Assumer le silence

Borda de Lia Rodrigues transforme le silence en un partenaire de danse, rendant chaque bruit de la salle partie intégrante du spectacle. Entre lenteur hypnotique et explosion carnavalesque, le voyage est sensoriel. Personne ne reste indifférent.

Un spectacle de danse sans son, ça crée un certain malaise. Pourtant, assumé et travaillé, ce silence devient hypnotique, chaque mouvement est scruté, de références picturales en rappels du cinéma muet, la danse devient théâtrale.

D’abord, la salle est plongée dans le noir.  Une forme blanche se distingue à peine dans la pénombre du plateau. Le public bruisse de murmures. Incompréhension. Mécontentement. Abattement de se retrouver coincé dans ce silence inattendu. Chut ! Répondent ceux que cette scène sans bruit, et presque sans mouvement, ne dérange pas.

La forme bouge à peine. Elle prend vie. Elle gonfle et s’étire dans une lenteur aussi lourde que l’absence de musique. Chaque quinte de toux emplit l’espace. Chaque croisé ou décroisé de jambe. On entend jusqu’aux gargouillis d’estomac.

Je repense alors à cette émission de radio où une journaliste s’extasiait du silence régnant dans un réserve ornithologique. « Je ne trouve pas cela silencieux », avait répondu le spécialiste des oiseaux en face d’elle. Nous, auditeurs qui n’avions pas l’image, entendions en effet les cris des volatiles, le sifflement du vent et les vagues qui se fracassaient au loin.

Le silence, avec huit cents personnes dans une salle, n’existe pas. Il me semble alors que ces bruits sont autant de perturbations qui font partie du spectacle. Pas de musique mais la présence sonore d’un humanité plurielle.

Sur la scène, une grande bâche en plastique blanc attrape la lumière. Roulée, froissée ou tendue, elle évoque une chrysalide étrange et fantastique. Hypnotique. Les bruits du public sont les signes uniques de l’humanité présente dans la salle. On sait que des danseurs respirent sous la masse de plastique et de tissu, que leurs cœurs battent, que leurs muscles sont crispés dans d’interminables pauses ou des mouvements d’une lenteur extrême. Mais aucune forme humaine ne se dégage, laissant toute la place à une imagination contemplative.

Petit à petit, des visages apparaissent. Tâches sombres dans la blancheur originelle. Dans le public, les quintes de toux se sont espacées. Comme si chacun avait enfin trouvé sa place dans ce spectacle aux portes de l’irréel.

Borda, de la brésilienne Lia Rodriguez, est un spectacle qui joue avec les limites. Entre le surnaturel et le banal (la bâche en plastique), entre le magique et l’ordinaire (les visages des danseurs exacerbent des émotions humaines bien connues), entre la vie et la mort, entre la douceur et la violence, entre l’ailleurs et l’ici, entre l’autre (les danseurs) et nous, entre l’amour et la haine, entre les corps voilés et la peau nue.

Le silence est remplacé par les froissements du plastique. Puis des murmures et des plaintes humaines, à peine audibles. Les pleurs d’un bébé. Enfin, les corps des danseurs rebondissent à travers toute la scène, les pieds claquent, les cuisses frappent, les mains clapent. Le tapage de la vie envahit la salle. Les tousseurs sont enfin inaudibles.

Quand les tambours résonnent pour la première fois, le silence est déjà loin. La fin du spectacle est un feu d’artifice. Les costumes prennent des couleurs, brillent de mille paillettes. On est au carnaval de Rio. On est dans le foisonnement magique de la forêt tropicale. On est dans une tribu ancestrale. Dans un chamanisme joyeux et exaltant.

Photo de Sammi Landweer, prise sur le site de l’Azimut.

Enfin, la troupe se resserre, se ramasse littéralement puisque tous les éléments qui ont volé à travers la scène sont regroupés, réinsérés dans la grande bâche en plastique blanc. Les danseurs disparaissent à nouveau sous une forme mystérieuse, surnaturelle. Ça et là, des tissus colorés lacèrent pourtant la blancheur initiale. Comme une trace de cette expérience extraordinaire vécue avec les danseurs.

Leurs visage réapparaissent par-dessus la bâche. Dieux antiques scrutant les pauvres êtres humains depuis l’Olympe. Le noir revient. Seules scintillent encore les paillettes des coiffes extravagantes de nos dieux de pacotille. Flammes d’esprits malicieux que l’on envie de suivre dans la nuit.

Le silence revient. Et l’on hésite un peu avant d’applaudir. On n’a pas vu le temps passer. Est-ce vraiment fini ?

Alors, la salle explose de viva. Quand le rideau tombe, les commentaires fusent. Les enthousiastes et les dubitatifs. Ceux qui se sont laissé emporter. Ceux qui n’ont pas compris l’histoire. Faut-il une histoire pour être embarqué dans des émotions ? Une chose est sûre, personne n’est resté indifférent.

Borda, de Lia Rodrigues, c’était à l’Azimut le mercredi 24 septembre 2025 dans le cadre du festival Paris d’Automne.

