Chantal.

Ce week-end là, Alain dort mal. Ce séminaire l’a éteint. Il n’a envie de rien. Il est épuisé, pourtant il ne ferme pas l’œil de la nuit. Lundi matin, il lutte pour sortir de son lit, quitter le confort de son pyjama et enfiler son costume bleu marine. Il reste un moment assis derrière son volant avant de mettre en route le moteur de son Audi. Sur l’autoroute, son pied refuse d’appuyer sur l’accélérateur. Il se fait doubler par un camion peint en camaïeux de roses estampillé Lucia trotter et plein de pictos de réseaux sociaux qu’il ne fréquente pas.

Il regarde le camion quitter l’autoroute à la sortie suivante. Il se concentre sur son volant et tente encore une fois d’accélérer. Son corps refuse de lui obéir. Soudain, il réalise que, lui aussi, il devait sortir de l’autoroute. Pris de panique, Alain ralentit encore plus. Il réfléchit à la meilleure manière de faire demi-tour. Mais on ne rebrousse pas chemin sur une autoroute. Excédé par sa lenteur, trois voitures et un semi-remorque klaxonnent rageusement le Q5.

Trente minutes plus tard, Alain est enfin revenu à la sortie 35. Il ne comprend toujours pas pourquoi il n’a pas suivi la route habituelle. Il l’emprunte du lundi au vendredi, toutes les semaines, hors jours fériés, week-ends et quelques vacances qu’il passe invariablement avec sa maman. Aujourd’hui, son corps ne lui répond plus. A la sortie du bois de Dorancy, Alain aperçoit le camion rose sur le bord de la route. Emmitouflée dans une épaisse parka jaune, un bonnet bleu turquoise enfoncé sur la tête, une femme brave les premières gouttes de pluie et examine une roue.

Alain se gare devant le camion et rejoint la parka jaune.

– Un problème ?

– J’ai crevé.

Elle a un léger accent espagnol et un petit anneau dans le nez. Elle tapote sur son téléphone alors que la pluie devient plus forte.

– Viens, on se met à l’abri !

Et elle contourne son camion, ouvre la porte latérale et grimpe à l’intérieur d’un bon athlétique.

– Attends, je te sors l’escalier, ce sera plus simple !

Elle ne semble ni surprise, ni apeurée par Alain. Sa présence paraît évidente, naturelle, presque attendue.

Alain comprend pourquoi en découvrant six museaux se tourner vers lui quand il entre dans le camion. Aucun ne grogne. On n’entend que la pluie qui tambourine désormais sur la taule. Le camion est bien plus grand qu’un camping-car mais beaucoup plus petit que ceux de Radcliff Benchriser qui sillonnent l’Europe, reliant leurs sites de production aux différents points de vente.

L’intérieur du camion ressemble à une serre. Des dizaines de plantes sont accrochées dans tous les coins d’un capharnaüm de bois de récupération et d’objets hétéroclites et colorés. La femme lève le nez de son téléphone et lui sourit.

– C’est sympa de t’être arrêté. Moi c’est Lucia, et toi ?

Dans son costume sévère, Alain se sent complètement décalé. Lui qui mène ses équipes à la baguette se découvre gauche et maladroit dans l’univers parallèle de ce camion. Pourquoi est-il monté ? Il s’assoit avec Lucia sur les banquettes colorées à l’arrière du camion.

– Je ne peux pas te proposer un café, je débranche le gaz quand je roule. Tu peux m’emmener ?

Elle a trouvé un ami qui peut l’aider à changer son pneu. Il s’est mis en route, mais il n’est pas à côté. Il arrivera cet après-midi, voire ce soir.

– Tu sais, sur la route, on ne sait jamais vraiment combien de temps on va mettre.

Il ne sait pas mais il hoche la tête d’un air entendu.

En attendant, elle a besoin d’aller dans un garage pour acheter un pneu. Elle cherche sur son téléphone l’endroit le plus proche. Elle a finalement branché le gaz et mis de l’eau à chauffer pour le café.

Le téléphone d’Alain se met à vibrer. Un appel de Chantal. Pour la première fois de sa carrière, il ne décroche pas. Il regarde le téléphone, hébété, tétanisé.

