Dors ton sommeil de brute, une rencontre parsemée d’étoiles

Dors ton sommeil de brute. Un roman, une rencontre et des fils qui tissent des étoiles dans la nuit. Ou des oies sauvages.

J’ai rencontré Carole Martinez.

Je me suis assise sur une chaise inconfortable de la médiathèque. Nous étions une petite trentaine. Une poignée d’hommes. Principalement des femmes. J’avais terminé son livre, Dors ton sommeil de brute, la veille.

Il était dans ma liste de souhaits de lecture depuis la rentrée littéraire de septembre. Quand mon amie Juliette m’a proposé de nous rendre ensemble à cette rencontre, j’avais oublié pourquoi ce livre m’avait attirée. Une critique lue dans un magazine ? Seule me restait une impression fugace. Mais le titre m’avait refroidie. Avais-je envie d’affronter une brute ? Quel était ce cri dans la nuit qui saisissait les enfants du monde entier ? J’ai besoin de livres qui me font du bien.

Je voulais avoir lu le livre avant la rencontre. Pour mieux profiter de l’échange à venir. Pour qu’il y ait un échange justement. Avoir une connaissance commune, ce roman au moins, puisque je n’ai pas lu les autres, pourtant généreusement primés.

J’ai choisi l’écoute pour découvrir le livre de Carole Martinez. Le roman est lu par Françoise Gillard, sociétaire de la Comédie Française. Embarquée par l’histoire et la voix, j’ai dévoré les dix heures d’écoute avec une gourmandise avide. En cuisinant, en rangeant, en taillant la haie, en marchant. Même en prenant ma douche. J’avais tellement hâte de connaître la suite.

Carole Martinez est une conteuse. Elle a la voix chaude d’un feu de cheminée une nuit d’hiver. Le rythme doux du vent dans des feuilles de peuplier. Le sourire d’un soleil de bord de mer. L’éclat d’un torrent de montagne. Ses yeux pétillent en buissonnant sur l’assistance. Sa parole foisonne, court dans les collines magiques de ses pensées en feu d’artifice.

Elle raconte la naissance de cette histoire. Métamorphoser ses peurs en les tissant dans ses récits, tirer des fils, détricoter des mythes, transcender la réalité, ouvrir l’esprit au merveilleux. Sensation de s’envoler sur un tapis volant, vers les sources de la création.

La bibliothécaire nous fait découvrir un livre magnifique sur des œuvres d’art en broderie dont Carole Martinez a signé la préface. Un de ses romans s’intitule Le cœur cousu. De fil en aiguille, objets dont Carole Martinez assure ne jamais se servir, le lien se fait. Texte et textile ont la même origine.

Je repense à cette exposition vue cet hiver à la fondation Cartier. L’artiste colombienne Olga do Amaral y expliquait l’inspiration de certaines de ses œuvres, traitant le textile comme un langage.

« Les mots « texte » et « textile » partagent la même racine étymologique, le latin textere, qui signifie à la fois tisser et raconter. Cette hybridité se trouvait déjà dans les quipus, un système complexe de conservation des informations utilisé par les Incas : des cordelettes nouées et colorées qui servaient de livres de comptes, de textes de lois ou de récits historiques. »

Dans Dors ton sommeil de brute, Carole Martinez explore le monde des rêves, ses perceptions et ses interprétations dans différentes cultures. Dans Le cœur cousu, il semble que ce soit la couture qui tisse le cœur des êtres humains. Avec toujours une place centrale accordée à l’œuvre des femmes.

J’ai acheté Dors ton sommeil de brute – je le relirai avec plaisir – et Le cœur cousu pour que l’auteure me les dédicace. Curieuse et volubile, Carole Martinez prend le temps de parler avec chacune de ses lectrices. Les dédicaces sont très personnelles, en lien avec la conversation, couronnement d’un échange prolifère.

Si bien qu’Eglantine, dont j’ai parlé de sa passion pour la frivolité à la navette, se retrouve sur la première page du Cœur cousu. Les liens se tissent, souterrains et magiques. Sources joyeuses qui ressurgissent et nous surprenne. Nous nourrissent.

Il y a des rencontres comme cela, qui tissent des étoiles dans la nuit. Ou des oies sauvages dans le ciel de Camargue…

Madelaine avant l’aube

Un roman de Sandrine Colette qui laisse un goût âpre et chaud. Un clair-obscur magnifique.