Pour voir plus d’images du spectacle (j’en ai piqué deux de Sammi Landweer sur le site de l’Azimut), je vous conseille de consulter la galerie de photos du même artiste sur le site du Théâtre de Chaillot.

L’art et la danse

Nuit européenne de musées. Le temps est doux alors que nous attendons pour entrer au musée d’art moderne de Paris. MAM pour les intimes. La nuit est encore loin et les filles jouent à l’ombre des arbres le long du parapet qui remonte l’avenue du président Wilson vers le Trocadéro.

A peine entrés des applaudissements retentissent. D’où viennent-ils ? Non, il ne faut pas les suivre. En cette nuit spéciale, le MAM accueille les danseurs du Centre national de danse contemporaine d’Angers. Or ils changent de scène au gré de l’arrangement à l’apparence aléatoire de Robert Swinston, traversant tout le musée. Alors, suivre un itinéraire pictural, des œuvres de Fautrier aux collections permanentes, ou repérer une scène et profiter de cette danse qui vient bousculer la tranquillité du musée ?

Dans un premier temps, nous choisissons une salle où doivent se produire les danseurs. La scène est délimitée par une bande de scotch clair au sol. Au mur, trois peintures de Pierre Bonnard. Femme à sa toilette, Nu dans le bain et Le jardin. En face, le public se masse silencieusement. Beaucoup d’enfants.

Puis les danseurs aux pieds nus silencieux se faufilent sur les côtés. Ils entrent en scène un à un, tout de noir vêtus. On oublie les tableaux de Bonnard pour ne se concentrer que sur eux. Leurs gestes gracieux se cassent à la perfection dans les chorégraphies de Merce Cunningham. Ils se regroupent puis s’étirent, s’élancent en silence, tombent et se rattrapent, pointes de pieds, jambes tendues, puis les corps se plient et se replient encore. Nous sommes subjugués.

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Ils partent rapidement vers leur prochaine étape. Et nous choisissons de profiter de La fée électricité de Raoul Dufy avant que cette salle ne ferme pour travaux.

Nous entrons littéralement dans cette peinture de 1937 qui glorifie l’invention de l’électricité. Au centre, la première centrale électrique est surmontée des Dieux de l’Olympe. A droite, la vie et les grands penseurs avant la découverte de l’électricité. A gauche, la vie moderne et ses inventeurs, catalysés par la fée électricité qui éclaire la nuit de mille lumières.

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La salle est vide. Les filles s’amusent à se raconter des histoires en fonction des expressions des personnages et des scènes de la vie qui s’entrelacent. De nouveaux visiteurs arrivent, de plus en plus nombreux, qui ne repartent pas, voire s’installent à même le sol au centre de la pièce. Effectivement un scotch barre le sol du fond de la salle. Les danseurs vont certainement venir. Nous nous asseyons nous aussi, au premier rang. Les danseurs doivent arriver dans 35 minutes. Mais cette œuvre monumentale nous envouterait bien plus longtemps encore.

A l’heure dite la salle est comble. Tout le monde est serré, assis par terre dans la pénombre. La lumière semble venir directement de la peinture de Dufy. Derrière nous des voix s’élèvent. A droite, une femme baragouine du yaourt anglais. A gauche, une autre semble lui répondre en allemand. Une sorte de, puisque là encore les mots se perdent dans des sons que l’on ne peut pas identifier.

Arrivées à hauteur de la limite de la scène, les deux femmes se mettent à chanter. Les voix semblent porter les danseurs qui arrivent les uns derrière les autres. Quelques accords dissonants viennent régulièrement casser une harmonie précaire. A l’instar des danseurs qui ont parfois des gestes saccadés, cassés ou à l’envers. Comme une machine folle qui s’intègre parfaitement à la modernité de la peinture de Dufy.

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A la fin de la performance les filles accusent un coup de fatigue. Mais elles sont enthousiastes, comme nous. Quelle chance d’avoir été au centre de cette salle pour voir évoluer les danseurs au premier rang. La peinture a pris vie pendant les 17 minutes de la danse. Magique.

Il est tard. Mais l’exposition Jean Fautrier « Matière et lumière » se termine le lendemain. J’ai envie de la voir, même trop vite. Nous la faisons en sens inverse car les danseurs sont maintenant dans la première salle de cette expo. Impossible de passer. Nous croisons une des visites guidées gratuites. Trop tard pour glaner quelques informations. La patience des filles atteint ses limites. Et elles ont du mal avec la matière un peu brute que Fautrier pose sur ses toiles. Moi j’ai beaucoup aimé ses paysages et sa façon de ne garder que l’essence des objets, mais aussi des gens, comme dans le portrait intitulé Sarah.

De ses personnages aux visages verdâtres et aux larges mains violettes, j’aurais aimé avoir plus d’explications.

Mais ce soir, nous étions dans l’émotion de l’art, pas dans les explications. Il avait bien fallu faire un choix. Or l’émotion ne se rattrape pas en lisant un livre.

Et nous sommes rentrés avec des étoiles d’électricité dans les yeux !