– Ca va pas fort toi, déclare Lucia en déposant un café fumant à côté d’Alain.

Un jeune chien vient le renifler. Il laisse un filet de bave sur son pantalon.

Alain relève la tête et croise le regard de Lucia. Elle est plus jeune que lui, mais pas tant que ça non plus. Elle doit avoir le même âge qu’Imbert. Imbert… C’est lui maintenant qui l’appelle.

Lucia prend le téléphone, le dépose sur la banquette et frotte les mains d’Alain.

– Ola ! Va falloir te réparer toi aussi. Mashallah ! s’exclame-t-elle en lui pinçant la joue.

Alain est surpris, mais il se laisse faire, envoûté par le sourire et la douceur de Lucia. Elle lui dénoue sa cravate et lui tend le café.

– Allez, bois, tu en as encore plus besoin que moi.

En quelques minutes, Lucia a trouvé un garage où acheter le type de pneus adapté pour Freddy. C’est le nom de son camion.

– Douze ans ensemble sur les routes du monde entier. Tu comprends, c’est mon meilleur ami.

Elle tapote la banquette, pensive. Son regard pétille des milliers de souvenirs accumulés avec Freddy.

Assise sur le siège en cuir du Q5, Lucia semble ratatinée. Comme un coquelicot qu’on aurait mis dans un vase. Face au tableau de bord rutilant, elle a perdu son éclat. Alain suit le GPS jusqu’au garage. Il n’a pas fallu dix minutes pour que Lucia change la playlist sur Spotify. Mistral gagnant, c’est sympa, mais avec cette pluie, il faut nous mettre du soleil dans les oreilles ! Et elle choisit une musique mixant des airs orientaux à un jazz classique.

Elle attrape son gros sac sur le siège arrière, en sors une caméra et commence à se filmer. Elle raconte sa galère et présente Alain comme son sauveur. Elle retrouve ses couleurs face à l’objectif.

Au garage, Lucia négocie âprement. Puis elle paye en liquide et charge l’énorme pneu dans le coffre d’Alain. Elle a confié la caméra à Alain et elle commente tout ce qui se passe. Sur le chemin du retour, elle a repris sa caméra et filme Alain, la route et la pluie qui a recommencé à tomber.

Au détour d’un virage, le ciel se pare d’un arc-en-ciel. Un rayon de soleil vient illuminer les verts printaniers et les fleurs des arbres. Lucia demande à Alain de s’arrêter.

– On va s’occuper de toi maintenant.

Sur l’écran du téléphone d’Alain, les notifications se succèdent. Pourtant, il suit Lucia. Elle s’enfonce sur un chemin de terre. Avec ses chaussures de ville, Alain dérape souvent. Il est obligé de regarder où il pose les pieds pour ne pas perdre l’équilibre. Il entend un ruisseau couler de l’autre côté des arbres. Lucia semble chercher quelque chose.

– Là ! s’écrie-t-elle soudaine, folle de joie. Regarde ! J’étais certaine qu’on en trouverait.

Et elle se met à cueillir des feuilles dans les sous-bois. Longues, oblongues, elles sont penser à du muguet. Lucia frotte une feuille entre ses doigts et approche sa main du visage d’Alain.

– Tu sens ?

– Ça sent l’ail ! répond Alain, surpris.

– C’est ça ! C’est de l’ail de ours. Avec quelques œufs, ça va nous faire une très bonne omelette. Allez, aide-moi à en cueillir. Ça réduit beaucoup à la cuisson. Un peu comme les épinards.

Alain s’accroupit et cueille les feuilles tendres. Lucia filme et commente la cueillette. Elle est enthousiaste. Il y a longtemps qu’elle n’avait pas trouvé un tel spot d’ail des ours. Elle promet de revenir dès qu’elle aura réparé Freddy et de leur donner alors sa super recette de pesto à l’ail des ours. Elle parle à sa commu. Alain la regarde faire, subjugué.

Lucia range leur récolte dans un sac plastique qui a servi plus d’une fois. Elle le noue sur son sac-à-dos et continue de suivre le chemin. Un peu plus loin, elle semble enfin avoir trouvé ce qu’elle cherchait. Au bout d’une pente herbeuse, un saule étire ses branches couvertes de bourgeons au bord d’un ruisseau.

