Novembre 2021. Sylvie tape le code de l’alarme et ferme la porte du Picard. Le parking est désert. Le crachin brille dans le halo des lampadaires. Le 197 tourne au bout de la rue. Elle court un peu pour ne pas le rater. Elle est seule à l’arrêt de bus. Le chauffeur tourne à peine la tête et referme rapidement les portes. Au fond du bus, trois jeunes filles rient en regardant leurs téléphones. Sylvie toise son reflet dans la fenêtre. Les poches sous les yeux. Les petits ruisseaux de rides. Mais, toujours, la douce clarté de ses yeux bleus qui avait séduit Gilles. Une autre époque. Elle rabat les paupières sur ses souvenirs.

En bas de la tour des Tournesols, elle salue la bande de garçons qui fument sur les blocs de ciment. Quand l’ascenseur est en panne, ce sont eux qui l’aident à monter ses courses jusqu’à son nid du dernier étage. Trois pièces aux murs d’un blanc défraîchi qui avaient accueilli sa solitude quand Gilles l’avait quittée quinze ans auparavant. Il avait gardé sa belle résidence et sa particule. Il avait même réussi à faire annuler leur mariage et avait ainsi pu retourner à l’église avec sa nouvelle épouse. Un an après, elle était enceinte. Sylvie en avait été malade.
Heureusement, elle avait pu compter sur la présence de Colette, petite bonne femme aux cheveux courts doucement ondulés et aux dents du bonheur qui lui donnent un air perpétuellement jeune depuis quatre-vingt-sept ans. Colette partage avec Sylvie le palier du quatorzième et dernier étage. La vieille dame y a installé de nombreuses plantes, sorte de canopée urbaine secrète.
Sylvie pousse la porte de son appartement. Elle accroche son manteau gris dans la penderie de l’entrée et allume l’une après l’autre les guirlandes colorées qui illuminent son nid à la nuit tombée. Elle jette un regard paisible sur les lumières de la ville qui s’étalent à perte de vue sous ses fenêtres, se sert un verre de vin blanc et se dirige vers une petite pièce tout au fond de l’appartement. Elle retrouve sa dernière toile en cours de travail sur le grand chevalet en chêne. Rare souvenir des cadeaux somptueux que lui faisait son mari à l’époque où il aimait qu’elle ait des envies artistiques.
Elle dépose la peinture onctueuse sur la palette où se mélangent plusieurs couches de couleurs. Enfin, le pinceau glisse sur la toile et Sylvie oublie la grisaille, l’enfant qu’elle n’a jamais eu et les humiliations de la vie. Soudain, la sonnette retentit.
Colette est sur le palier. Elle est venue regarder les résultats du Super Tirage sur l’ordinateur de Sylvie. Elle n’a jamais réussi à se mettre à l’informatique. Elle profite du portable de Sylvie pour ses démarches administratives et, surtout, pour jouer au loto depuis que le buraliste du quartier a fermé. Sylvie allume son écran et leur sert à chacune un cognac. Elle entre les chiffres de Colette dans le simulateur. Aucun gain. Puis elle tape les siens et clique sur le bouton « simuler ses gains ». 30 millions d’euros.
Elles n’en reviennent pas. Croient à un bug. Refont trois fois la manip. Le montant est tellement énorme qu’elles restent muettes. Puis elles se mettent à hurler comme deux enfants excitées.
« Tu vas en faire quoi ? » demande Colette soudain sérieuse.
Sylvie n’en a aucune idée.
Elles décident de profiter de la nuit pour retrouver leurs esprits. Dans les deux appartements du dernier étage des Tournesols, personne ne dort vraiment. Colette craint de perdre son amie. Avec tout cet argent, elle va repartir vers les beaux quartiers. Mais de son côté, Sylvie n’oublie pas la pédanterie de son mari, son mépris pour les pauvres. Elle ne veut pas retrouver ce monde hypocrite et arrogant.
Au petit matin, Sylvie se lève comme d’habitude pour aller travailler. Elle glisse une petite lettre sous la porte de Colette. Rendez-vous ce soir pour un remue-méninge à trente millions d’euros. Au magasin, Sylvie a du mal à se concentrer. Les sautes d’humeur du gérant l’agacent. La cliente qui râle parce qu’il n’y a plus de cubes de tomates à l’italienne. Celui qui vérifie la provenance de tous les poissons, gardant les produits trop longtemps en-dehors des congélateurs.
Pourtant, elle ne saurait pas l’expliquer, cette vie lui plaît. Les gens sont réels, leurs petits travers donnent de la saveur au quotidien. Ce sont eux qu’elle brosse dans ses peintures. La main de la petite fille tendue vers celle de son papa, si grand, si maladroit, tellement aimant. Cette dame qui, un jour de mai, dansait sur la place du marché, des fleurs en tissu dans ses cheveux gris, une jupe longue colorée qui tournait au rythme d’un saxophoniste de rue. Cette femme assise sur un banc dans le petit parc derrière la mairie, un livre à la main, dans l’ombre douce d’un grand magnolia. Ce vieux en pantalon de flanelle et bretelles sur son marcel blanc.
