La nouvelle du mois – Tourné vers l’avenir

Firmin aperçoit l’ancienne cabane de cantonnier sous le grand chêne. Elle est envahie par les ronces. Il caresse machinalement le bracelet en ficelle d’ortie qu’il porte à son poignet gauche, tout contre le cuir sombre de sa Patek Philippe World Time. A la radio, Jacques Vendroux se désespère des poteaux carrés qui ont sonné le glas de Saint-Etienne en finale de la Coupe d’Europe la veille au soir. Firmin actionne le clignotant de sa DS à injection électronique, finition Pallas, peinture bordeaux. Quand il revient dans la ville de son enfance, Firmin libère son chauffeur. Certaines affaires se traitent en tête-à-tête. Cette culture du secret est le fondement de sa prospérité. Dans son Auvergne natale, Firmin cultive une réussite discrète, visible sans être ostentatoire, suffisante pour ne pas être importuné, silencieuse pour ne pas susciter de questions.

Cette départementale, il la connaît par cœur. Chaque virage, chaque borne kilométrique, chaque panneau indicateur. Il a souvent aidé son père à pelleter les boues, curer les fossés, faucher les accotements, combler les nids de poule et déblayer la neige au cœur de l’hiver. Très tôt, Firmin a remplacé son père à la maison cantonnière lorsque celui-ci était malade ou quand, ayant trop bu, il cuvait son vin dans une de ces cabanes de pierre où il rangeait ses outils.

L’été 1952, le jour de la Rencontre, Firmin était justement occupé à nettoyer les parapets d’un pont quand il avait entendu une voiture klaxonner frénétiquement en amont. Il avait immédiatement caché sa tournée, sa pelle en fer et son râteau dans un fourré et avait marché en direction de l’appel à l’aide. Le capot d’un coupé Ford Vedette était relevé. Derrière son volant, un homme tentait vainement de démarrer. Il avait accueilli Firmin comme son sauveur. L’homme était ingénieur chez Rhône-Poulenc. Il était en vacances dans la région. Une fois sa voiture au garage, il avait offert à boire à Firmin. Ils avaient discuté longtemps. L’homme avait beaucoup parlé. Firmin l’avait écouté attentivement. Il avait eu une idée, une fulgurance géniale qui, il en était persuadé, traçait son destin.

Firmin enchaine les virages à l’ombre de la forêt printanière. La lumière transperce encore largement les frondaisons de jeunes feuilles et joue sur le tableau de bord. Il aime la conduite douce et fluide de sa DS sur l’asphalte refait à neuf. Le maire met les bouchées doubles pour soutenir le développement économique de sa ville. Après la guerre, pourtant, les notables locaux, grands industriels des rubans, foulards de soie et autres écharpes de laine, avaient craint ne pas se relever de la crise qui avait durablement frappé le textile dans la région. Aujourd’hui, les extrudeuses ont remplacé les métiers à tisser, le sac plastique s’est substitué à la passementerie. Et les camions se succèdent sur la départementale pour livrer la production locale par-delà les frontières.

Rapidement, Firmin atteint la toute nouvelle zone industrielle. L’usine emploie aujourd’hui plus de six-cents personnes. On ne cesse d’embaucher. Il a fallu agrandir, sortir de la ville, convaincre le père Ribachou de vendre ses belles terres agricoles pour construire un bâtiment aveugle où les petites billes blanches de polyéthylène sont fondues et soufflées en tubes aériens, aplatis et découpés en pochons individuels. Le monde entier demande du plastique. Léger, souple, résistant, il est indéniablement le miracle de l’industrie du XXe siècle. Firmin l’a compris dès qu’il a entendu l’ingénieur parler de cette nouvelle matière prodigieuse. Il n’avait que vingt-deux ans, pas un sou en poche, juste son certif et une volonté sans faille de s’en sortir. Surtout, il voulait que Myriam le regarde, le remarque. 

Qu’elle ravale enfin cet air indulgent avec lequel elle avait accueilli la déclaration de Firmin deux ans plus tôt. Myriam était arrivée à l’arrière de la traction de son père, Simon Geller. Sa mère faisait tomber la cendre de sa cigarette par la fenêtre ouverte. Firmin avait été subjugué par les deux grands yeux noirs qui se détachaient sur ce beau visage à la peau pâle presque translucide. Myriam était venue consulter la Rosalie. La vieille femme à moitié aveugle était connue pour soigner les cas désespérés. Myriam souffrait d’une étrange mélancolie qui la clouait au lit. Son père l’avait amenée à Lyon et à Paris. Mais aucun des grands professeurs rencontrés n’avait réussi à la soigner.