– Enlève tes chaussures, ordonne Lucia avec son accent espagnol.

Alain ne bouge pas.

– Allez, enlève tes chaussures, vas-y ! reprend-elle en riant derrière sa caméra.

Elle ne se moque pas de lui. Sa voix est chaude comme un soleil d’été. Elle pose sa caméra et retire ses chaussures. Elle agite ses orteils devant l’objectif.

Alors Alain dénoue ses lacets et retire ses chaussettes en laine d’Ecosse. Il frissonne en posant ses pieds nus dans l’herbe humide. Lucia le prend par la main et l’emmène vers le ruisseau. Alain n’aime pas sentir la boue sous ses pieds. Il évite de justesse d’écraser une limace et perd l’équilibre. Lucia le retient. Son rire est communicatif. Alain se détend. Petit à petit il accepte de poser toute la plante de son pied au sol, faisant confiance aux brins d’herbe pour ne pas glisser.

Au bord du ruisseau, une poule d’eau s’enfuie à leur arrivée. Ils s’assoient sur la berge, les pieds dans l’eau glacée. L’arc-en-ciel a disparu. Désormais, le ciel est clair et le soleil chauffe leurs nuques. Alain ferme les yeux et penche sa tête en arrière pour profiter de la chaleur sur son visage.

De retour au camion, Lucia fait sortir les chiens et se met en cuisine. Alain se demande comment un si petit espace peut contenir autant de choses. Le camion est organisé en strates dont chacune à son utilité. Une trappe dans le sol et on trouve des réserves de nourritures. Des bocaux collés au plafond contiennent épices et autres aliments nécessaires pour cuisiner. Lucia a aménagé un grand espace pour ses chiens en-dessous de son lit. Et elle a même un petit atelier pour fabriquer des bijoux.

Jack, l’ami de Lucia, les rejoint au milieu de l’après-midi. Changer la roue de Freddy n’est pas une mince affaire. Il voyage avec Caro dans un van bien plus petit que Freddy. Ils ont rencontré Lucia en Turquie, une plage où chacun avait sa place sans être les uns sur les autres. Tu vois, la van life, c’est sympa, on partage de ouf, explique Jack, mais on a besoin d’être chacun chez soi. C’est aussi un mode vie hyper solitaire.

Alain les trouve très soudés et connectés pour des solitaires. Il se sent bien plus seul. Ses seuls contacts sont des relations professionnelles. Et sa maman. Le soir, il rentre tard dans un un appartement sans âme où il y a bien longtemps qu’il n’a même pas essayé de ramener une femme.

Quand la nuit tombe, Freddy est réparé. Lucia s’installe derrière son volant. Il lui faut trouver un endroit pour la nuit. Freddy n’est pas partout le bienvenu. Jack et Caro ont un plan à deux heures de route. Il est temps de repartir.

Assis au volant de son Q5, Alain rallume son téléphone. Au milieu des trois cent quarante-sept notifications de mails et autres messages, personne à qui raconter sa folle journée dans cette bulle hors normes. De retour chez lui, il retire ses chaussures et ses chaussettes. Il a les pieds noirs. Son costume est bon pour le pressing et sa chemise sent l’ail, le chien mouillé et la transpiration. Pour la première fois de sa vie, Alain va se coucher sans savoir de quoi demain sera fait. Une seule certitude, le groupe Radcliff Benchriser n’est plus le centre absolu de sa vie. Il laisse ça aux longues dents des Imbert et compagnie.

Le flou de son avenir ne l’angoisse pas. L’arc-en-ciel des possibles le rassure. Il pense à Lucia, Jack et Caro et s’endort paisiblement pour la première fois depuis des années.