Dans les romans de Sandrine Colette, les humains se taisent face à cette nature immense, aux échos infinis, qui ouvre et ferme les horizons. J’avais été happée par On était des loups. La lecture de Madelaine avant l’aube me laisse un goût âpre et chaud, comme des marrons cuits dans la cheminée un soir d’automne. La noirceur de la nuit, l’éblouissement du feu.

Voilà des temps anciens aux contours indéfinis dont on sait seulement que les seigneurs avaient encore tous les pouvoirs, chevauchaient à travers leurs terres l’épée à la ceinture et avaient droit de vie et de mort sur leurs paysans. Des temps où la famine guettait derrière les bourgeons du printemps. Des temps où les enfants naissaient à la chaîne et mourraient presque aussitôt. Des temps où la vie se pressait entre la forêt, la rivière et les champs.

Le paysage rappelle ceux de ces contes un peu sombres qui allongent les ombres et écarquillent les yeux. Dans un coin reculé, à l’écart de tout, les Montées, vivent une poignée d’hommes et de femmes, entrelacés entre la beauté et la force, l’impuissance et la sagesse, l’enfance et la maturité, la lourdeur de la terre et le sifflement du vent. Tous liés par une résignation poisseuse que viendra perturber une petite fille à la sauvagerie animale. Tel un chat indomptable, hostile à l’injustice et à l’arbitraire.

Lumineuse et incandescente, Madelaine vit au rythme des saisons et de ses émotions. Une « fille de faim » avec une volonté farouche de vivre, sans concession.

Un livre splendide et rude, qui touche au plus profond des âmes, faisant appel à tous nos sens, où la tendresse affleure, l’amour se devine et la famille se dessine en creux. Un clair-obscur magnifique.

  • Sandrine Colette, Madelaine avant l’aube, Lattès, 2024, 252p.

Le portrait de mariage

Il y a des livres qui trainent longtemps dans une pile à lire. Un jour, on y plonge, on s’y prélasse et on en garde une odeur de sel sur la peau comme après un bain de mer.

Le portrait de mariage de Maggie O’Farrell nous entraîne dans l’Italie de la Renaissance. De Florence à Ferrare. Bruits de palais et froissements d’étoffes. Pas un roman historique mais une fiction basée sur des personnages réels qui servent de prétexte pour parler de la condition de la femme et du rôle de l’art. Entre autres. A faire résonner avec les violences conjugales et les féminicides qui ponctuent malheureusement trop souvent l’actualité.

Le roman commence par un dîner dans une forteresse sombre. Lucrèce, seize ans, mariée depuis seulement quelques mois à Alfonso, duc de Ferrare, perçoit sa mort imminente. Son époux projette de la tuer. Elle le sait. L’autrice nous entraîne alors dans un va-et-vient entre l’enfance de Lucrèce – dont elle est tout juste sortie pour se marier – et cette soirée funeste.

Je ne divulgâche rien. Cette mort est annoncée dès les premiers paragraphes du roman. J’ai hésité à en continuer la lecture. Pas certaine d’avoir envie d’accompagner Lucrèce dans cette fin tragique en spectatrice impuissante. Pourtant Maggie O’Farrell réussit à nous tenir en haleine. On s’attache à cette petite fille un peu différente. Qui sort tellement du cadre qu’il n’y a pas vraiment de portrait d’elle dans le palais de son père. Le seul qui existe ne lui rend pas honneur. Et il est accroché dans un recoin peu fréquenté du palais.

Trouver sa place dans la fratrie. Trouver grâce auprès de ses parents. Trouver son rôle dans le mariage. Lucrèce a le tempérament d’un animal sauvage. Telle cette tigresse que son père, grand-duc de Toscane, a enfermée entre les murs de son palais de Florence mais qu’elle réussira à toucher à travers les barreaux de la cage. Dès son plus jeune âge, Lucrèce est contrainte de dompter l’acuité de son regard, sa sensibilité farouche, son intelligence subtile, son imagination fertile.

L’art occupe une place essentielle dans la vie de Lucrèce. De la salle des cartes où elle a été conçue au portrait de mariage commandé par son mari en passant par la peinture qu’il lui offre pour leurs fiançailles. Mais surtout avec ces peintures miniatures qui sont la seule façon pour Lucrèce, femme libre et rebelle, d’échapper au carcan de son rang.