Sylvie prend parfois les gens en photo avec son téléphone. En croque d’autres dans un petit carnet qu’elle garde constamment dans son sac. Une fois chez elle, sa peinture est frénétique. Elle n’utilise que les trois couleurs primaires et du blanc. Elle aime les mélanger jusqu’à obtenir la juste teinte. Parfois, elle se laisse surprendre par une nuance inattendue. Quatre tubes pour des centaines de toiles qu’elle entasse dans son petit appartement et dans celui de Colette. Des centaines de toiles qui prennent la poussière loin de tout public.
Quand elle monte dans le bus ce soir-là, Sylvie ne peut s’empêcher de sourire au chauffeur. Elle surprend les regards interrogateurs qu’il lui jette pendant tout le trajet. Pour la première fois depuis des années, elle se sent belle. Elle sourit toujours quand elle croise les garçons en bas de l’immeuble. Ils la charrient gentiment, lui disent que ça lui va bien, lui demandent si elle est amoureuse. Sylvie a hâte d’annoncer son idée à Colette.
Elles s’assoient autour de la petite table en Formica jaune dans la cuisine de Colette. Elles chuchotent comme deux comploteuses. Sylvie se lance. « Je vais acheter mes toiles ». Colette ne comprend pas. Sylvie explique. Son idée n’est qu’une ébauche. Elle n’est sûre que d’une chose, elle ne veut plus changer de vie. Elle aimerait cependant que son art soit reconnu. Comment faire sans soutien, sans contact ? Gilles, lui, connaissait des galeristes, des collectionneurs et des directeurs de musées. Elle a gardé des noms et des numéros de téléphone. Impensable cependant de les appeler. Elle n’est plus personne depuis que Gilles l’a éjectée de sa vie. Elle n’est pas prête à essuyer les refus et la morgue des puissants.
Pourtant, quand elle voit les œuvres de certaines galeries, elle est persuadée qu’elle y aurait sa place. Alors, avec tout cet argent, elle a décidé de faire monter sa côte. D’abord, Colette va devenir une importante collectionneuse. Elle achètera des œuvres d’artistes reconnus. Un David Hockney, une sculpture d’Ai Weiwei, une peinture gigantesque de Jenny Savile, une saucisse d’Erwin Wurm… Quand elle sera connue dans le milieu, elle investira dans de jeunes artistes et des artistes méconnus. Comme Sylvie Sallon, dont elle s’entichera avec enthousiasme. Alors, les galeristes se bousculeront pour l’exposer.
Colette regarde son amie avec tendresse. Elle vient de gagner des millions et ne pense qu’à devenir célèbre. Comme une revanche sur son ancienne vie, sur la famille bourgeoise de son ex, sur le paradis perdu. Elle n’aurait pas choisi d’utiliser autant d’argent comme ça. D’un autre côté, qu’aurait-elle fait d’une telle somme, elle qui arrive à la fin de sa vie ? Elle n’a même pas d’enfant à qui léguer un tel pactole. Tout comme Sylvie. Colette, elle, l’a toujours bien vécu. Avec Roger, ils se sont toujours satisfaits de leur vie à deux. Mais ce regret d’enfant écrase Sylvie. C’est son infertilité qui a permis à Gilles de faire annuler le mariage. Sylvie ne lui suffisait pas. Il lui fallait un héritier.
Sylvie scrute la vieille dame. Elle s’attendait à partager son enthousiasme avec sa grande complice. Elle regarde l’appartement où Colette a toujours vécu avec son homme. Les photos sur les murs, les meubles démodés. Colette finira sa vie ici. Les souvenirs de son grand amour lui suffisent. Et elle, de quoi a-t-elle vraiment besoin ?
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Juin 2023. Sylvie branche l’alarme et ferme la porte du magasin. Le bus ralentit pour qu’elle ait le temps de monter. Le chauffeur la salue avec complicité. Elle le retrouvera à la fin de son service pour une séance de cinéma. François aime les comédies romantiques, les pizzas et le rugby. Sylvie dort chez lui trois nuits par semaine. Le reste du temps, c’est lui qui vient chez elle. Il aime beaucoup ses tableaux. Il existe désormais de nombreux portraits de lui. Dans son bus, devant sa télé avec une bière, au cinéma avec une larme au coin de l’œil. Sylvie le peint avec amour.
S’il lisait les magazines artistiques, François se reconnaîtrait dans les articles qui se multiplient sur cette fabuleuse artiste encensée par la critique, Sylvie Sallon. Autodidacte révélée à cinquante-cinq ans. On ne sait presque rien d’elle. Seulement qu’elle a créé une fondation pour amener l’art dans les QPV, ces quartiers prioritaires de la ville largement abandonnés par les politiques publiques.
Un journaliste, une fois, est arrivé jusqu’au magasin Picard où travaille une certaine Sylvie Sallon. Il l’a suivie à la sortie du travail jusqu’à son domicile. Au chaud dans sa voiture, il n’a pas reconnu le visage du chauffeur de bus emblématique de l’œuvre de l’artiste. En bas des tours tristes, une bande de jeunes zonait dans les escaliers. Le journaliste n’a pas osé descendre de sa Zoé. Il a rayé cette Sylvie Sallon de sa liste et entrepris de chercher la suivante. Une pharmacienne dans le Pas-de-Calais.
Alors qu’il redémarrait, il croisa une vielle dame tirant un caddie décrépi. Son visage lui rappelait vaguement quelqu’un. Il ne fit pas le lien avec la grande collectionneuse d’art, Colette Santini.
Dans son nid au dernier étage, Sylvie avait déjà déposé ses quatre couleurs sur sa palette.