La nouvelle du mois – Tourné vers l’avenir

Firmin aperçoit l’ancienne cabane de cantonnier sous le grand chêne. Elle est envahie par les ronces. Il caresse machinalement le bracelet en ficelle d’ortie qu’il porte à son poignet gauche, tout contre le cuir sombre de sa Patek Philippe World Time. A la radio, Jacques Vendroux se désespère des poteaux carrés qui ont sonné le glas de Saint-Etienne en finale de la Coupe d’Europe la veille au soir. Firmin actionne le clignotant de sa DS à injection électronique, finition Pallas, peinture bordeaux. Quand il revient dans la ville de son enfance, Firmin libère son chauffeur. Certaines affaires se traitent en tête-à-tête. Cette culture du secret est le fondement de sa prospérité. Dans son Auvergne natale, Firmin cultive une réussite discrète, visible sans être ostentatoire, suffisante pour ne pas être importuné, silencieuse pour ne pas susciter de questions.

Cette départementale, il la connaît par cœur. Chaque virage, chaque borne kilométrique, chaque panneau indicateur. Il a souvent aidé son père à pelleter les boues, curer les fossés, faucher les accotements, combler les nids de poule et déblayer la neige au cœur de l’hiver. Très tôt, Firmin a remplacé son père à la maison cantonnière lorsque celui-ci était malade ou quand, ayant trop bu, il cuvait son vin dans une de ces cabanes de pierre où il rangeait ses outils.

L’été 1952, le jour de la Rencontre, Firmin était justement occupé à nettoyer les parapets d’un pont quand il avait entendu une voiture klaxonner frénétiquement en amont. Il avait immédiatement caché sa tournée, sa pelle en fer et son râteau dans un fourré et avait marché en direction de l’appel à l’aide. Le capot d’un coupé Ford Vedette était relevé. Derrière son volant, un homme tentait vainement de démarrer. Il avait accueilli Firmin comme son sauveur. L’homme était ingénieur chez Rhône-Poulenc. Il était en vacances dans la région. Une fois sa voiture au garage, il avait offert à boire à Firmin. Ils avaient discuté longtemps. L’homme avait beaucoup parlé. Firmin l’avait écouté attentivement. Il avait eu une idée, une fulgurance géniale qui, il en était persuadé, traçait son destin.

Firmin enchaine les virages à l’ombre de la forêt printanière. La lumière transperce encore largement les frondaisons de jeunes feuilles et joue sur le tableau de bord. Il aime la conduite douce et fluide de sa DS sur l’asphalte refait à neuf. Le maire met les bouchées doubles pour soutenir le développement économique de sa ville. Après la guerre, pourtant, les notables locaux, grands industriels des rubans, foulards de soie et autres écharpes de laine, avaient craint ne pas se relever de la crise qui avait durablement frappé le textile dans la région. Aujourd’hui, les extrudeuses ont remplacé les métiers à tisser, le sac plastique s’est substitué à la passementerie. Et les camions se succèdent sur la départementale pour livrer la production locale par-delà les frontières.

Rapidement, Firmin atteint la toute nouvelle zone industrielle. L’usine emploie aujourd’hui plus de six-cents personnes. On ne cesse d’embaucher. Il a fallu agrandir, sortir de la ville, convaincre le père Ribachou de vendre ses belles terres agricoles pour construire un bâtiment aveugle où les petites billes blanches de polyéthylène sont fondues et soufflées en tubes aériens, aplatis et découpés en pochons individuels. Le monde entier demande du plastique. Léger, souple, résistant, il est indéniablement le miracle de l’industrie du XXe siècle. Firmin l’a compris dès qu’il a entendu l’ingénieur parler de cette nouvelle matière prodigieuse. Il n’avait que vingt-deux ans, pas un sou en poche, juste son certif et une volonté sans faille de s’en sortir. Surtout, il voulait que Myriam le regarde, le remarque. 

Qu’elle ravale enfin cet air indulgent avec lequel elle avait accueilli la déclaration de Firmin deux ans plus tôt. Myriam était arrivée à l’arrière de la traction de son père, Simon Geller. Sa mère faisait tomber la cendre de sa cigarette par la fenêtre ouverte. Firmin avait été subjugué par les deux grands yeux noirs qui se détachaient sur ce beau visage à la peau pâle presque translucide. Myriam était venue consulter la Rosalie. La vieille femme à moitié aveugle était connue pour soigner les cas désespérés. Myriam souffrait d’une étrange mélancolie qui la clouait au lit. Son père l’avait amenée à Lyon et à Paris. Mais aucun des grands professeurs rencontrés n’avait réussi à la soigner.