En désespoir de cause, Simon Geller s’était résolu à écouter les conseils de son vieux partenaire commercial, Jean Servolin. Celui-là même qui l’avait fait venir d’Alsace, lui et sa famille, dès les premières heures de la guerre. Jean avait toute confiance en la Rosalie et Simon avait toute confiance en Jean. En descendant de la voiture devant la ferme de la Rosalie, Myriam avait délicatement épousseté sa robe rose pastel. Son charme simple avait fait frissonner Firmin. Il s’était caché derrière un châtaignier pour observer cette famille venue du Puy. Lui n’était jamais sorti du canton. Myriam était revenue souvent, même après sa guérison.

Firmin gare sa DS rutilante sur le grand parking nu de l’usine Servolin. Plus aucun arbre. Seulement les voitures des cols blancs et les bus qui attendent de ramener les ouvriers de l’équipe de nuit. Abel l’observe par la fenêtre de son bureau au premier étage.  A bientôt cinquante ans, l’homme ressemble terriblement à son père au même âge. Abel Servolin a déjà perdu beaucoup de cheveux, le poids des années boudine son costume, il couche avec sa secrétaire, arrose le maire et le député pour faciliter ses affaires, méprise ces pauvres paysans qui, les bottes dans la boue et le lisier, n’ont pas encore pris le chemin de la modernité. Pourtant, quand Abel se promène en ville, il émerveille les femmes avec son sourire charmeur et captive les hommes avec les chiffres de sa réussite et une bonne poignée de main.

Après la Rencontre, quand Firmin avait compris l’intérêt des confidences de l’ingénieur, c’est Abel qu’il était allé voir. Simple fils de cantonnier, Firmin ne pouvait réussir seul son projet. La famille Servolin était une vieille famille du textile. Et si la crise avait considérablement réduit leur train de vie – Abel avait dû se résoudre à être tailleur de pantalons – la famille possédait assez d’entregent pour permettre à Firmin de réaliser ses plans. Alléchés par l’idée de Firmin, les Servolin, père et fils, avaient contacté Simon Geller pour un soutien financier. Firmin jubilait à l’idée que le père de Myriam lui soit redevable.

Les Servolin-Geller avaient évidemment tenté d’écarter le jeune cantonnier. Ils apprirent à leurs dépens que, depuis le bord des routes et des chemins, les cantonniers voient et entendent de nombreux secrets. Fondus dans le paysage, ils se font facilement oublier. Firmin n’eut aucune honte à les faire chanter. Ainsi, c’est lui qui se rendit en Italie pour acquérir et ramener au pays sa toute première extrudeuse Bandera, la machine qui allait lui permettre de fabriquer du film plastique.

Abel s’était toujours méfié de Firmin. Adolescent, ce gamin taiseux et solitaire courait les bois toute la journée. Malgré son gabarit d’allumette, il n’avait jamais craint Abel. Il se battait comme un diable, et Abel avait régulièrement dû accepter l’aide d’un ou deux acolytes pour avoir le dessus. Abel avait longtemps imposé son autorité avec ses poings et ce morveux était un caillou dans sa chaussure. Il avait bien ri avec ses copains quand il avait appris le four de Firmin auprès de Myriam. On lui avait raconté comment le jeune homme dégingandé à la peau trop mate et au nez trop droit avait offert un bijou à la belle brune aux yeux de biche et à la peau laiteuse. 

D’abord, Abel s’était demandé où Firmin s’était procuré le bijou. Puis il avait compris qu’il s’agissait d’une perle sculptée dans du noyer, accrochée sur un bracelet de ficelle d’ortie. Firmin avait passé des heures à concevoir ce cadeau. Qu’avait-il dans la tête ? Myriam était le genre de fille à qui on offrait des colliers en or et des diamants. En tout cas, c’est comme ça que lui, Abel, avait obtenu de déflorer la belle. Ça n‘avait pas été compliqué. D’autant que, comme toutes les filles, Myriam était raide de lui. Si elle n’avait pas été juive, il l’aurait certainement épousée. Mais il avait préféré se marier à l’église avec Charlotte Barbier.

Firmin connaissait bien Abel. Il connaissait bien les hommes en général. Il avait ce don de comprendre les méandres des esprits les plus tortueux. Abel se trompait. Myriam ne s’était pas donnée à lui pour quelques cadeaux scintillants. Elle avait profondément aimé Abel. Elle avait imaginé un avenir avec lui, piétinant au passage l’amour frugal et sincère du cantonnier. Firmin n’avait pas supporté cette pitié mielleuse dont elle avait enrobé sa voix pour refuser son cadeau, comme si elle s’adressait à un enfant. Mais il était encore plus furieux contre Abel qui n’avait pas su saisir la chance merveilleuse d’avoir Myriam à ses côtés.