Alors, la mort est-elle vraiment une fin ? Maggie O’Farrell dresse ainsi avec talent le portrait de son héroïne en touches lumineuses, sans oublier les ombres, essentielles à la réussite d’une œuvre.

  • Maggie O’Farrell, Le portrait de mariage, éditions Belfond, 2023, 416p.

Le platitude de La vie heureuse

On ne peut pas rater la sortie du dernier livre de David Foenkinos, La vie heureuse. Émissions de télé, radio, encarts publicitaires dans la presse, affiches dans la rue. Son titre sonne comme un mantra de développement personnel, un appel au bonheur dans une période morose.

Si j’y ai retrouvé son art du récit délicat, les incertitudes touchantes des personnages et une approche inattendue de nos quotidiens modernes, je n’ai pas été embarquée par le roman. J’ai gardée une certaine distance tout au long de la lecture. Comme lorsqu’on retrouve une ancienne connaissance et qu’on s’aperçoit que la conversation ne décolle pas. On sait déjà qu’à la fin de celle-ci, on ne se reverra plus.

Pourtant, Eric et Amélie, les personnages principaux du livre, sont attachants. Pétris des travers de notre société, moulés dans ses attendus, leurs vies se fissurent lentement, de renoncements en acceptations dociles. Jusqu’au grand bouleversement, la rencontre avec la mort. Pas n’importe laquelle puisqu’il s’agit de sa propre mort.

Ecrire son épitaphe, se retrouver dans son propre cercueil, faire face à sa propre finitude. Tout le monde semble trouver cela normal. Les bénéfices de l’expérience ne sont jamais remis en question. L’enthousiasme général, unanime, retire toute force et tout éclat à l’idée.

De même, les ruptures feutrées, les sentiments contrôlés, les mots pesés confèrent à l’ensemble une atmosphère anesthésiée. Alors que les trahisons plus ou moins volontaires, les méprises et les contre-temps savamment distillés devraient donner du relief au récit, l’ensemble est finalement assez plat, manquant de force et d’entrain.

L’histoire de La vie heureuse, est celle d’Eric et Amélie. Anciens camarades de lycée, ils se retrouvent à l’aube de leurs quarante ans grâce aux réseaux sociaux. Lui, cadre chez Décathlon n’est plus tellement « A fond la forme ». Elle, à la pointe de la start-up nation jupitérienne, semble increvable. Le roman n’oublie aucun stéréotype de nos sociétés modernes.

J’ai trop senti l’auteur me prendre la main pour m’emmener dans son nouvel univers – avec toujours cette attirance récurrente pour le monde de la culture et des musées. J’aurais préféré être portée par l’histoire au point de lâcher prise. Au moins ai-je passé un bon moment.

Une rainette en automne, road-trip poétique en bleu et blanc

Sur une table de la médiathèque, mon œil est attiré par un album au graphisme rappelant les estampes japonaises, dans un paisible contraste de bleu et blanc. Le format paysage de l’album rappelle les carnets de voyages. Une grosse pastille ronde et jaune « Angoulême 2023 – Fauve révélations » sur la couverture finit d’attiser mon intérêt.

Je me plonge alors dans l’aventure d’une jeune rainette éclose au printemps dernier. Portée par sa curiosité du monde, elle décide de suivre deux crapauds vagabonds qui ont capturé le fantôme d’une fleur de Shungiku. L’esprit aspire à rejoindre les tropiques, tout comme les deux crapauds. Les dessins ont la délicatesse d’un air de flûte shakuhachi.

La fleur du Shungiku est un chrysanthème comestible. Au Japon, elle symbolise le pouvoir et la gloire de l’Empereur. Les bouquets de chrysanthèmes jaunes y sont aussi l’expression du soleil et de l’immortalité. On comprend que les crapauds aient écouté le fantôme de cette fleur.

Le monde des esprits est très présent dans l’album puisqu’on y croise aussi celui d’un prunier et un autre d’un plaqueminier. Le jus sucré des gros kakis rassasie d’ailleurs l’équipage de batraciens. Bien plus appétissant que les sachets de nouilles réchauffés dans un café instantané.

L’autrice, Linnea Sterte, est une dessinatrice suédoise visiblement fortement inspirée par le Japon. Elle mélange tradition, univers des contes et monde moderne. Sortis d’une végétation automnale luxuriante, les deux crapauds et la rainette doivent ainsi se presser pour traverser une route sans se faire écraser par un camion vrombissant.