En désespoir de cause, Simon Geller s’était résolu à écouter les conseils de son vieux partenaire commercial, Jean Servolin. Celui-là même qui l’avait fait venir d’Alsace, lui et sa famille, dès les premières heures de la guerre. Jean avait toute confiance en la Rosalie et Simon avait toute confiance en Jean. En descendant de la voiture devant la ferme de la Rosalie, Myriam avait délicatement épousseté sa robe rose pastel. Son charme simple avait fait frissonner Firmin. Il s’était caché derrière un châtaignier pour observer cette famille venue du Puy. Lui n’était jamais sorti du canton. Myriam était revenue souvent, même après sa guérison.

Firmin gare sa DS rutilante sur le grand parking nu de l’usine Servolin. Plus aucun arbre. Seulement les voitures des cols blancs et les bus qui attendent de ramener les ouvriers de l’équipe de nuit. Abel l’observe par la fenêtre de son bureau au premier étage.  A bientôt cinquante ans, l’homme ressemble terriblement à son père au même âge. Abel Servolin a déjà perdu beaucoup de cheveux, le poids des années boudine son costume, il couche avec sa secrétaire, arrose le maire et le député pour faciliter ses affaires, méprise ces pauvres paysans qui, les bottes dans la boue et le lisier, n’ont pas encore pris le chemin de la modernité. Pourtant, quand Abel se promène en ville, il émerveille les femmes avec son sourire charmeur et captive les hommes avec les chiffres de sa réussite et une bonne poignée de main.

Après la Rencontre, quand Firmin avait compris l’intérêt des confidences de l’ingénieur, c’est Abel qu’il était allé voir. Simple fils de cantonnier, Firmin ne pouvait réussir seul son projet. La famille Servolin était une vieille famille du textile. Et si la crise avait considérablement réduit leur train de vie – Abel avait dû se résoudre à être tailleur de pantalons – la famille possédait assez d’entregent pour permettre à Firmin de réaliser ses plans. Alléchés par l’idée de Firmin, les Servolin, père et fils, avaient contacté Simon Geller pour un soutien financier. Firmin jubilait à l’idée que le père de Myriam lui soit redevable.

Les Servolin-Geller avaient évidemment tenté d’écarter le jeune cantonnier. Ils apprirent à leurs dépens que, depuis le bord des routes et des chemins, les cantonniers voient et entendent de nombreux secrets. Fondus dans le paysage, ils se font facilement oublier. Firmin n’eut aucune honte à les faire chanter. Ainsi, c’est lui qui se rendit en Italie pour acquérir et ramener au pays sa toute première extrudeuse Bandera, la machine qui allait lui permettre de fabriquer du film plastique.

Abel s’était toujours méfié de Firmin. Adolescent, ce gamin taiseux et solitaire courait les bois toute la journée. Malgré son gabarit d’allumette, il n’avait jamais craint Abel. Il se battait comme un diable, et Abel avait régulièrement dû accepter l’aide d’un ou deux acolytes pour avoir le dessus. Abel avait longtemps imposé son autorité avec ses poings et ce morveux était un caillou dans sa chaussure. Il avait bien ri avec ses copains quand il avait appris le four de Firmin auprès de Myriam. On lui avait raconté comment le jeune homme dégingandé à la peau trop mate et au nez trop droit avait offert un bijou à la belle brune aux yeux de biche et à la peau laiteuse. 

D’abord, Abel s’était demandé où Firmin s’était procuré le bijou. Puis il avait compris qu’il s’agissait d’une perle sculptée dans du noyer, accrochée sur un bracelet de ficelle d’ortie. Firmin avait passé des heures à concevoir ce cadeau. Qu’avait-il dans la tête ? Myriam était le genre de fille à qui on offrait des colliers en or et des diamants. En tout cas, c’est comme ça que lui, Abel, avait obtenu de déflorer la belle. Ça n‘avait pas été compliqué. D’autant que, comme toutes les filles, Myriam était raide de lui. Si elle n’avait pas été juive, il l’aurait certainement épousée. Mais il avait préféré se marier à l’église avec Charlotte Barbier.