Firmin descend de la DS, enfile son manteau en cachemire, passe la main dans sa crinière poivre et sel et salue Abel d’un mouvement du menton. Il traverse le parking d’un pas athlétique et pénètre dans le hall administratif du bâtiment. Gisèle l’accompagne de son plus beau sourire jusqu’au bureau de monsieur Servolin. « Vous avez l’air en pleine forme, monsieur Gabert ! » lui glisse-t-elle avant de frapper à la porte de son patron. Dans l’usine, tout le monde connaît cet homme qui vient une fois par an s’entretenir avec le PDG. Un enfant du pays, à ce qu’il paraît. Le père de Firmin était mort peu de temps après la mise en marche de l’extrudeuse italienne. Percuté par une voiture dans le virage des Chazelis. Un nouvel agent de travaux des Ponts et Chaussées avait été nommé. Tout le monde avait oublié l’ancien cantonnier. Firmin irait fleurir sa tombe avant de repartir à Paris.

Firmin examine les livres de compte, donne ses instructions pour l’année à venir, demande à Abel ce qu’il pense des nouveaux fax Xerox à impression laser. Rien. Abel n’en voit pas l’intérêt pour leur entreprise. C’est beaucoup trop cher. Firmin abandonne l’idée du fax, c’est trop tôt pour la France. Trop tôt pour Abel. Il y reviendra plus tard, quand Walker, son directeur USA, aura regardé ce que ça vaut. Abel s’impatiente. Les visites de Firmin lui rappellent douloureusement qu’il n’est pas le seul maître à bord. Il n’a toujours pas compris comment cette gueule de métèque a réussi à prendre le dessus sur la puissance industrielle et commerciale des Servolin-Geller. 

Certes, Abel avait aidé Firmin à se débarrasser de Simon Geller dès que possible, trop heureux de ne plus partager le gâteau avec lui. Mais Firmin avait ensuite pris le contrôle de l’entreprise. De prime abord, ça ne se voit pas. Les montages juridiques sont subtils. Pour tout le monde, c’est lui, Abel, le patron incontesté, celui qui tranche les conflits, qui coupe les rubans d’inauguration avec le maire, qui fait et défait les carrières. Firmin, lui, a quitté la région depuis longtemps. Abel croit savoir qu’il a accumulé une fortune colossale mais il n’en a aucune preuve. Firmin ne lui fait jamais aucune confidence. Il est resté ce taiseux, travailleur et solitaire qui récurait les fossés alors qu’Abel travaillait son revers sur les cours de tennis.

Soudain, Firmin fixe le cadre accroché derrière Abel. En vidant le vieux garage où ils avaient installé la Bandera, Abel avait retrouvé un exemplaire des tout premiers sacs qu’ils avaient produits. Il l’avait fait mettre sous verre, encadrer et accrocher derrière son immense bureau en acajou. Il était fier de ce qu’il avait accompli depuis ces premiers tâtonnements. Il sourit en expliquant l’histoire de ce sac à Firmin. « Tu te rends compte ? Quand même… quelle aventure ! » souffle-t-il. Firmin se rend compte. Il se lève, décroche le cadre, démet la vitre, prend le sac, le plie en quatre et le glisse dans la poche de sa veste. Ce sac, c’est son trophée. Il ne laissera jamais Abel oublier ce qu’il lui doit.

Il abandonne le cadre démonté sur le bureau d’un Abel abasourdi, range des documents dans sa mallette et enfile son manteau. Abel lui serre mollement la main. Décidément, la vie aurait été bien différente si c’était lui qui avait rencontré l’ingénieur.

« Tu n’aurais pas compris quoi faire » lui lance Firmin avant de passer la porte.

La DS quitte le parking dans l’animation de la relève des équipes. La route descend vers la ville qui se déploie entre les collines verdoyantes parsemées d’arbres en fleur. Le clocher néogothique pointe au milieu de la masse compacte des tuiles rouges. Firmin a toujours aimé regarder la petite cité depuis les hauteurs environnantes. La voiture pénètre dans la ville et passe devant la mairie. Le bâtiment affiche fièrement sa devise. Surgit ad futura. Tourné vers le futur. Le monument aux morts se dresse juste devant.  

Firmin regarde sa montre. Il est 23h30 à Hong-Kong. Dans quelques jours, il y rencontrera le gouverneur. Sir Murray MacLehose est un homme incontournable pour qui veut se développer en Asie. La DS se gare le long du cimetière. Les graviers crissent sous le cuir des chaussures de Firmin. Devant la tombe de ses parents, il sort le sac plastique de sa poche et le froisse entre ses doigts. Il a toujours aimé ce léger bruissement. Demain, il déposera le pochon dans son coffre à Paris, à côté de la pelote de ficelle d’ortie qu’il avait tissée pour le bracelet de Myriam. Ce coffre est le mausolée de ses rêves de jeunesse et de ses belles réussites. L’avenir ne s’enferme pas derrière une porte blindée.

Sur la route vers Paris, Il était une fois chante J’ai encore rêvé d’elle. Firmin éteint l’autoradio.