La nouvelle de mois – Zut de flûte en si bémol

Airelle regarda le formulaire CERFA 12100 02 pour renouveler son passeport. Nom. Prénom. La première ligne de tous les documents administratifs. Poisson Airelle. Un nom qui sonnait comme une recette de cuisine. Tarte aux airelles, sauce aux airelles, confiture d’airelles, noix de Saint-Jacques aux airelles, raie en sauce aux airelles, Poisson Airelle. Bon appétit.

On pouvait penser à des parents étourdis qui, obnubilés par le choix du prénom, en avaient oublié l’enjeu de l’accoler au nom de famille. Mais les sœurs d’Airelle s’appelaient Cerise et Mirabelle. La récidive n’autorisait aucun doute. D’ailleurs, la mère d’Airelle, Amandine, ne s’en cachait pas. Quand elle avait épousé Olivier, ce fût une évidence, leur famille serait un verger ensoleillé. Le couple était chanceux. Ils n’eurent que des filles. C’eût été plus délicat d’appeler son enfant Abricot ou Kiwi.

Airelle, Cerise et Mirabelle n’ont pas souffert de leurs patronymes de menu gastronomique. Grâce à la bonne humeur et à l’imagination de leurs parents, les railleries de cours de récré ont été collectionnées telles des trophées rares. Les plus belles trouvailles étaient récompensées. Olivier se rendait alors en personne à la sortie de l’école pour remettre des médailles en papiers colorés aux moqueurs les plus inventifs. Son uniforme de pilote au plis nets, les ailes dorées sur sa casquette officielle, les rangées de galons sur les manches et la veste croisée impressionnaient les plus railleurs, faisaient perdre leurs mots aux persifleurs et anéantissaient les velléités malveillantes. Certains plaignaient même la pauvre Airelle qui, en plus de porter un nom à la saveur si surprenante, vivait avec cet homme impressionnant dont l’uniforme augurait une certaine rigidité.

Olivier était pourtant un homme d’une extrême douceur, un doux rêveur, un poète dessinateur et musicien qui n’avait embrassé une carrière dans l’aéronautique que pour vagabonder dans le ciel et rassurer ses parents, inquiets des années durant, de le voir la tête dans les nuages plutôt que dans ses livres. Enfant, il marchait souvent le nez en l’air, rêvassait pendant les cours, dessinait dans ses cahiers et jouait du piano, de la guitare et du violon. Comme ses parents exigeaient de leur six enfants une éducation couvrant toutes les compétences, Olivier avait aussi été contraint de pratiquer un sport. Il avait choisi le saut en hauteur, époustouflé par les performances de Dick Fosbury avec son incroyable rouleau dorsal. Olivier remporta quelques coupes locales et le saut en hauteur fût son tremplin pour intégrer l’École Nationale de l’Aviation Civile. La notoriété de la famille Poisson, qui comptait d’anciens titres de noblesse, des légions d’honneur et autres distinctions républicaines, en plus d’un certain succès dans les affaires, fit le reste.

Avec ses filles, Olivier avait abandonné quelques traditions familiales. Elles ne le vouvoyaient pas, il ne leur imposait rien et toutes les extravagances étaient permises. La rêverie et la poésie étaient un art de vivre dans la belle meulière qui accueillait sa famille fruitée. Sa sensibilité bienveillante et généreuse fût parfois mise à l’épreuve par les frasques de ses trois filles. Notamment quand, âgée de quatre ans, Airelle se passionna pour la trompette. Personne ne comprit l’origine de ce que l’on prit au début pour une lubie d’enfant. Chacun échafauda sa propre théorie. On soupçonna une trompette en plastique oubliée dans une chambre, un concert de Maurice André où son oncle l’aurait amenée, un disque de Miles Davis lors d’une fête de famille…

Quand elle eut sept ans, il fallut se rendre à l’évidence. Airelle n’avait qu’une passion dans la vie, cet instrument dont Louis Amstrong obtenait des mélodies vibrantes, à la sonorité à la fois métallique et moelleuse. Airelle avait déniché une vieille trompette de cavalerie dans le grenier de la maison de son grand-père et s’évertuait à en sortir des sons malheureusement plus métalliques que moelleux. Il était temps qu’elle suive des cours.

L’engouement d’Airelle pour la trompette ne cessa jamais. Elle adopta aussi le bugle, dont le timbre plus grave et velouté s’accordait parfaitement avec son imagination moutonneuse. L’esprit d’Airelle rappelait à Olivier ces vagues d’altocumulus qui, par un beau matin d’été chaud et humide, annoncent des orages en fin d’après-midi. Airelle rêvassait le matin, soufflait le chaud et le froid au déjeuner et éclatait en colères soudaines et fulgurantes en fin de journée. La trompette canalisa son énergie, modelant son souffle dans des mélodies personnelles, mélangeant des airs classiques, de jazz et de bossa nova.

Airelle enchaîna les stages, remporta des concours, apprit auprès des plus grands maîtres et intégra le conservatoire de Paris. Elle gardait constamment dans sa poche l’embouchure de sa trompette en si bémol. Ainsi conservée à bonne température, elle était toujours prête à accueillir les lèvres d’Airelle. Souvent, la jeune femme se contentait de souffler dans son embouchure. Elle reconnectait alors avec les sensations des muscles autour de sa bouche, calmant ses angoisses dans une gamme en do majeur, apaisant ses frustrations dans un glissando de sirène, rassérénant son esprit dans des gammes en tierce ou en septième.