Firmin connaissait bien Abel. Il connaissait bien les hommes en général. Il avait ce don de comprendre les méandres des esprits les plus tortueux. Abel se trompait. Myriam ne s’était pas donnée à lui pour quelques cadeaux scintillants. Elle avait profondément aimé Abel. Elle avait imaginé un avenir avec lui, piétinant au passage l’amour frugal et sincère du cantonnier. Firmin n’avait pas supporté cette pitié mielleuse dont elle avait enrobé sa voix pour refuser son cadeau, comme si elle s’adressait à un enfant. Mais il était encore plus furieux contre Abel qui n’avait pas su saisir la chance merveilleuse d’avoir Myriam à ses côtés.

Firmin descend de la DS, enfile son manteau en cachemire, passe la main dans sa crinière poivre et sel et salue Abel d’un mouvement du menton. Il traverse le parking d’un pas athlétique et pénètre dans le hall administratif du bâtiment. Gisèle l’accompagne de son plus beau sourire jusqu’au bureau de monsieur Servolin. « Vous avez l’air en pleine forme, monsieur Gabert ! » lui glisse-t-elle avant de frapper à la porte de son patron. Dans l’usine, tout le monde connaît cet homme qui vient une fois par an s’entretenir avec le PDG. Un enfant du pays, à ce qu’il paraît. Le père de Firmin était mort peu de temps après la mise en marche de l’extrudeuse italienne. Percuté par une voiture dans le virage des Chazelis. Un nouvel agent de travaux des Ponts et Chaussées avait été nommé. Tout le monde avait oublié l’ancien cantonnier. Firmin irait fleurir sa tombe avant de repartir à Paris.

Firmin examine les livres de compte, donne ses instructions pour l’année à venir, demande à Abel ce qu’il pense des nouveaux fax Xerox à impression laser. Rien. Abel n’en voit pas l’intérêt pour leur entreprise. C’est beaucoup trop cher. Firmin abandonne l’idée du fax, c’est trop tôt pour la France. Trop tôt pour Abel. Il y reviendra plus tard, quand Walker, son directeur USA, aura regardé ce que ça vaut. Abel s’impatiente. Les visites de Firmin lui rappellent douloureusement qu’il n’est pas le seul maître à bord. Il n’a toujours pas compris comment cette gueule de métèque a réussi à prendre le dessus sur la puissance industrielle et commerciale des Servolin-Geller. 

Certes, Abel avait aidé Firmin à se débarrasser de Simon Geller dès que possible, trop heureux de ne plus partager le gâteau avec lui. Mais Firmin avait ensuite pris le contrôle de l’entreprise. De prime abord, ça ne se voit pas. Les montages juridiques sont subtils. Pour tout le monde, c’est lui, Abel, le patron incontesté, celui qui tranche les conflits, qui coupe les rubans d’inauguration avec le maire, qui fait et défait les carrières. Firmin, lui, a quitté la région depuis longtemps. Abel croit savoir qu’il a accumulé une fortune colossale mais il n’en a aucune preuve. Firmin ne lui fait jamais aucune confidence. Il est resté ce taiseux, travailleur et solitaire qui récurait les fossés alors qu’Abel travaillait son revers sur les cours de tennis.

Soudain, Firmin fixe le cadre accroché derrière Abel. En vidant le vieux garage où ils avaient installé la Bandera, Abel avait retrouvé un exemplaire des tout premiers sacs qu’ils avaient produits. Il l’avait fait mettre sous verre, encadrer et accrocher derrière son immense bureau en acajou. Il était fier de ce qu’il avait accompli depuis ces premiers tâtonnements. Il sourit en expliquant l’histoire de ce sac à Firmin. « Tu te rends compte ? Quand même… quelle aventure ! » souffle-t-il. Firmin se rend compte. Il se lève, décroche le cadre, démet la vitre, prend le sac, le plie en quatre et le glisse dans la poche de sa veste. Ce sac, c’est son trophée. Il ne laissera jamais Abel oublier ce qu’il lui doit.