Au cours de leur périple, ils rencontrent de nombreux animaux. Si l’un d’eaux manque de se faire dévorer par un héron, ou qu’un gros chien les pourchasse quand ils emporte une melon bien juteux, la bienveillance des échanges parachève le sentiment de finesse onctueuse de l’album. Les souris ne craignent rien au village des chats.

La jeune rainette dévore le monde dans un road-trip émouvant, sorte de récit initiatique et méditatif. La délicatesse et la retenue des traits invitent l’imagination à compléter la narration, comme un personnage à part entière. Ainsi, Linnea Sterte réussit à colorer en rouge l’immensité des paysages malgré l’utilisation unique de l’encre bleue.

Elle nous emmène dans un univers hors du temps et loin de l’humanité guerrière, sans jamais rompre le lien avec notre propre réalité. Bluffant. Enthousiasmant. Et reposant.

  • Linnea Sterte, Une rainette en automne, Les Éditions de la Cerise, 2022, 336 p.

Veiller sur elle

Terminer de lire Veiller sur elle, de Jean-Baptiste Andrea, c’est rentrer d’un long voyage. Les paysages, les personnages, les couleurs, les odeurs et les sentiments se sont imprégnés en moi. Je suis impressionnée. Au sens où ma sensibilité a été profondément marquée.

Les personnages sont formidables. Des personnalités foisonnantes dans leurs contradictions, leurs entêtements, leurs espoirs et leurs déceptions.

Michelangelo. Le nom d’un géant pour un nabot. Car telle est la vision de l’oncle Alberto sur ce jeune sculpteur au talent immense mais aux membres trop courts. Mimo. Deux syllabes qui façonnent un récit à la fois dur et tendre, amer et sucré, comme ces oranges qui parfument les pages du livre.

Zio Alberto. Le mauvais sculpteur. Alcoolique. Egoïste. Lâche. Violent. Cruel. Antonella. La mère de Mimo. Lointaine mais toujours présente par les lettres qu’ils ne cesseront jamais de s’écrire. Vittorio, l’ami indéfectible. La pulpeuse Anna. Dom Anselmo, le curé du village.

Les Orsini. Le marquis et la marquise. Leurs trois fils. Et leur fille, surtout. Viola. Une supernova dans un monde en pleine mutation. Les villageois prétendent qu’elle se transforme en ourse. Le roman est plein de cette poésie mystérieuse des histoires qui voyagent le long des chemins, au rythme des paroles des hommes, sautant de maison en maison, tournoyant sur les places, dans les rangs de l’église ou entre les tables du café. Des légendes. Des chemins qui changent de place au fur et à mesure qu’on les foule. Un jeune joueur de flûte perdu dans une cité souterraine. Une source miraculeuse née des larmes d’un saint.

A l’occasion de sa mort imminente, Mimo, reclus dans un monastère austère, fait défiler sa vie derrière ses yeux clos. Il est l’unique détenteur d’un secret enfoui par l’Eglise, un mystère qui déclenche les passions, une œuvre qui dérange pour une raison connue de lui seul.

Les paysages happent le lecteur. Les descriptions sont magnifiques. Elles  transportent dans un ailleurs aux couleurs chaudes. Nous sommes en Ligurie, non loin de Gênes, dans le village de Pietra d’Alba.

« C’était la montagne, des pentes couvertes d’une forêt d’un vert presque aussi noir que les bêtes qui y rodaient. Pietra d’Alba était belle avec sa pierre un peu rose – des milliers d’aubes s’y étaient incrustées. »

« je n’ai jamais retrouvé la douceur des printemps de Pietra d’Alba, quand l’aube durait tout le jour. Les pierres du village agrippaient le rose et el passaient à tout ce qui pouvait le refléter carreaux, métaux, inclusions de mica dans les affleurements rocheux, source miraculeuse, jusqu’aux yeux des habitants. Le rose ne s’éteignait que quand le dernier homme d’endormait, car même à la nuit tombée il survivait dans le regard qu’un garçon posait parfois sur une fille, sous la lumière des lampions ».

« La villa se dressait en lisière de forêt, à environ deux kilomètres des dernières maisons ; Derrière elle, des contreforts sauvages et escarpés venaient échouer en une écume verte juste contre ses murs.

