Le temps a l’art de patiner les vieilles amitiés. On polit les souvenirs à force de se les raconter. Vestiges chargés de la magie d’un sablier qui s’écoule éternellement. Reliefs de nos vies multiples, les amitiés profondes s’écrivent sans mots, se disent sans voix, se retrouvent sans âge. Gravures délicates, elles teintent nos présents et colorent nos avenirs, réels ou rêvés. Elles laissent dans leur sillage des impressions durables qui ressurgissent au gré des retrouvailles.
Il y a cette amie rencontrée à l’adolescence. Maisons voisines. Son rire était un phare dans la nuit des déceptions paternelles. Puis le monde a distendu nos concordes, nos vies s’échappant chacune dans des pays et des continents différents. Nous séparant parfois plusieurs années. Pourtant, au matin de notre demi-siècle, nous gloussons toujours comme si nous avions seize ans.
Il y a cette amie connue dans les couloirs de l’université et les salles enfumées des cafés parisiens. Elle diffuse toujours le parfum des soirées festives et les week-ends sans sommeil, les illusions et les désenchantements de nos vingt ans. L’âge de nos enfants aujourd’hui.
Il y a cette amie découverte dans l’open-space impersonnel d’une grosse société. Elle continue de faire vibrer le monde aux couleurs de ses rêves, tourbillon d’énergie, de musique et de danse dans lequel il fait bon s’engouffrer quand le temps marque une pause dans les sillons de nos vies.
Il y a cette amie cueillie entre deux mers, les paroles échangées sur les bords du Bosphore et de la mer de Marmara, le pinceau du temps qui teinte toujours notre amitié du bleu pétillant de ses yeux alors que nos rides dessinent les résurgences de nos souvenirs communs.
L’eau sous les ponts n’oxyde pas ces amitiés sculptées telles un silex préhistorique, les préservant de la rouille délicate qui effrite inévitablement la plupart de nos rencontres. Elles parsèment la morsure des années d’une multitude d’étoiles, impressions célestes de nos mémoires.