Elle obtint rapidement une reconnaissance de ses pairs, puis de l’ensemble du monde du jazz et, enfin, de l’ensemble du monde tout court. Elle voyageait de concert en représentation, d’enregistrement en résidence d’artiste, de dédicaces en master classes. Au Brésil, elle rencontra Joao Bernardes, moustache et taille fines, cheveux longs et lunettes rondes, lèvres charnues et regard de miel. Elle ondoya au rythme de sa musique suave et tropicale, modulant sa trompette pour accompagner son chant, chaloupant de plaisir quand leurs corps s’effleurèrent enfin, un soir de décembre à Salvador de Baia.

De cette relation intense et fugace naquit un petit garçon qu’elle baptisa Benjamin et que tout le monde appela Petit Ben. Il grandit dans la douceur cuivrée de la musique de sa mère, traversant l’atlantique une fois par an pour danser au rythme délicieux de la saudade de son père. Petit Ben restait chez ses grands-parents quand Airelle devait voyager loin mais elle ne s’éloignait jamais très longtemps de son fils. Il parla très tôt français y mélangeant rapidement du portugais. Espiègle et brillant, il n’aimait rien moins qu’expérimenter le monde qui l’entourait. Airelle rangea ses cuivres sur les étagères les plus hautes, mais il n’était pas rare qu’elle retrouve l’enfant en train de souffler dans une embouchure. Lassé de n’en sortir aucun son réellement audible, il jetait l’objet au sol dans un fracassant « zut de flûte » qui attendrissait sa mère. Il avait cinq ans et n’était pas loin de réussir à jouer lui aussi de la trompette.

« Zut de flûte » ponctuait la vie de Petit Ben. Quand il échouait à faire ses lacets. Quand il cassait un verre. Quand il tombait de la balançoire. Quand le pigeon qu’il voulait attraper s’envolait au dernier moment. Quand il dépassait de son coloriage. Quand il devait aller se coucher. Quand sa maman lui annonçait un nouveau voyage. Elle lui montrait les pays sur le globe terrestre qu’elle avait acheté pour lui. Il feuilletait les pages de son passeport où s’entassaient les visas d’entrée et de sortie de pays plus ou moins connus. Il jouait à en créer de nouveaux dans un carnet à dessin où le mot « passeport » s’étalait en lettres bâtons inégales sur la première page.

Récemment, Airelle avait retrouvé un de ces carnets abandonné sous le canapé. Elle passa la main sur sa couverture colorée avant de terminer de remplir le formulaire de renouvellement de son passeport. Elle détestait les formulaires. Elle se remémora cette époque où un ministre qui n’avait pas déclaré ses revenus s’était caché derrière une prétendue phobie administrative. Elle avait compati, même si elle se doutait qu’un ministre avait suffisamment d’assistants et de conseillers pour lui rappeler ce genre de détail. Elle sourit.

Airelle n’aimait pas les règles, les cases, les frontières. Elle appréciait le jazz pour sa liberté de ton et de jeu. Adolescente, ses parents l’avaient laissé vivre sa passion sans la restreindre alors que son grand-père aurait préféré qu’elle suive des études la menant à un vrai métier. Amandine et Olivier avaient toujours soutenu ses prises de position. Quand elle avait dix ans, ils avaient ainsi accepté qu’elle refuse d’embrasser tantes, cousins, grands-parents et camarades de classe. Elle avait choisi la poignée de main et s’avançait bras tendu, souriante mais opiniâtre, empêchant tout bisouillage non désiré. Plus tard, alors que ses amies gloussaient en flânant devant les vitrines des grands magasins, elle avait toujours préféré s’isoler au cimetière du Père Lachaise où sa famille avait une concession. Elle s’asseyait sur la pierre mousseuse, sortait son embouchure de la poche de sa veste et laissait la mélodie suivre l’inspiration du moment. Quand l’automne s’annonçait, les tombes se couvraient des feuilles dorées d’un ginkgo plus que centenaire, rappelant le lustre de son instrument.

Mais à cette saison, les petits éventails de l’arbre se déployaient à peine en touches vert tendre sous un soleil frileux. Airelle cliqua sur le bouton pour envoyer son formulaire et referma son ordinateur. Elle enfila son grand manteau en laine jaune, s’enroula dans une écharpe en cachemire, jeta son téléphone portable, ses clés et son portefeuille dans le sac en cuir camel de son instrument et glissa une embouchure dans sa poche. Elle ferma la porte de son appartement et décida de marcher jusqu’au cimetière.

Elle remonta l’allée des Thuyas et s’assit sur la pierre humide. Elle caressa la plaque récemment vissée à côté de toutes celles de ses ancêtres plus ou moins illustres.

« Benjamin Poisson, dit Petit Ben. 2009-2016. Zut de flûte »

Airelle ferma les yeux et laissa la trompette guider ses sentiments en si bémol.

Le gardien du cimetière écouta la mélodie mélancolique et tendre de la trompette. Il avait une affection particulière pour cette tombe à l’épitaphe si singulière.

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