(…)

Devant la villa, orangers, citronniers et bigaradiers s’étendaient à perte de vue. L’or des Orsini, façonné et poli par le vent de mer qui, depuis la côte, soufflait son impensable douceur sur ces hauteurs. Impossible de ne pas s’arrêter, frappé par le paysage coloré, pointilliste, un feu d’artifice mandarine, melon, abricot, mimosa, fleur de soufre, qui ne s’éteignait jamais. »

Et puis, il y a le cimetière, lieu effrayant qui accueille pourtant les rendez-vous les plus fous et tous les secrets.

« Les grands cyprès qui veillaient sur les morts bloquaient en partie la lumière de la lune. Les certitudes et les lignes claires du jour laissaient place à des frontières troubles, un monde bistre et d’ombre où tout bougeait. »

Enfin, ce roman parle d’art. Celui de la sculpture. Le rapport à la création. Entre doutes et certitudes. Entre errances et fulgurances. Entre l’artiste et le monde. Entre soi et l’autre. J’y ai retrouvé quelque chose de La nature exposée d’Erri de Luca (merci à mon amie Françoise qui m’avait offert ce livre). Un autre sculpteur. Toujours l’Italie. L’art du sculpteur qui voit le chef d’œuvre dans le bloc de marbre. La relation charnelle entre l’homme et la pierre. Le souffle de vie qui en découle. La finesse des mots de Jean-Baptiste Andrea résonne comme les marteaux, massettes et autres outils du sculpteur. L’histoire se dessine par petits coups. L’auteur dégrossit, creuse et polit son récit, nous embarquant dans un tourbillon foisonnant.

Merci à Olivier qui m’a offert ce livre pour mon anniversaire au mois d’octobre. J’ai terminé de le lire juste avant qu’il ne reçoive le prix Goncourt. Mon coup de cœur ne doit donc rien à sa distinction.

Un petit tour à Tiohtiá:ke

J’ai profité du calme de la fin août pour m’inscrire sur le site de Babelio. Délectation de musarder de critique en critique et de découvrir des listes d’ouvrages, à la recherche d’idées de lecture.

Je me suis inscrite pour recevoir le dernier ouvrage d’un auteur canadien autochtone, Tiohtiá:ke de Michel Jean. Le titre est le nom Mowak de Montréal. On y suit un jeune Innu, Elie, qui débarque à Montréal après dix ans de prison. Il a assassiné son père. La peine de sa communauté est sans appel, il en est désormais banni.

Il découvre la ville, le bruit incessant, l’insécurité de la rue, l’errance des jours.

Mais il rencontre une communauté hétéroclite d’autochtones qui vivent en marge de la société blanche dominante. Il y trouve une certaine solidarité. Petit à petit, il se construit une sorte de famille de cœur et se bâtit une nouvelle vie.

Il y est question de transmission, ou plutôt de rupture de transmission avec l’envoi des enfants autochtones dans des pensionnats dont le but était avant tout de les couper de leur culture traditionnelle. L’alcool, la drogue et la violence ravagent les hommes et les femmes désœuvré.es des « territoires ».

A travers l’histoire d’Élie, Michel Jean aborde un monde inconnu pour la plupart des Québécois et encore plus pour une Française comme moi. Lors de la rencontre organisée par Babelio à Paris, une lectrice expliquait avoir vécu vingt-cinq ans à Montréal sans jamais avoir remarqué ces Autochtones dont Michel Jean raconte la vie dans les parcs et les rues de la ville. L’auteur a levé les bras dans un geste d’impuissance. Tout était dit.

Intéressant de l’écouter raconter sa vision de la société canadienne. Lui-même est d’origine innu. Déplacement du point de vue. Prise de conscience.

Une plongée dans un monde inconnu, dur et violent où le retour en arrière n’est pas possible. Lors de la rencontre, Michel Jean explique que les communautés autochtones du Canada ont vécu la fin du monde. Leur monde a été totalement détruit. « Nous sommes des sociétés post-apocalyptiques ». Comment vit-on après ça ?

L’écrivain, également journaliste, amène beaucoup de lumière dans son tableau. Et une très belle humanité. Peut-être parce qu’il y’a mis un peu de lui (notamment dans le personnage de Lizbeth). Aussi parce qu’il a passé des heures à observer ces gens dont sont inspirés ses personnages. Et qu’il leur porte une réelle affection et un profond respect.

La langue qu’il emploie pour raconter leur histoire est la leur. Simple. Sans fioriture. Pratique. Un peu déconcertant au départ, on se laisse finalement embarquer.