Il abandonne le cadre démonté sur le bureau d’un Abel abasourdi, range des documents dans sa mallette et enfile son manteau. Abel lui serre mollement la main. Décidément, la vie aurait été bien différente si c’était lui qui avait rencontré l’ingénieur.

« Tu n’aurais pas compris quoi faire » lui lance Firmin avant de passer la porte.

La DS quitte le parking dans l’animation de la relève des équipes. La route descend vers la ville qui se déploie entre les collines verdoyantes parsemées d’arbres en fleur. Le clocher néogothique pointe au milieu de la masse compacte des tuiles rouges. Firmin a toujours aimé regarder la petite cité depuis les hauteurs environnantes. La voiture pénètre dans la ville et passe devant la mairie. Le bâtiment affiche fièrement sa devise. Surgit ad futura. Tourné vers le futur. Le monument aux morts se dresse juste devant.  

Firmin regarde sa montre. Il est 23h30 à Hong-Kong. Dans quelques jours, il y rencontrera le gouverneur. Sir Murray MacLehose est un homme incontournable pour qui veut se développer en Asie. La DS se gare le long du cimetière. Les graviers crissent sous le cuir des chaussures de Firmin. Devant la tombe de ses parents, il sort le sac plastique de sa poche et le froisse entre ses doigts. Il a toujours aimé ce léger bruissement. Demain, il déposera le pochon dans son coffre à Paris, à côté de la pelote de ficelle d’ortie qu’il avait tissée pour le bracelet de Myriam. Ce coffre est le mausolée de ses rêves de jeunesse et de ses belles réussites. L’avenir ne s’enferme pas derrière une porte blindée.

Sur la route vers Paris, Il était une fois chante J’ai encore rêvé d’elle. Firmin éteint l’autoradio.

Pourquoi la Tasse de Thé

Mais maman, pourquoi tu écris ton blog ?

Question d’Hortense hier soir alors que je prenais le temps de publier la nouvelle du mois de février et de changer – encore une fois – la mise en page de la Tasse de Thé.

Parce que ça me fait du bien.

Réponse acceptable bien qu’insatisfaisante. Cette question, je me la pose aussi parfois. Grâce à Hortense, à une insomnie et à Pessoa, j’ai entrepris de développer mon explication.

Écrire, c’est chercher les mots pour exprimer mes sentiments, retranscrire mes sensations, traduire la couleur de mes impressions. Une investigation qui exige de l’observation, de l’attention et de la réflexion. Bref, une mise en perspective de la somme de ces petits évènements qui constituent une existence.

Je remarque qu’effectivement, depuis que j’ai recommencé à alimenter ce blog, je pousse mes pensées plus profondément, curieuse et vigilante à ce que je perçois, à ce que je comprends, à ce que j’ai envie de partager. Loin du bouillonnement quotidien, la Tasse de Thé infuse le temps qui passe, exhalant ensuite des parfums cléments et généreux.

Partager ces réflexions, ces découvertes et ces enthousiasmes avec les lecteur·rice·s – peu nombreux·ses mais tellement fidèles – de la Tasse de Thé offre une dimension plus large que la simple tenue d’un cahier personnel, transformant un drôle de défi personnel – écrire tous les jours une Tasse de Thé – en une relation bienfaisante.

Je pense à la maman d’Olivier qui commence sa journée avec ma Tasse de Thé, à Églantine qui aime découvrir ce que je raconte de nous, et d’elle en particulier, à notre ami et voisin le Père Noël, qui a régulièrement demandé sa Tasse de Thé toutes ces années où elle est restée en jachère, et à ces quelques autres, connus ou inconnus, qui laissent parfois une trace.

Leur regard bienveillant porte mon écriture. L’écriture me structure. Échafaudage à l’armature fragile qui requiert un entretien quotidien mais qui me fait tant de bien. Pour répondre à la question d’Hortense.

Le bonus, ce sont les surprises qu’apportent le flot de mes pensées. Aujourd’hui, j’avais imaginé vous parler du Portugal, de Pessoa et de Mariza. Mais vous verrez demain, où après-demain – bientôt en tout cas – que ce n’est pas si loin du sujet d’aujourd’hui.