Garder un œil délicat sur la vie qui passe

C’est une petite boutique à l’angle d’une rue pavée, sertie d’un boulanger et d’un traiteur. Dans la vitrine étroite, des lunettes aux montures brillantes ou sobres, lignes fines ou épaisses, formes rondes, ovales, rectangulaires voire hexagonales qui rappellent des cours de géométrie, des couleurs chatoyantes, des nacrés translucides, des noirs sévères et quelques modèles enfant.

Assise derrière son bureau blanc, l’opticienne a des airs de Julia Robert. Ondulations rousses d’une chevelure impétueuse. Son visage est réhaussé d’une paire de lunettes aux larges verres rectangulaires enchâssés dans une monture diaphane couleur sable. Deux clientes sont déjà assises dans la petite boutique alors que j’y entre avec ma maman.

Accrochée à mon bras, elle craint une perte d’équilibre. Un ciel d’orage violet et jaune ecchymose la moitié de son visage, une fine suture adhésive barre le coin de son œil, ses lunettes tombent en travers de son nez. Elles ont perdu une branche lors d’une bataille avec le bitume. L’opticienne accueille avec bienveillance le récit des déboires de maman qui s’assoit sur la banquette rouge alors que continue la longue litanie de ces vieillesses aux vues défaillantes.

Elle termine d’abord de réparer les lunettes de la dame assise sur la même banquette que maman. Ses cheveux argentés semblent sourire autant que son visage quand elle quitte la boutique d’un pas guilleret. Puis l’opticienne reprend sa conversation avec une dame si petite que, assise sur la chaise en face du bureau, ses pieds touchent à peine le sol. Un long turban noir enserre un visage très doux à l’opalescence surannée. « Dire qu’avant je courais » soupire-t-elle en soulevant sa canne, le regard tourné vers maman. Complicité de vieilles dames amenuisées.

La dernière ordonnance a plus de douze ans. L’octogénaire se débrouille depuis longtemps avec des lunettes achetées en grande surface. Elle ne se souvient plus avoir porté des verres progressifs. « Vous arrivez à lire avec ces lunettes ? » lui demande l’opticienne. La vieille dame n’a jamais appris à lire mais elle peut voir les lettres, oui, bien-sûr. Alors l’opticienne lui parle couture et broderie. Le visage de la grand-mère s’illumine. Ça oui, elle connaît. Et elle a bien besoin de ses lunettes pour ce genre de travaux.

Malheureusement, la facture est finalement trop élevée. La vieille dame doit demander à son fils. Petit bout de vie qui laisse entrevoir les galères, elle se dirige vers la porte, la dignité dressée sur sa canne.

Le téléphone sonne. L’opticienne prend le temps de répondre, retrouve le client dans sa base de données. La dernière paire de lunette date de six ans. On devine que l’interlocuteur est âgé. Pourtant, il est surpris d’apprendre que son ophtalmo est parti à la retraite depuis plusieurs années. La vieillesse semble loin de l’avoir envahi.

Maman, elle, s’y noie à petits bouillons.

Heureusement, l’opticienne a le même modèle de lunettes que celles de maman. Elle fixe les verres sur la nouvelle monture. Ils ont gardé quelques rayures de la chute mais ses lunettes tiennent désormais fermement sur son nez. Demain, je l’emmène au pôle ophtalmologique le plus proche pour une nouvelle ordonnance.

Je ne comprends pas bien la multiplication des opticiens à tous les coins de rues et leurs rayonnages kilométriques à la blancheur aseptisée. A-t-on vraiment besoin d’avoir plus d’opticiens que de boulangers au kilomètre carré ? Mais l’opticienne de ce matin m’a réconciliée avec ce commerce. Elle avait la couleur d’une chronique de Laure Adler et la douceur d’un roman de Foenkinos. Un personnage qui garde un œil délicat sur la vie qui passe.