  • Michel Jean, Tiohtiá:ke, Seuil, Voix autochtones, 2023, 224 p.

Le jour d’avant, et tous ceux d’après

Quel est le poids le culpabilité ? Comment faire payer au coupable ? Comment se souvenir sans sombrer ? Comment accepter ?

La houille noire devient lumineuse sous la plume de Sorj chalendon dans Le jour d’avant. Dans le regard que Michel porte sur son grand frère, Jojo. Mineur éblouissant, héros du charbon, idéal sur piédestal qui disparaîtra alors que la mine explosera au petit matin du 26 décembre 1974.

Puis c’est le père, paysan attaché à sa terre, celle des betteraves et du blé, pas celle que l’on creuse pour faire marcher l’industrie, qui se suicidera, un an après. Alors Michel deviendra parisien, loin de son pays, transformant son histoire en mausolée.

Ce livre n’est pas seulement un vibrant hommage aux mineurs en particuliers et aux ouvriers en général. Comme toujours avec Sorj Chalendon, l’humanité ne se peint pas en noir et blanc. Elle est plus sinueuse, surprenante, décevante, enthousiasmante, déconcertante, éclatante, touchante.

Alors qui est la victime ? Qui le coupable ?

Ce livre est avant tout une affaire de pardon, pour trouver la paix, avec soi-même et avec l’histoire, la petite et la grande, l’industrielle, la nationale. Une histoire d’amour aussi, entre deux frères. Amour en creux, en vide, après la mort du grand.

« C’est comme ça la vie » ajouterait Jojo.

Un roman bouleversant, une écriture ciselé, mordante comme une paire de menottes et un récit sous tension, dans la finesse des non-dits.

  • Sorj Chalendon, Le jour d’avant, éd. Grasset, 336 p., août 2017

Zizi Cabane, lecture au son du ruisseau

Quel drôle de titre, me suis-je dit quand j’ai découvert ce livre parmi ceux que Chantoune avait sorti de sa valise. Quelles jolies couleurs aussi. Une femme allongée, les yeux fermés – est-elle morte ou endormie ? – des cheveux corail, le frottement d’une aile, le flottement des feuilles. Le camaïeu de bleus et de noirs très doux rappelant l’univers de la nuit ou celui des profondeurs océaniques est barré d’un large bandeau rouge « ZIZI CABANE / LE ROMAN ÉLU PAR LES LIBRAIRES ».

Je ne divulgache rien du roman de Bérengère Cournut en vous expliquant le titre puisque le mystère est élucidé dans les premières pages. Dans ce livre, les noms de baptême ne sont pas les plus utilisés. Seule Odile, la mère, garde le nom qui lui a été donné à la naissance. Le père a choisi de s’appeler Ferment – prénom qui dénote cette volonté de vie qui se retrouvera tout au long du roman.

Les deux premiers enfants d’Odile et Ferment sont des garçons. Les parents délaissent rapidement les prénoms officiels pour ceux choisis en fonction de leur relation avec l’enfant. Ainsi, l’aîné passe de Martin à Béguin car ses parents sont fous de lui. Et le deuxième s’appellera Chiffon tellement il a besoin de ces bouts de tissu pour se sentir bien. Pour Zizi Cabane, j’ai tellement ri à l’imagination de l’autrice que j’en rapporte directement ses mots.

Mon père et ma mère m’ont ramenée à la maison en m’appelant « bébé », puis ils ont attendu que ça vienne. En vérité, ça n’a pas tardé : au premier bain dans le lavabo de faïence, à hauteur d’yeux de Chiffon, mon frère a demandé : « Pourquoi il est cassé, le zizi de ma sœur ? » Mama est entrée en fureur. « Mais enfin, il n’est pas cassé ! Qu’est-ce que tu t’imagines, espèce d’enfant aveugle ? » Mon frère a dit : « Si, regarde, il est cassé… Il n’y a rien à tirer. » Mon père a ri, Odile a pris le temps d’expliquer : « Alors, les garçons. Vous avez, c’est vrai, un zizi qui peut viser, se dresser et s’affaisser dans un frisson… Pour vous flatter, appelons-le zizi totem. Mais les filles, voyez-vous, ont un zizi, elles aussi. Un zizi plus mystérieux… caché là, dans un pli, et que vous comprendrez un jour autrement qu’avec vos yeux. D’accord ? » Béguin ricanait un pu, mais chiffon a dit d’un ton blasé : « Un zizi cabane, quoi… » Personne n’aurait trouvé mieux : ni plus vrai, ni plus joyeux. C’est ainsi que je suis devenue la première, la seule, la vraie : Zizi Cabane. 

Le ton du roman est donné : inventif, frais, imaginatif, onirique, fabuleux. Loin des sentiers battus. Lorsque la mère disparaît sans laisser de traces chacun.e comble son absence à sa manière. Le temps s’écoule, les sources jaillissent, la terre se découvre, s’écoute. La nature est un personnage à part entière. Cette histoire coule avec la légèreté d’un ruisseau de montagne. Ce qui tombait à pic étant donné que je l’ai lue avec le bruit de l’eau qui s’écoulait dans les rues du village.

Que transmet-on à nos enfants ? Telle est la grande question de ce livre pour moi. Comment se construisent-ils ? Comment apprendre à les laisser partir. Comment laisser leur imagination s’épanouir pour construire leur vie. Les étreindre sans les contraindre, être présent tout en laissant la place. Telle l’eau qui murmure à travers les pages du livre.

Ce livre est l’histoire d’un envol, celui de Zizi Cabane. Ce livre est une fable, un conte qui offre au lecteur une indéniable force vitale.

J’ai eu parfois les larmes aux yeux. De joie et d’émotion. De beauté et d’apaisement. J’ai été bousculée par le style, interrogée par la narration – mais où l’autrice voulait-elle en venir ? – comme quelqu’un qui essaye désespérément de contenir un cours d’eau. Mais lire ce livre, c’est s’embarquer sur une coque de noix sans rame ni moteur et se laisser aller au fil de l’eau en faisant confiance à la poésie.

Je reviens, pour boucler ce billet, sur la magnifique couverture du livre. Il s’agit en réalité d’une fresque d’Astrid Jourdain que l’on peut découvrir en dépliant complètement la couverture du livre.

  • Bérengère Cournut, Zizi Cabane, éd. Le Tripode, 256 p., août 2022

La Datcha, un petit tour et puis s’en va

La Datcha est un livre d’Agnès Martin-Lugand édité en mars 2021 chez Michel Lafon, puis sorti en poche aux éditions Pocket en novembre 2022. Je me souviens avoir entendu l’autrice dans une émission de radio. Je ne me rappelle ni la date, ni l’émission. Seulement que j’aimais l’idée d’un lieu hors des sentiers battus qui saurait guérir ceux qui y viendraient. Un endroit joyeux, presque magique, au cœur de la Provence. Des vieilles pierres chargées de soleil et d’amour, de passages secrets et de trésors simples, ceux du cœur.

J’ai finalement acheté le roman sur ma Kobo. La liseuse me permet de lire le soir, quand toutes les lumières sont éteintes, qu’Olivier dort déjà et que seul mon gros chat donne encore des signes de vie en me martelant de coups de têtes affectueux.

Le style de l’autrice m’a pesé tout le long de la lecture. Je n’aime pas que l’on me prenne autant par la main pour dire quoi penser, quoi regarder. Je préfère qu’on me fasse deviner. Que les mots amènent à l’évidence, tout en gardant cette part de doute qui laisse l’imagination du lecteur vagabonder dans le récit.

Pourtant, j’étais happée par le lieu. Et bien que l’histoire soit cousue de fil blanc sur fond de bons sentiments, un certain mystère a su être préservé jusque dans les dernières pages.

L’histoire commence par l’arrivée à La Datcha d’Hermine, jeune fille de 21 ans que les coups répétés de la vie a rendue méfiante et insaisissable. La Datcha, c’est l’univers de Jo et Macha, couple amoureux jusqu’au bout des rides. D’ailleurs, Agnès Martin-Lugand fait rapidement un bond de vingt ans dans la vie d’Hermine. L’histoire débute vraiment quand elle a 41 ans, deux enfants et un ex-mari. Ensuite, les flashs-backs sont récurrents, nourrissant l’intrigue principale.

Un livre parfait pour trouver le sommeil. Et la play-list du livre, proposée à la fin de l’ouvrage, disponible sur Spotify, Deezer et Youtube est très sympa. A défaut de graver le livre dans ma mémoire, elle replonge dans l’univers d’un hôtel où j’aimerais bien passer une semaine de vacances.